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mardi 4 février 2014

Entretien avec Monsieur Alain de BENOIST


Vu de France a demandé à Alain de Benoist de nous donner ses impressions sur différents sujets d’actualité. Avec sa courtoisie habituelle il a répondu à nos questions en intellectuel impliqué dans l’étude de la géopolitique depuis fort longtemps. Ses qualités d’analyses sont toujours très précieuses. Nous le remercions pour sa disponibilité.

VdF : Bonjour. Lors de la dernière conférence de presse de François Hollande certains grands médias ont analysé ses positions comme une réaffirmation de ses idées sociales-démocrates. Partagez-vous cette analyse ? D’une manière générale comment considérez-vous la sociale-démocratie ?

La sociale-démocratie a une déjà longue histoire, puisqu’il s’agit à l’origine d’une famille de pensée apparue à la fin du XIXe siècle. Au sens le plus large, elle a d’abord désigné l’ensemble des mouvements politiques et syndicaux regroupés en 1882 au sein de la IIe Internationale. Après la Première Guerre mondiale et la Révolution de 1917, les sociaux-démocrates se séparèrent des communistes et s’orientèrent vers une pratique de plus en plus réformiste. Au XXe siècle, la sociale-démocratie s’est progressivement redéfinie, en particulier en Allemagne et dans les pays scandinaves, comme une version de plus en plus modérée de « socialisme », souvent liée aux syndicats, mais inscrivant son action dans le cadre de la démocratie libérale et acceptant le principe de l’économie de marché.
Concernant le PS français, j’estime qu’il y a au moins trente ans qu’il n’est plus socialiste. Quand il se disait « socialiste », il était déjà social-démocrate. Aujourd’hui qu’il se proclame « social-démocrate », il est déjà devenu social-libéral, voire libéral tout court. Disons qu’il représente l’aile gauche du dispositif politique du Capital – et que les réformes « sociétales » dans lesquelles il se complait ont pour seul but de masquer l’absence d’une politique sociale. En déclarant publiquement adhérer à la politique de l’offre, en proposant un « pacte de responsabilité » allant au devant des revendications de classe du Medef, en se ralliant à des propositions dont Jean-François Copé a souligné qu’elles étaient « portées depuis des années par l’UMP », François Hollande a publiquement confirmé sa soumission à la finance de marché. Durant sa campagne présidentielle, il s’était écrié : « Mon ennemi, c’est la finance ! » Avec des ennemis ceux-là, on n’a même plus besoin d’avoir des amis.

VdF : Selon vous, l’« affaire Dieudonné » est-elle le prélude à la mise en place d’une dictature de la pensée ? Ou au contraire celle-ci est-elle déjà présente depuis des années ? Ou bien cette affaire Dieudonné montre-t-elle une accélération d’un processus de domination ? Enfin toute cette agitation médiatique ne prouve et ne démontre rien, si ce n’est l’incapacité des dirigeants politiques. Qu’en pensez-vous ?

La polémique autour de Dieudonné est une évidente manœuvre de diversion : pendant qu’on s’empoigne sur l’antisémitisme, réel ou supposé, de l’humoriste préféré des banlieues, on ne parle plus de la hausse du chômage, de la baisse du pouvoir d’achat, de l’endettement public, etc. Cette polémique a par ailleurs donné l’occasion à un gouvernement qui ne cesse de rogner sur la liberté d’expression de rétablir la censure préalable et d’instaurer une police des spectacles. L’Etat-nation, en crise depuis les années 1930, voit aujourd’hui sa marge de manœuvre se réduire dans à peu près tous les domaines : disparition de sa souveraineté politique, économique, financière, budgétaire, etc., au profit des juridictions transnationales et de la « gouvernance » mondiale. Il conserve en revanche, plus que jamais, un pouvoir de contrôle et de surveillance qu’il utilise pour traquer les dissidents et tenter de réduire au silence toute véritable pensée critique. Mais tout cela n’aura qu’un temps. Un ressort se détend avec d’autant plus de force qu’il a été comprimé depuis longtemps.

VdF : D’une manière générale, est-ce qu’un comique peut renverser un gouvernement ?

Je ne connais pas de comique ou d’humoriste qui ait jamais manifesté une telle ambition.

