Plutôt que de nous opposer à une évolution banale et naturelle du mariage, il est urgent de nous préoccuper de permettre à l’humanité de définir et de protéger le sanctuaire de son identité.

- Londres, 2007. REUTERS/Alessia Pierdomenico -
Comme toujours, quand s’annonce une réforme majeure, il faut comprendre dans quelle évolution de long terme elle s’inscrit.
Et la légalisation, en France après d’autres pays, du mariage entre
deux adultes homosexuels, s’inscrit comme une anecdote sans importance,
dans une évolution commencée depuis très longtemps, et dont on débat
trop peu: après avoir connu d’innombrables formes d’organisations
sociales, dont la famille nucléaire n’est qu’un des avatars les plus
récents, et tout aussi provisoire que ceux qui l’ont précédé, nous
allons lentement vers une humanité unisexe, où les hommes et les femmes
seront égaux sur tous les plans, y compris celui de la procréation, qui
ne sera plus le privilège, ou le fardeau, des femmes.
Bien des forces y conduisent, issues de demandes parfois contradictoires.
1. La demande d’égalité. D’abord entre les hommes et les femmes. Puis entre les hétérosexuels et les homosexuels.
Chacun veut, et c’est naturel, avoir les mêmes droits: travailler,
voter, se marier, avoir des enfants. Et rien ne résistera, à juste
titre, à cette tendance multiséculaire. Mais cette égalité ne conduit
pas nécessairement à l’uniformité: les hommes et les femmes restent
différents, quelles que soient leurs préférences sexuelles.
2.
La demande de liberté. Elle a conduit à l’émergence des droits de
l’homme et de la démocratie. Elle pousse à refuser toute contrainte;
elle implique, au-delà du droit au mariage, les mêmes droits au divorce.
Et au-delà, elle conduira les hommes et les femmes, quelles que soient
leurs orientations sexuelles, à vouloir vivre leurs relations amoureuses
et sexuelles libres de toute contrainte, de tout engagement.
La sexualité se séparera de plus en plus de la procréation et sera de
plus en plus un plaisir en soi, une source de découverte de soi, et de
l’autre. Plus généralement, l’apologie de la liberté individuelle
conduira inévitablement à celle de la précarité; y compris celle des
contrats. Et donc à l’apologie de la déloyauté, au nom même de la
loyauté: rompre pour ne pas tromper l’autre.
Telle est l’ironie des temps présents: pendant qu’on glorifie le
devoir de fidélité, on généralise le droit à la déloyauté. Pendant qu’on
se bat pour le mariage pour tous, c’est en fait le mariage de personne
qui se généralise.
3.
La demande d’immortalité, qui pousse à accepter toutes mutations
sociales ou scientifiques permettant de lutter contre la mort, ou au
moins de la retarder.
4.
Les progrès techniques découlent en effet de ces valeurs et s’orientent
dans le sens qu’elles exigent: en matière de sexualité, cela a commencé
par la pilule, puis la procréation médicalement assistée, puis la
gestation pour autrui. Ces questions de bioéthique ne découlent
évidemment pas des demandes d'égalité venant des couples homosexuels et
concernent toutes les formes de reproduction, y compris -et surtout-
«hétérosexuelles». Le vrai danger viendra si l’on n’y prend garde, du
clonage et de la matrice artificielle, qui permettra de concevoir et de
faire naitre des enfants hors de toute matrice maternelle. Et il sera
tres difficile de l’empêcher, puisque cela sera toujours au service de
l’égalité, de la liberté, ou de l’immortalité.
5.
La convergence de ces trois tendances est claire: nous allons
inexorablement vers une humanité unisexe, sinon qu’une moitié aura des
ovocytes et l’autre des spermatozoïdes, qu’ils mettront en commun pour
faire naitre des enfants, seul ou à plusieurs, sans relation physique,
et sans même que nul ne les porte. Sans même que nul ne les conçoive si
on se laisse aller au vertige du clonage.
6.
Accessoirement, cela résoudrait un problème majeur qui freine
l’évolution de l’humanité: l’accumulation de connaissances et des
capacités cognitives est limitée par la taille du cerveau, elle-même
limitée par le mode de naissance: si l’enfant naissait d’une matrice
artificielle, la taille de son cerveau n’aurait plus de limite. Après le
passage à la station verticale, qui a permis à l’humanité de surgir, ce
serait une autre évolution radicale, à laquelle tout ce qui se passe
aujourd’hui nous prépare. Telle est l’humanité que nous préparons,
indépendamment de notre sexualité, par l’addition implicite de nos
désirs individuels.
Alors, au lieu de s’opposer à une évolution banale et naturelle du
mariage laïc, qui ne les concerne pas, les Eglises devraient plutôt se
préoccuper de réfléchir, avec les laïcs, à ces sujets bien plus
importants: comment permettre à l’humanité de définir et de protéger le
sanctuaire de son identité? Comment poser les barrières qui lui
permettront de ne pas se transformer en une collection d’artefacts
producteurs d’artefacts? Comment faire de l’amour et de l’altruisme le
vrai moteur de l’Histoire ?
Jacques Attali