Vu de France a demandé à
Alain de Benoist de nous donner ses impressions sur différents sujets
d’actualité. Avec sa courtoisie habituelle il a répondu à nos questions
en intellectuel impliqué dans l’étude de la géopolitique depuis fort
longtemps. Ses qualités d’analyses sont toujours très précieuses.
Nous le remercions pour sa disponibilité.
VdF : Bonjour. Lors de la dernière conférence de presse de
François Hollande certains grands médias ont analysé ses positions comme
une réaffirmation de ses idées sociales-démocrates. Partagez-vous cette
analyse ? D’une manière générale comment considérez-vous la
sociale-démocratie ?
La sociale-démocratie a une déjà longue histoire, puisqu’il s’agit à
l’origine d’une famille de pensée apparue à la fin du XIXe siècle. Au
sens le plus large, elle a d’abord désigné l’ensemble des mouvements
politiques et syndicaux regroupés en 1882 au sein de la IIe
Internationale. Après la Première Guerre mondiale et la Révolution de
1917, les sociaux-démocrates se séparèrent des communistes et
s’orientèrent vers une pratique de plus en plus réformiste. Au XXe
siècle, la sociale-démocratie s’est progressivement redéfinie, en
particulier en Allemagne et dans les pays scandinaves, comme une version
de plus en plus modérée de « socialisme », souvent liée aux syndicats,
mais inscrivant son action dans le cadre de la démocratie libérale et
acceptant le principe de l’économie de marché.
Concernant le PS français, j’estime qu’il y a au moins trente ans
qu’il n’est plus socialiste. Quand il se disait « socialiste », il était
déjà social-démocrate. Aujourd’hui qu’il se proclame « social-démocrate
», il est déjà devenu social-libéral, voire libéral tout court. Disons
qu’il représente l’aile gauche du dispositif politique du Capital – et
que les réformes « sociétales » dans lesquelles il se complait ont pour
seul but de masquer l’absence d’une politique sociale. En déclarant
publiquement adhérer à la politique de l’offre, en proposant un « pacte
de responsabilité » allant au devant des revendications de classe du
Medef, en se ralliant à des propositions dont Jean-François Copé a
souligné qu’elles étaient « portées depuis des années par l’UMP »,
François Hollande a publiquement confirmé sa soumission à la finance de
marché. Durant sa campagne présidentielle, il s’était écrié : « Mon
ennemi, c’est la finance ! » Avec des ennemis ceux-là, on n’a même plus
besoin d’avoir des amis.
VdF : Selon vous, l’« affaire Dieudonné » est-elle le prélude
à la mise en place d’une dictature de la pensée ? Ou au contraire
celle-ci est-elle déjà présente depuis des années ? Ou bien cette
affaire Dieudonné montre-t-elle une accélération d’un processus de
domination ? Enfin toute cette agitation médiatique ne prouve et ne
démontre rien, si ce n’est l’incapacité des dirigeants politiques. Qu’en
pensez-vous ?
La polémique autour de Dieudonné est une évidente manœuvre de
diversion : pendant qu’on s’empoigne sur l’antisémitisme, réel ou
supposé, de l’humoriste préféré des banlieues, on ne parle plus de la
hausse du chômage, de la baisse du pouvoir d’achat, de l’endettement
public, etc. Cette polémique a par ailleurs donné l’occasion à un
gouvernement qui ne cesse de rogner sur la liberté d’expression de
rétablir la censure préalable et d’instaurer une police des spectacles.
L’Etat-nation, en crise depuis les années 1930, voit aujourd’hui sa
marge de manœuvre se réduire dans à peu près tous les domaines :
disparition de sa souveraineté politique, économique, financière,
budgétaire, etc., au profit des juridictions transnationales et de la «
gouvernance » mondiale. Il conserve en revanche, plus que jamais, un
pouvoir de contrôle et de surveillance qu’il utilise pour traquer les
dissidents et tenter de réduire au silence toute véritable pensée
critique. Mais tout cela n’aura qu’un temps. Un ressort se détend avec d’autant plus de force qu’il a été comprimé depuis longtemps.
VdF : D’une manière générale, est-ce qu’un comique peut renverser un gouvernement ?
Je ne connais pas de comique ou d’humoriste qui ait jamais manifesté une telle ambition.
