Crise financière : Combien de Fukushima dans le tuyau ?
Les grands médias et la télé de ce pays font
depuis plusieurs mois plutôt dans l’optimisme prudent: hors zone euro,
les États-Unis, le Royaume-Uni et le Japon ont laissé largement ouvertes
les vannes du crédit, améliorant perspectives de croissance, d’emploi
et de déficit budgétaire.

Même dans la zone euro, plus restrictive en termes de politiques monétaire et budgétaire en raison d’un « conservatisme allemand »
qu’on déplore plus ou moins discrètement selon les sensibilités, on
constate un début de sortie de crise pour plusieurs pays européens du
Sud en voie de rétablir leur compétitivité externe et leur balance
commerciale, une légère amélioration des perspectives de croissance pour
la quasi-totalité des pays de l’Union, une remarquable sagesse des taux
obligataires français et européens, des bourses relativement
florissantes, avec pour la France un CAC qui caracole gaillardement
autour des 4200 points présentés comme une performance, une union
bancaire qui progresse.
Le sentiment vendu au public est que le plus dur
est passé, que la crise est derrière nous, que les efforts commencent à
payer, et que, d’ici quelques années, il n’y paraîtra plus. Une lecture
un peu fine de certains médias révèle une situation, au minimum,
beaucoup plus nuancée, voire franchement alarmante.
Une inquiétude perce : les performances américaine, britannique,
japonaise sont financées, encore et encore, à crédit, c’est-à-dire sur
la base de la poursuite des politiques qui ont conduit le monde au bord
du gouffre lors de la crise des subprimes.
A titre d’exemple parmi beaucoup d’autres, divers organes de presse
présentaient à mi-décembre 2013 une étude du Cabinet AlphaValue
intitulée « Quelles banques sont des Fukushima en puissance ? ».
Cette alerte redonnait une actualité à un livre paru en octobre 2013
aux éditions du Seuil, écrit par un banquier, Jean-Michel Naulot,
intitulé Crise financière/ Pourquoi les gouvernements ne font rien/ Un banquier sort du silence.
Ce livre sans chichis, clair, raisonnable, sans passion idéologique,
donne froid dans le dos. Le présent article s’efforce de résumer les
grands thèmes de ce livre et leur évolution récente et d’en tirer
quelques réflexions sur l’Europe.
Quels problèmes ?
- Depuis le péché originel du 15 août 1971 qui a mis à bas le système
de Bretton Woods et enclenché l’ère des déficits non maîtrisés, des
changes variables et de la marchéisation tous azimuts, rien ne va plus :
surfant sur une vague puissante et généralisée de déréglementation sur
fond de progrès techniques accélérés en matière de télécommunications,
une innovation financière bourgeonnante a créé une série illimitée de
structures (hedge funds, dark pools), de pratiques (trading à haute fréquence) et de produits aux activités et noms ésotériques: credit default swaps (CDS), collaterized debt obligations (CDO), exchange-traded funds (ETF), contracts for difference (CFD), swaps, fonds à formule, droits carbone, etc.
- Ces instruments financiers appelés « produits dérivés », nés au
départ pour couvrir des risques de producteurs ou agents économiques
agricoles ou industriels liés à l’évolution du prix d’un sous-jacent
(action, obligation, monnaie, taux, indice, matière première, etc.), ont
très vite été détournés par les banques à des fins de spéculation,
donnant naissance à des transactions sans possession préalable du
sous-jacent (produits « nus »).
- Ces produits ont connu tout au long des années 1990 et jusqu’à la crise des subprimes
un développement fulgurant, sans contrôle, dans des marchés
essentiellement opaques et de gré à gré. L’empilement anarchique des
transactions, aggravé par une réglementation bancaire à la fois
tatillonne et pernicieuse (Bâle II, 2004) et l’irresponsabilité de
certaines politiques publiques, a produit une complexité, une opacité et
une fragilité systémique du système débouchant directement en 2007 sur
la crise des subprimes.
