Par Emmanuel Hecht
On croyait connaître l'écrivain inspiré, le soldat héroïque,
le voyageur impénitent, l'entomologiste passionné... Sous la tenue et la
retenue du seigneur des lettres allemandes, une belle biographie révèle les
tourments d'un homme blessé.
Ernst Jünger, à la fin de la Première Guerre mondiale. Le
conflit fit perdre ses illusions au jeune soldat qu'il était:
Deux photos peuvent résumer une vie. La première, prise à la
fin de la Première Guerre mondiale, dévoile un officier arborant l'ordre Pour
le mérite, la plus haute décoration militaire allemande, créée par Frédéric II.
Le jeune homme, "pas très grand, mince, se tenant bien droit, visage
étroit comme coupé au couteau", sera le dernier à la porter, puisqu'il
meurt à près de 103 ans, en 1998. Son nom : Ernst Jünger, guerrier
exceptionnel, grand écrivain, collectionneur d'insectes facétieux, voyageur au
coeur aventureux.
Sur le second cliché, il est âgé de près de 90 ans, aux
côtés d'un autre individu de taille modeste, François Mitterrand, président de
la République française, et du chancelier allemand Helmut Kohl, "le géant
noir du Palatinat". Les trois hommes célèbrent la réconciliation
franco-allemande, à Verdun, le 22 septembre 1984.
Quel homme incarne mieux le XXe siècle qu'Ernst Jünger,
héros de Grande Guerre et symbole de l'Europe nouvelle et pacifiée ? Ernst
Jünger. Dans les tempêtes du siècle, c'est précisément le titre de la
biographie que lui consacre Julien Hervier, meilleur spécialiste français de
l'auteur d'Orages d'acier.
Quelque chose chez Jünger ne passe pas, en France : cette
rigidité, cette maîtrise, qui fait prendre cet Allemand de tradition catholique
(mais athée), aux origines paysannes et ouvrières, pour l'archétype de
l'aristocrate prussien protestant, le junker. Sans doute y a-t-il méprise.
"Une dure et froide sincérité, une sobre et sévère
objectivité"
Selon Ernst Niekisch, instituteur marxiste et chef de file
du "nationalbolchevisme" - l'un des multiples courants rouge-brun qui
saperont la république de Weimar -, familier de l'appartement-salon berlinois
de Jünger, où se côtoient artistes fauchés, demi-soldes aux abois et
aventuriers en tout genre, "sa distinction ne repose pas sur un privilège
social, mais directement sur le contenu intime de son être : il fait partie de
ces rares hommes qui sont absolument incapables de bassesse. Celui qui pénètre
dans la sphère où il vit entre en contact avec une dure et froide sincérité,
une sobre et sévère objectivité, et surtout, un modèle d'intégrité
humaine."
"Là où un homme est monté jusqu'à la marche presque
divine de la perfection, celle du sacrifice désintéressé où l'on accepte de
mourir pour un idéal, on en trouve un autre pour fouiller avec cupidité les
poches d'un cadavre à peine refroidi." La vieille chevalerie est morte, la
guerre moderne est menée par des techniciens et la transgression est au coin de
la rue. Lors de son bref séjour sur le front, dans le Caucase, en 1942,
apprenant par la rumeur les exactions de la Wehrmacht contre les civils,
"la Shoah par balles", il est "pris de dégoût à la vue des
uniformes, des épaulettes, des décorations, des armes, choses dont [il a] tant
aimé l'éclat ".
Le "junker", soldat héroïque d'un autre temps,
était-il finalement modelé pour la guerre? "Lorsque je me place devant mes
soldats [...] je constate que j'ai tendance à m'écarter de l'axe du groupe;
c'est là un trait qui dénote l'observateur, la prédominance de dispositions
contemplatives." L'aveu. Le guerrier se rêve hors de la ligne de mire et
du champ de bataille. On le lui reprochera suffisamment.
Pourquoi ne s'engage-t-il pas aux côtés des officiers
instigateurs du complot du 20 juillet 1944 contre Hitler, alors qu'il est en
plein accord avec eux ? Parce qu'il réprouve les actes terroristes. C'est au
nom du même principe, que, militant nationaliste, il refuse, en 1922, de se
joindre au corps franc qui assassine le ministre des Affaires étrangères,
Walther Rathenau. Question de tenue. Jamais la fin ne justifie les moyens. Il
le dira noir sur blanc aux nazis qui multiplient les appels du pied : "Ce
n'est pas [...] une caractéristique majeure du nationaliste que d'avoir déjà
dévoré trois juifs au petit déjeuner."