VdF : Depuis plusieurs années le Front National, avec sa
présidente Marine Le Pen, a entrepris une démarche politique visant à
redorer le blason de son parti. Opération réussie ou non ?
Je ne sais pas trop ce que vous entendez par « redorer son blason ».
Si vous voulez dire que Marine Le Pen s’est employée à lutter contre la «
diabolisation » dont son parti a longtemps fait l’objet, je pense
qu’elle y est assez bien parvenue. D’abord en se débarrassant des
extrémistes, nostalgiques et agités de tous poils qui ont trop longtemps
encombré les rangs du FN. Ensuite en adoptant des références et un
langage qui transcende largement le vieux clivage droite-gauche, en
particulier dans le domaine économique et social. Il lui reste
maintenant à démontrer que son parti est capable d’assumer la charge du
pouvoir, ce qui prendra sans doute du temps. Marine Le Pen se retrouve
en fait sur une voie très étroite, car il lui faut à la fois conserver
l’image d’un parti « pas comme les autres », mais aussi convaincre que
ce parti n’entend pas se borner au témoignage et à la protestation.
VdF : 2014 sera l’année des élections municipales.
Assisterons-nous à un bouleversement de l’échiquier politique avec par
exemple une percée du FN ?
Il y aura certainement une percée du FN, mais compte tenu de la
complexité des situations locales, il est impossible de l’évaluer à
l’avance. Cette percée sera à mon avis plus massive, et donc mieux
perceptible, aux élections européennes. Compte tenu du caractère
extraordinairement délétère du climat politique actuel, il n’est pas
exclu que le FN puisse à terme s’imposer comme le premier parti de
France. Mais ce n’est pas pour autant qu’il aura remporté la partie.
VdF : A l’heure des médias de masse, un nouveau parti
politique peut-il émerger s’il n’a pas accès aux plateaux de TV, radios,
etc. ?
En Italie, le mouvement Cinq étoiles de Beppe Grillo a créé la
surprise l’an dernier en remportant plus de 25 % des voix aux élections
régionales, alors qu’il n’existait pas lors du scrutin précédent et que
ses représentants s’étaient volontairement abstenus de tout rapport avec
la presse, la radio et la télévision. Depuis lors, le mouvement en
question s’est quelque peu éparpillé, mais ce cas de figure permet quand
même de répondre à votre question.
VdF : Quel regard portez-vous sur la situation en Syrie ?
La Syrie connaît actuellement une guerre civile aux origines
lointaines, que les puissances occidentales ont encouragée en apportant
leur aide à une opposition dont on découvre aujourd’hui, avec le retard
habituel, qu’elle se compose pour l’essentiel de ces mêmes djihadistes
que l’armée française est allée combattre au Mali. Comme lors de
l’attaque de la Libye, où l’élimination de Khadafi a immédiatement
entraîné une déstabilisation généralisée du Sahel, le gouvernement
français a donné dans cette affaire l’impression de ne pas savoir ce
qu’il faisait. L’intervention très ferme de Poutine a fort heureusement
fait évoluer les choses, en même temps que le recul américain laissait
Hollande dans une position ridicule. Un retour à la paix civile en Syrie
exigerait pour commencer qu’on laisse les Syriens s’expliquer entre eux
sans intervenir dans leurs problèmes intérieurs.
VdF : Que pensez-vous de l’intervention française en Centrafrique ?
Qu’elle a eu lieu beaucoup trop tard. Menées par une armée française
déjà étranglée par les restrictions budgétaires, les opérations de nos
soldats se heurtent déjà à des complications que l’on n’a même pas
cherché à prévoir. La boîte de Pandore est ouverte. Je doute beaucoup
que nos troupes soient à même d’établir sur place un retour à l’ordre
durable.
VdF : Pensez-vous que la violence en politique soit légitime ?
Les manifestations pacifiques en 2013 contre les lois antinaturelles
n’ont rien donné, en ce sens que les organisateurs ne sont pas arrivés à
leurs fins, c’est à dire le retrait des lois. Verrons-nous dans les
années à venir une montée de la violence, comme ce fut le cas en
Bretagne avec les Bonnets Rouges qui eux, sont allés jusqu’à démonter
violemment des portiques ?
