Conférence de Presse du Général de Gaulle,
Palais de l’Elysée, 4 Février 1965
Question – M. le Président, en
changeant en or une partie de ses avoirs en dollars, la France a
provoqué certaines réactions qui ont fait apparaître les défauts du
système monétaire actuel. Etes-vous partisan de réformer ce système, et,
si oui, comment ?
Réponse (De Gaulle) - Je vais
tâcher d'expliquer ma pensée sur ces points, A mesure que les États de
l'Europe occidentale, décimés et ruinés par les guerres, recouvrent leur
substance, la situation relative qui avait été la leur par suite de
leur affaiblissement apparaît comme inadéquate, voire abusive et
dangereuse. Rien, d'ailleurs, dans cette constatation n'implique de leur
part et, notamment, de celle de la France quoi que ce soit d'inamical à
l'égard d'autres pays, en particulier de l'Amérique. Car, le fait que
ces États veuillent, chaque jour davantage, agir par eux-mêmes dans tout
domaine des relations internationales procède simplement du mouvement
naturel des choses. Il en est ainsi pour ce qui est des rapports
monétaires pratiqués dans le monde depuis que les épreuves subies par
l'Europe lui firent perdre l'équilibre. Je veux parler - qui ne le
comprend? - du système apparu au lendemain de la Première Guerre et qui
s'est établi à la suite de la Seconde.
On sait que ce système avait, à
partir de la Conférence de Gênes, en 1922, attribué à deux monnaies, la
livre et le dollar, le privilège d'être tenues automatiquement comme
équivalentes à l'or pour tous paiements extérieurs, tandis que les
autres ne l'étaient pas. Par la suite, la livre ayant été dévaluée en
1931 et le dollar en 1933, cet insigne avantage avait pu sembler
compromis. Mais l'Amérique surmontait sa grande crise. Après quoi, la
Deuxième Guerre mondiale ruinait les monnaies de l'Europe en y
déchaînant l'inflation. Comme presque tontes les réserves d'or du monde
se trouvaient alors détenues par les États-Unis, lesquels, en tant que
fournisseurs de l'univers, avaient pu conserver sa valeur à leur propre
monnaie, il pouvait paraître naturel que les autres Etats fissent entrer
indistinctement des dollars ou de l'or dans leurs réserves de change et
que les balances extérieures des paiements s'établissent par transferts
de crédits ou de signes monétaires américains aussi bien que de métal
précieux. D'autant plus que l'Amérique n'éprouvait aucun embarras à
régler ses dettes en or si cela lui était demandé. Ce système monétaire
international, ce « Gold Exchange Standard », a été par conséquent
admis pratiquement depuis lors.
Cependant, il ne paraît plus
aujourd'hui aussi conforme aux réalités et, du coup, présente des
inconvénients qui vont en s'alourdissant. Comme le problème peut être
considéré dans les conditions voulues de sérénité et d'objectivité - car
la conjoncture actuelle ne comporte rien qui soit, ni très pressant, ni
très alarmant - c'est le moment de le faire.
Les conditions qui ont pu,
naguère, susciter le « Gold Exchange Standard » se sont modifiées, en
effet. Les monnaies des Etats de l'Europe occidentale sont aujourd'hui
restaurées, à tel point que le total des réserves d'or des Six équivaut
aujourd'hui à celui des Américains. Il le dépasserait même si les Six
décidaient de transformer en métal précieux tous les dollars qu'ils ont à
leur compte. C'est dire que la convention qui attribue au dollar une
valeur transcendante comme monnaie internationale ne repose plus sur sa
base initiale, savoir la possession par l'Amérique de la plus grande
partie de l'or du monde. Mais, en outre, le fait que de nombreux Etats
acceptent, par principe, des dollars au même titre que de l'or pour
compenser, le cas échéant, les déficits que présente, à leur profit, la
balance américaine des paiement, amène les États-Unis à s'endetter
gratuitement vis-à-vis de l'étranger. En effet, ce qu'ils lui doivent,
ils le lui paient, tout au moins en partie, avec des dollars qu'il ne
tient qu'à eux d'émettre, au lieu de les leur payer totalement avec de
l'or, dont la valeur est réelle, qu'on ne possède que pour l'avoir gagné
et qu'on ne peut transférer à d'autres sans risque et sans sacrifice.
Cette facilité unilatérale qui
est attribuée à l'Amérique contribue à faire s'estomper l'idée que le
dollar est un signe impartial et international des échanges, alors qu'il
est un moyen de crédit approprié à un Etat.
Évidemment, il y a d'autres conséquences à cette situation.