VdF : Depuis plusieurs années le Front National, avec sa présidente Marine Le Pen, a entrepris une démarche politique visant à redorer le blason de son parti. Opération réussie ou non ?

Je ne sais pas trop ce que vous entendez par « redorer son blason ». Si vous voulez dire que Marine Le Pen s’est employée à lutter contre la « diabolisation » dont son parti a longtemps fait l’objet, je pense qu’elle y est assez bien parvenue. D’abord en se débarrassant des extrémistes, nostalgiques et agités de tous poils qui ont trop longtemps encombré les rangs du FN. Ensuite en adoptant des références et un langage qui transcende largement le vieux clivage droite-gauche, en particulier dans le domaine économique et social. Il lui reste maintenant à démontrer que son parti est capable d’assumer la charge du pouvoir, ce qui prendra sans doute du temps. Marine Le Pen se retrouve en fait sur une voie très étroite, car il lui faut à la fois conserver l’image d’un parti « pas comme les autres », mais aussi convaincre que ce parti n’entend pas se borner au témoignage et à la protestation.

VdF : 2014 sera l’année des élections municipales. Assisterons-nous à un bouleversement de l’échiquier politique avec par exemple une percée du FN ?

Il y aura certainement une percée du FN, mais compte tenu de la complexité des situations locales, il est impossible de l’évaluer à l’avance. Cette percée sera à mon avis plus massive, et donc mieux perceptible, aux élections européennes. Compte tenu du caractère extraordinairement délétère du climat politique actuel, il n’est pas exclu que le FN puisse à terme s’imposer comme le premier parti de France. Mais ce n’est pas pour autant qu’il aura remporté la partie.

VdF : A l’heure des médias de masse, un nouveau parti politique peut-il émerger s’il n’a pas accès aux plateaux de TV, radios, etc. ?

En Italie, le mouvement Cinq étoiles de Beppe Grillo a créé la surprise l’an dernier en remportant plus de 25 % des voix aux élections régionales, alors qu’il n’existait pas lors du scrutin précédent et que ses représentants s’étaient volontairement abstenus de tout rapport avec la presse, la radio et la télévision. Depuis lors, le mouvement en question s’est quelque peu éparpillé, mais ce cas de figure permet quand même de répondre à votre question.

VdF : Quel regard portez-vous sur la situation en Syrie ?

La Syrie connaît actuellement une guerre civile aux origines lointaines, que les puissances occidentales ont encouragée en apportant leur aide à une opposition dont on découvre aujourd’hui, avec le retard habituel, qu’elle se compose pour l’essentiel de ces mêmes djihadistes que l’armée française est allée combattre au Mali. Comme lors de l’attaque de la Libye, où l’élimination de Khadafi a immédiatement entraîné une déstabilisation généralisée du Sahel, le gouvernement français a donné dans cette affaire l’impression de ne pas savoir ce qu’il faisait. L’intervention très ferme de Poutine a fort heureusement fait évoluer les choses, en même temps que le recul américain laissait Hollande dans une position ridicule. Un retour à la paix civile en Syrie exigerait pour commencer qu’on laisse les Syriens s’expliquer entre eux sans intervenir dans leurs problèmes intérieurs.

VdF : Que pensez-vous de l’intervention française en Centrafrique ?

Qu’elle a eu lieu beaucoup trop tard. Menées par une armée française déjà étranglée par les restrictions budgétaires, les opérations de nos soldats se heurtent déjà à des complications que l’on n’a même pas cherché à prévoir. La boîte de Pandore est ouverte. Je doute beaucoup que nos troupes soient à même d’établir sur place un retour à l’ordre durable.

VdF : Pensez-vous que la violence en politique soit légitime ? Les manifestations pacifiques en 2013 contre les lois antinaturelles n’ont rien donné, en ce sens que les organisateurs ne sont pas arrivés à leurs fins, c’est à dire le retrait des lois. Verrons-nous dans les années à venir une montée de la violence, comme ce fut le cas en Bretagne avec les Bonnets Rouges qui eux, sont allés jusqu’à démonter violemment des portiques ?