- La panique immense provoquée par l’éclatement de cette crise avait
débouché, au G20 de Londres d’avril 2009, sur une réaction de bon sens
de reprise en mains par les politiques : étaient visés institutions,
produits dérivés, fonds propres des banques, hedge funds, paradis fiscaux, rémunérations, agences de notation, règles comptables, matières premières. Vaste programme !
- Malgré quelques avancées initiales, notamment aux Etats-Unis
(Dodd-Frank Act, juillet 2010), en Grande-Bretagne (rapport Vickers) et
en Europe depuis la nomination de Michel Barnier début 2010 au poste de
commissaire au marché intérieur et aux services financiers, la
régulation financière reste très partielle et insuffisante. Selon
Naulot, à mi-2013, c’est seulement 25 et 34% du chemin qui étaient
parcourus, respectivement aux Etats-Unis et en Europe. Loin d’avoir
diminué, la financiarisation de l’économie a continué à progresser. La
bulle spéculative et la centrale nucléaire financière gardent de beaux
jours devant elles.
- Les actifs « pourris » achetés par les banques centrales ont
atteint, dans tous les grands pays, une taille telle (25 à 30% du PIB)
qu’elles nécessiteront, un jour ou l’autre, une recapitalisation par les
Etats déjà surendettés. Les Etats sauvés par leurs banques centrales
devront sauver ces dernières. On tourne en rond dans un mouvement
brownien à très haut risque.
- Quant aux encours de produits dérivés, on constate qu’au premier
semestre 2013 leur valeur notionnelle (faciale) dépassait son niveau
d’avant la crise des subprimes (693.000 milliards de dollars,
soit 10 fois le PIB mondial). L’encours de produits dérivés de BNP
Paribas (45.300 milliards de dollars) égale à lui seul 23 fois le PIB
français. « La finance mondiale est devenue une énorme centrale
financière bâtie en dehors de toutes normes de sécurité (…) Le
quasi-immobilisme des dirigeants politiques fait peser sur le monde la
menace de nouvelles catastrophes. Car les principaux foyers de crise
sont toujours actifs. La bulle spéculative continue de croître, les
banques centrales inondent le monde de liquidités, et les gouvernements
s’endettent chaque jour davantage. L’Amérique vit depuis bientôt un
demi-siècle à crédit. Elle a une dette publique et privée vertigineuse.
Quant à l’Europe, qui a la chance d’avoir un modèle social fondé sur les
valeurs de solidarité, elle est loin d’avoir trouvé une issue à la
crise de l’euro. »
Que faire ?
Le G20 de Londres a montré qu’en période de danger imminent une sorte
d’union sacrée pouvait, par réflexe de survie, produire un consensus
réformateur puissant et profond. L’idéologie, les divergences d’intérêt,
l’action des lobbies, la difficulté d’impulser des changements souvent
traumatisants viennent ensuite éroder la volonté réformatrice.
Reste qu’une ligne réformatrice ferme, constante, volontaire,
impatiente et tenace reste nécessaire, car l’avenir de la France et de
l’Europe en dépend. Nombre de réformes, quoique de nature très
technique, ne donnent pas lieu à consensus en raison de leur impact
économique et de l’hétérogénéité des intérêts entre blocs monétaires,
mais aussi à l’intérieur des 28 et de la zone euro.