La violence est toujours légitime en politique lorsque elle est la
seule manière de renverser un pouvoir devenu illégitime. En France, nous
n’en sommes pas là. Nous ne sommes pas non plus dans une situation
objectivement révolutionnaire, comparable par exemple à celle de
l’Ukraine, où l’on assiste actuellement à des scènes de guérilla
urbaine, avec des manifestants qui tiennent la rue de jour comme de nuit
par – 20 ou – 30 degrés de froid. Cela dit, il est tout à fait vrai que
les manifestations contre le « mariage pour tous » n’ont, en dépit de
leur ampleur, strictement rien obtenu. Les défilés, manifestations et
autres protestations de ce genre sont en soi une bonne chose, mais il
faut être naïf pour en attendre des conséquences qu’ils ne peuvent pas
avoir. L’addition des colères n’a jamais fait une révolution. Quant aux
sympathiques Bonnets Rouges, ce n’est certainement pas en « démontant
violemment des portiques » qu’ils vont nous faire changer de société.
L’histoire étant toujours ouverte, cela ne signifie pas qu’une rupture
soit impossible, mais qu’elle se produira d’une façon dont nous ne
pouvons pas avoir idée – sans doute de l’extérieur, à la faveur d’un
choc systémique affectant tout le système mondial. En dépit du discrédit
de la Nouvelle Classe politico-médiatique, des mécontentements, du
désespoir, de l’accablement, des misères de toutes sortes éprouvées par
le peuple, on ne voit pour l’instant que de possibles alternances, mais
aucune alternative.
VdF : Pour terminer cet entretien, pouvez-vous nous donner
votre avis sur l’eurasisme défendu, entre autres, par Alexandre Douguine
?
Le « néo-eurasisme » dont Alexandre Douguine s’est fait le théoricien
est l’héritier d’une courant prestigieux, l’eurasisme de la première
génération (avec des hommes comme l’économiste Piotr N. Savitsky, les
linguistes Nicolas S. Troubetskoy et Roman Jakobson, l’historien George
V. Vernadsky, Nicolas Alexeiev, etc.), dont l’influence s’est
paradoxalement fait sentir à partir des années 1920 aussi bien dans
l’émigration russe qu’à l’intérieur du parti communiste soviétique. Ce
courant prolonge à certains égards le vieux conflit qui, dès le XIXe
siècle, opposait les Slavophiles et les Occidentalistes (Zapadniki).
Au moment de la « transition démocratique » qui a fait suite à
l’effondrement du système soviétique, Alexandre Douguine s’est efforcé
de renouveler cette tradition dans un contexte qui n’était plus celui de
la Guerre froide. Sous l’influence de l’historien et géographe Lev
Gumiliev, il a développé une théorie géopolitique de grande importance,
qui compte aujourd’hui de nombreux adeptes dans les milieux politiques
et militaires russes.
Il faut à mon avis prendre tout à fait au sérieux cette notion d’«
Eurasie » qui, loin d’être propre à Douguine, rejoint directement les
théories des principaux géopoliticiens depuis l’époque de Rudolf
Kjéllen, Alfred Mahan, Nicholas Spykman et Halford Mackinder. Ce
dernier, notamment, définissait le « Heartland » mondial comme
correspondant à l’ensemble eurasiatique et en faisait le véritable pivot
géographique du monde. Les mêmes géopoliticiens ont également beaucoup
réfléchi sur l’opposition fondamentale entre la Terre et la Mer, qui fut
aussi le sujet d’un livre de Carl Schmitt. Pour Douguine, qui se situe
résolument dans l’optique d’une monde multipolaire (et non d’un monde
unipolaire dominé par les Etats-Unis), l’Eurasie représente le grand
continent de la puissance tellurique par opposition aux puissances
maritimes. Ce qui est intéressant, c’est qu’il greffe sur cette
perception générale l’idée de l’Empire, par opposition aux Etats-nations
occidentaux. Cela l’a conduit à rappeler qu’un Empire est toujours un
espace multiculturel, et donc à prendre résolument position contre toute
forme de racisme et de xénophobie. Les thèses de Douguine ont été
étudiés par des auteurs sérieux comme Marlène Laruelle ou, plus
récemment, Véra Nikolski. A une époque où la Russie, sous la direction
de Vladimir Poutine, est un train de retrouver son rôle traditionnel de
grande puissance, je crois qu’il faut prêter une grande attention aux
travaux de Douguine, dont l’influence est d’ailleurs d’ores et déjà
perceptible dans certains milieux proches du Kremlin.
Propos recueillis par Franck ABED
Janvier 2014