Il y a en particulier le fait
que les Etats-Unis, faute d'avoir à régler nécessairement en or, tout au
moins totalement, leurs différences négatives de paiements suivant la
règle d'autrefois qui contraignait les États à prendre, parfois avec
rigueur, les mesures voulues pour remédier à leur déséquilibre,
subissent, d'année en année, une balance déficitaire. Non point que le
total de leurs échanges commerciaux soit en leur défaveur. Bien au
contraire! Leurs exportations de matières dépassent toujours leurs
importations. Mais c'est aussi le cas pour les dollars, dont les sorties
l'emportent toujours sur les rentrées. Autrement dit, il se crée en
Amérique, par le moyen de ce qu'il faut bien appeler l'inflation, des
capitaux, qui, sous forme de prêts en dollars accordés à des Etats ou à
des particuliers, sont exportés au dehors. Comme, aux États-Unis même,
l'accroissement de la circulation fiduciaire qui en résulte par
contre-coup rend moins rémunérateurs les placements à l'intérieur, il
apparaît chez eux une propension croissante à investir à l'étranger. De
là, pour certains pays, une sorte d'expropriation de telles ou telles de
leurs entreprises.
Assurément, une telle pratique a
grandement facilité et favorise encore, dans une certaine mesure,
l'aide multiple et considérable que les États-Unis fournissent à de
nombreux pays en vue de leur développement et dont, en d'autres temps,
nous avons nous-mêmes largement bénéficie. Mais les circonstances sont
telles aujourd'hui qu'on peut même se demander jusqu'ou irait le trouble
si les États qui détiennent des dollars en venaient, tôt ou tard, à
vouloir les convertir en or? Lors même, d'ailleurs, qu'un mouvement
aussi général ne se produirait jamais, le fait est qu'il existe un
déséquilibre en quelque sorte fondamental. Pour toutes ces raisons, la
France préconise que le système soit changé. On sait qu'elle l'a fait,
notamment, lors de la Conférence monétaire de Tokyo. Étant donné la
secousse universelle qu'une crise survenant dans ce domaine entraînerait
probablement, nous avons en effet toutes raisons de souhaiter que
soient pris, à temps, les moyens de l'éviter. Nous tenons donc pour
nécessaire que les échanges internationaux s'établissent, comme c'était
le cas avant les grands malheurs du monde, sur une base monétaire
indiscutable et qui ne porte la marque d'aucun pays en particulier.
Quelle base ? En vérité, on ne
voit pas qu'à cet égard il puisse y avoir de critère, d'étalon, autres
que l'or. Eh ! oui, l'or, qui ne change pas de nature, qui se met,
indifféremment, en barres, en lingots ou en pièces, qui n'a pas de
nationalité, qui est tenu, éternellement et universellement, comme la
valeur inaltérable et fiduciaire par excellence. D'ailleurs, en dépit de
tout ce qui a pu s'imaginer, se dire, s’ écrire, se faire, à mesure
d'immenses événements, c'est un fait qu'encore aujourd'hui aucune
monnaie ne compte, sinon par relation directe ou indirecte, réelle ou
supposée, avec l'or. Sans doute, ne peut-on songer à imposer à chaque
pays la manière dont il doit se conduire à l'intérieur de lui-même. Mais
la loi suprême, la règle d'or - c'est bien le cas de le dire - qu'il
faut remettre en vigueur et en honneur dans les relations économiques
internationales, c'est l'obligation d'équilibrer, d'une zone monétaire à
l'autre, par rentrées et sorties effectives de métal précieux, la
balance des paiements résultant de leurs échanges.
Certes, la fin sans rudes
secousses du « Gold Exchange Standard », la restauration de l'étalon
-or, les mesures de complément et de transition qui pourraient être
indispensables, notamment en ce qui concerne l'organisation du crédit
international à partir de cette base nouvelle, devront être concertées
posément entre les Etats, notamment ceux auxquels leur capacité
économique et financière attribue une responsabilité particulière.
D'ailleurs, les cadres existent déjà où de telles études et négociations
seraient normalement menées. Le Fonds monétaire international, institué
pour assurer, autant que faire se peut, la solidarité des monnaies,
offrirait à tous les Etats un terrain de rencontre approprié, dès lors
qu'il s'agirait, non plus de perpétuer le « Gold Exchange Standard »,
mais bien de le remplacer. Le « Comité des Dix », qui groupe, aux côtés
des États-Unis et de l’ Angleterre, d'une part la France, l' Allemagne,
l'Italie, les Pays-Bas et la Belgique, d'autre part le Japon, la Suède
et le Canada, préparerait les propositions nécessaires. Enfin, il
appartiendrait aux Six États qui paraissent en voie de réaliser une
Communauté économique européenne d'élaborer entre eux et de faire valoir
au-dehors le système solide que recommande le bon sens et qui répond à
la puissance renaissante de notre Ancien Continent.
La France, pour sa part, est
prête à participer activement à la vaste reforme qui s'impose désormais
dans l'intérêt du monde entier.
Charles de Gaulle
Extrait de "Discours et Messages" - Charles de Gaulle - Plon, 1970 - pages 330 à 334
Source : www.24hgold.com