D’autres réformes sont de nature plus politique et ajoutent au
handicap de leur coût économique celui de l’idéologie. On esquissera
ci-dessous quelques pistes, assez ou parfois même très audacieuses,
largement inspirées du chapitre 4 du livre de Naulot :
- Les quatre nouvelles autorités européennes de supervision (ESMA pour
les marchés financiers, EBA pour les banques, EIOPA pour les
assurances, ESRB pour le risque systémique) doivent recevoir tous les
moyens et appuis nécessaires à leur pleine efficacité. Elles doivent
également être protégées de l’intérieur de deux dangers : d’une part, le
travail de lobbying interne des Anglais, dont les intérêts ne
coïncident manifestement pas en ce domaine avec ceux de l’Europe
consolidée ; d’autre part, la résistance des autorités de régulation
nationales défenseuses de leur propre boutique (la fameuse
« compétitivité de place »). Dans ce domaine-là comme dans d’autres,
l’intérêt collectif doit absolument primer sur les intérêts nationaux
particuliers. Qu’on aime le nom ou pas, cela s’appelle plus de
fédéralisme.
- Les marchés dérivés, ces « armes de destruction massive » selon le
grand ennemi du capital qu’est Warren Buffet, doivent absolument rentrer
dans le rang, à coups de lattes s’il le faut ! A tout le moins, une
inversion de la proportion de contrats passés sur des plateformes
organisées et transparentes (actuellement 10%) et sur contrats OTC (de
gré à gré, actuellement 90%) doit être imposée dans des délais rapides,
sécurité du monde entier exige. Mais il faut aller beaucoup, beaucoup
plus loin, dans toutes sortes de directions (établissement de normes
obligatoires par le régulateur, déclaration de tous les produits,
fixation d’appels de marge, exigence de capitaux réglementaires comme en
matière de crédit, etc.).
- L’indépendance des banques centrales représente certainement un
progrès par rapport à la situation antérieure du « tout politique »,
mais la dépendance inverse envers les marchés est un écueil sérieux qui
mérite réflexion. Et le pilotage par la BCE du sauvetage des State
européens du Sud pose à terme problème, comme l’ont fait clairement (et
paradoxalement) remarquer la Cour constitutionnelle allemande et la
Bundesbank.
- Donnons acte à Michel Barnier, commissaire européen au Marché
intérieur, du travail accompli, malgré les oppositions très vives non
seulement des lobbies, mais également des gouvernements, gourmands de
compromis sur base d’intérêts différents et parfois divergents, City
oblige ! Par exemple, depuis novembre 2012, il est interdit en Europe
d’acheter des CDS souverains sans détenir de la dette souveraine. Comme
suggéré par Naulot, il faut aller plus loin et étendre cette
interdiction à toutes les catégories de dettes, en faire exclusivement
un produit de couverture. Voire, ce qui serait beaucoup plus
satisfaisant, efficace et radical, interdire tout simplement ce marché.
Voilà un objectif ambitieux pour l’Europe ! Mais il faudra pour cela
marcher sur le corps des Anglais !
- Le shadow banking, ou finance de l’ombre, regroupant un
ensemble très hétéroclite d’activités peu ou pas réglementées (fonds des
paradis fiscaux, hedge funds, prime brokerage,
prêts-emprunts de titres, certaines formes de titrisation), qui
représente entre un quart et la moitié de la finance mondiale, doit
faire l’objet d’une réglementation, par nature mondiale. La priorité
est, bien sûr, à la maîtrise des hedge funds, les plus
dangereux. Ceci apparaît certes comme une gageure, mais une doctrine
doublée d’un engagement ferme de l’Europe sur ce point serait une
avancée. Gros bémol : même commentaire que le précédent concernant les
Anglais !
- D’autres chantiers techniques doivent être poursuivis, approfondis
et menés à bien malgré les oppositions: réglementation des ventes à
découvert, limitation du rôle des banques sur les marchés de matières
premières à l’apport de liquidités et à la couverture des opérations de
couverture de leurs clients industriels, réduction des « dark pools », MTF (multilateral trade facilities)
et autres transactions de gré à gré portant gravement atteinte à la
lisibilité des marchés, encadrement ou interdiction pure et simple du
trading à haute fréquence, définition de normes comptables européennes
inspirées des normes IFRS, encadrement et responsabilisation des
agences de notation.