Hitler et Brecht pour anges gardiens
Jünger est sans doute le seul homme à avoir été protégé à la
fois par Adolf Hitler, lorsque les nazis veulent liquider cet "officier
méprisant", et par Bertolt Brecht, quand ses camarades communistes veulent
en finir avec ce "produit de la réaction". Qui peut bien être ce
diable d'homme protégé par de tels anges gardiens? Un de ses biographes
allemands l'a qualifié d'"anarchiste conservateur".
Jünger est à fois un homme d'ordre et en rupture de ban.
Lorsque, à peine âgé de 16 ans, il s'engage dans la Légion étrangère, c'est
pour déserter à Sidi Bel Abbes et emboîter le pas de Rimbaud dans de nouveaux
Jeux africains. Lorsque, après la guerre, il expérimente les drogues -
auxquelles, blessé à la tête, il a goûté, dès 1918 - auprès d'Albert Hofmann,
l'inventeur du LSD, c'est sous contrôle médical.
Au fond, Jünger-le-corseté déteste la politique, les
organisations et la technique. Il abhorre le nihilisme des nazis et celui de
Céline, dont il dresse un portrait accablant dans ses Journaux parisiens. Pour
venir à bout du Mal, il mise sur la liberté - celle du hors-la-loi scandinave
du Traité du rebelle -, sur Eros (l'amour est l'adversaire du Léviathan) et la
création artistique.
Lors des terribles ébranlements politiques dont il est
témoin, Jünger ressent "une grande sensibilité sismographique", mais
il ne se départit pas de son rôle de spectateur. Depuis l'enfance, il se
réfugie dans les livres et la nature. Le sentiment, alors éprouvé, que "la
lecture est un délit, un vol commis contre la société" ne l'a jamais
quitté.
Il lit partout et par tous les temps. Sous les déluges
d'obus, "alors qu'avec effroi tu penses que ton intelligence, tes
capacités intellectuelles et physiques sont devenues quelque chose
d'insignifiant et de risible", il avale les grands Russes, Gogol,
Dostoïevski, Tolstoï, et les Aphorismes sur la sagesse dans la vie, de
Schopenhauer.
Sa passion pour les insectes, métamorphosée au fil du temps
et des désillusions en entomologie, leur étude scientifique, nourrit ses
Chasses subtiles. Les cicindèles, sous-groupe des coléoptères, ont sa
préférence. L'une de ces créatures porte d'ailleurs son nom : Cicindela
juengerella juengerorum.
Ecologiste avant l'heure, il balance entre action et
contemplation
A partir des années 1950, il parcourt la planète, attentif
aux bonnes nouvelles - fécondité inépuisable du monde naturel, pertinence des
techniques primitives - comme aux mauvaises : dégâts du tourisme de masse,
suprématie du béton, règne bruyant des moteurs. Les réflexions de cet
écologiste avant l'heure - les Verts allemands le détestent - alimentent les
cinq tomes de Soixante-dix s'efface, son oeuvre ultime.
Et si, finalement, la clef de cet homme balançant entre
action et contemplation se logeait dans son combat contre la dépression - aux
pires heures de l'Allemagne, à la mort, en uniforme, de son fils aîné, en 1944
à Carrare, et après guerre, à la suite du suicide du cadet - et contre une
Sehnsucht insondable ? Son éditeur Michael Klett en émet l'hypothèse à
l'enterrement de l'écrivain. "Lors de coups d'ailes plus légers de l'ange
de la Mélancolie, ajoute-t-il, il se plongeait dans la contemplation d'une
fleur, s'épuisait en d'interminables promenades ou s'imposait un emploi du
temps rigide quasi digne d'un ordre mystique." Ainsi était Ernst Jünger.
Mais il n'en a jamais rien dit. Question de tenue.
Ernst Jünger. Dans les tempêtes du siècle, par Julien
Hervier. Fayard, 540 p., 26 €.
Carnets de guerre 1914-1918, par Ernst Jünger. Trad. de
l'allemand par Julien Hervier. Bourgois, 576 p., 24 €.