La violence est toujours légitime en politique lorsque elle est la seule manière de renverser un pouvoir devenu illégitime. En France, nous n’en sommes pas là. Nous ne sommes pas non plus dans une situation objectivement révolutionnaire, comparable par exemple à celle de l’Ukraine, où l’on assiste actuellement à des scènes de guérilla urbaine, avec des manifestants qui tiennent la rue de jour comme de nuit par – 20 ou – 30 degrés de froid. Cela dit, il est tout à fait vrai que les manifestations contre le « mariage pour tous » n’ont, en dépit de leur ampleur, strictement rien obtenu. Les défilés, manifestations et autres protestations de ce genre sont en soi une bonne chose, mais il faut être naïf pour en attendre des conséquences qu’ils ne peuvent pas avoir. L’addition des colères n’a jamais fait une révolution. Quant aux sympathiques Bonnets Rouges, ce n’est certainement pas en « démontant violemment des portiques » qu’ils vont nous faire changer de société. L’histoire étant toujours ouverte, cela ne signifie pas qu’une rupture soit impossible, mais qu’elle se produira d’une façon dont nous ne pouvons pas avoir idée – sans doute de l’extérieur, à la faveur d’un choc systémique affectant tout le système mondial. En dépit du discrédit de la Nouvelle Classe politico-médiatique, des mécontentements, du désespoir, de l’accablement, des misères de toutes sortes éprouvées par le peuple, on ne voit pour l’instant que de possibles alternances, mais aucune alternative.

VdF : Pour terminer cet entretien, pouvez-vous nous donner votre avis sur l’eurasisme défendu, entre autres, par Alexandre Douguine ?

Le « néo-eurasisme » dont Alexandre Douguine s’est fait le théoricien est l’héritier d’une courant prestigieux, l’eurasisme de la première génération (avec des hommes comme l’économiste Piotr N. Savitsky, les linguistes Nicolas S. Troubetskoy et Roman Jakobson, l’historien George V. Vernadsky, Nicolas Alexeiev, etc.), dont l’influence s’est paradoxalement fait sentir à partir des années 1920 aussi bien dans l’émigration russe qu’à l’intérieur du parti communiste soviétique. Ce courant prolonge à certains égards le vieux conflit qui, dès le XIXe siècle, opposait les Slavophiles et les Occidentalistes (Zapadniki). Au moment de la « transition démocratique » qui a fait suite à l’effondrement du système soviétique, Alexandre Douguine s’est efforcé de renouveler cette tradition dans un contexte qui n’était plus celui de la Guerre froide. Sous l’influence de l’historien et géographe Lev Gumiliev, il a développé une théorie géopolitique de grande importance, qui compte aujourd’hui de nombreux adeptes dans les milieux politiques et militaires russes.
Il faut à mon avis prendre tout à fait au sérieux cette notion d’« Eurasie » qui, loin d’être propre à Douguine, rejoint directement les théories des principaux géopoliticiens depuis l’époque de Rudolf Kjéllen, Alfred Mahan, Nicholas Spykman et Halford Mackinder. Ce dernier, notamment, définissait le « Heartland » mondial comme correspondant à l’ensemble eurasiatique et en faisait le véritable pivot géographique du monde. Les mêmes géopoliticiens ont également beaucoup réfléchi sur l’opposition fondamentale entre la Terre et la Mer, qui fut aussi le sujet d’un livre de Carl Schmitt. Pour Douguine, qui se situe résolument dans l’optique d’une monde multipolaire (et non d’un monde unipolaire dominé par les Etats-Unis), l’Eurasie représente le grand continent de la puissance tellurique par opposition aux puissances maritimes. Ce qui est intéressant, c’est qu’il greffe sur cette perception générale l’idée de l’Empire, par opposition aux Etats-nations occidentaux. Cela l’a conduit à rappeler qu’un Empire est toujours un espace multiculturel, et donc à prendre résolument position contre toute forme de racisme et de xénophobie. Les thèses de Douguine ont été étudiés par des auteurs sérieux comme Marlène Laruelle ou, plus récemment, Véra Nikolski. A une époque où la Russie, sous la direction de Vladimir Poutine, est un train de retrouver son rôle traditionnel de grande puissance, je crois qu’il faut prêter une grande attention aux travaux de Douguine, dont l’influence est d’ailleurs d’ores et déjà perceptible dans certains milieux proches du Kremlin.

Propos recueillis par Franck ABED
  Janvier 2014