- Un petit nombre de pistes de réforme envisagées au G20 de Londres, à
cheval entre le technique et le politique en raison soit de leur
nature, soit de leur importance économique, ont peu ou pas progressé en
cinq ans : citons, par exemple, la Taxe sur les transactions financières
(Taxe Tobin, également désignée comme « l’Arlésienne de la régulation
financière »), l’harmonisation fiscale à l’intérieur de l’Union, ou les
paradis fiscaux. Ces problèmes sont par nature internationaux, donc
difficiles à traiter hors situation de panique collective comme en 2008.
Dans ces domaines en particulier, un début de progrès ne saurait se
concevoir que dans le cadre européen.
Que faut-il retenir de ce qui précède ? Essentiellement trois points, plus une semi-boutade :
- Le premier, simple et de bon sens, mais essentiel, est repris du texte de Naulot : « Le
capitalisme est certainement le moins mauvais des systèmes, mais à une
condition, c’est qu’il soit encadré et conduit par une autorité publique
forte, par un peu d’éthique ou simplement par un minimum d’instinct de
survie ». Le libéralisme et les marchés sont des outils, pas des dogmes, ni même des objectifs en soi. Politique d’abord.
- L’Occident hors zone euro (essentiellement États-Unis,
Grande-Bretagne et Japon) a repris, sans presque rien y changer, ses
politiques monétaire et budgétaire expansionnistes, celles-là mêmes qui
avaient mis le monde entier au bord du gouffre avec la crise des subprimes.
Les encours de dérivés, cette morphine financière, atteignent à nouveau
des plus hauts historiques. La réduction des déficits budgétaires et
commerciaux ne fait que commencer. L’issue de ces paris gigantesques est
incertaine. Le risque systémique subsiste. Le lâche soulagement qui
envahit l’Occident écarte momentanément critiques et soucis de l’avenir à
moyen terme. Mais le risque de Fukushima monétaires, financiers
et bancaires plane au-dessus de nos têtes, plus que jamais, et cette
fois sans gilets de sauvetage monétaires et budgétaires.
- La situation en zone euro est la suivante : en théorie, considérée
macro-économiquement et globalement, celle-ci a, au moins autant que les
États-Unis, la Grande-Bretagne ou le Japon, les moyens d’une politique
monétaire, budgétaire et économique expansionniste. Mais elle ne le veut
pas, en raison du manque de confiance et de solidarité et de la
profonde hétérogénéité des situations, perspectives et politiques
nationales. La nature ayant horreur du vide, la BCE a pris un
poids et une autorité qui l’amènent à dicter ses conditions à certains
États-membres en état virtuel de cessation de paiement. Cette situation est à court terme la moins mauvaise possible, mais n’est pas tenable à terme.
- Deux solutions seulement existent à moyen terme : un divorce
à l’amiable, ou beaucoup plus de fédéralisme, de budget communautaire
et de transferts publics. Pour l’auteur de ces lignes, la
première voie est celle de l’évitement, du lâche soulagement, de la
marche ratée et du déclin pour cent ans ; la seconde, même longue et
difficile, est, bien évidemment, celle du destin européen.
- La semi-boutade pour finir : L’Europe des 28 est tiraillée entre
pays membres et non-membres de la zone euro, et aussi à l’intérieur de
cette dernière entre pays du «Nord » et du « Sud ». Cette hétérogénéité
n’est pas soutenable à terme. L’heure de vérité pour l’Europe approche.
Pour aider à frayer une voie, un souhait, peut-être: que Mr
Cameron nous fasse demain le cadeau d’un référendum qui sortirait,
provisoirement peut-être parce que contre-productivement sans doute, la
Grande-Bretagne d’un ensemble où elle joue par trop perso.
Jean-Michel Naulot, Crise financière/ Pourquoi les gouvernements ne font rien/ Un banquier sort du silence, Seuil, octobre 2013, 288 pages.