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samedi 20 septembre 2014

Milan Kundera, L’insoutenable légèreté de l’être



 Aloïs
 
Milan KUNDERA
L’insoutenable légèreté de l’être
Titre original
Nesnesitelná lehkost bytí
Éditeur original : 68 Publishers[1]
Langue originale : Tchèque
Date de parution originale : 1984
Traducteur version française :
François Kérel
Éditeur français : Gallimard, 1984

Folio, 2003



Chateau





Présentation du roman

L'Insoutenable Légèreté de l'être est un roman de Milan Kundera, écrit en 1982 et publié pour la première fois en 1984 en France. Il s'agit du cinquième roman de Kundera. L'intrigue se situe en majorité à Prague et débute en 1968 au moment des événements du Printemps de Prague. Elle met en scène quatre personnages principaux qui sont Tomas, Teresa, Sabina et Franz.

Le roman est composé de sept parties : « La légèreté et la pesanteur », « L’âme et le corps », « Les mots incompris », « L’âme et le corps », « La légèreté et la pesanteur », « La Grande Marche » et enfin « Le sourire de Karénine ». Les deux premières parties ainsi que la 4e, la 5e et la 7e sont consacrées à l’histoire de Tomas et Teresa, dans laquelle intervient la relation de Tomas avec Sabina. La 3e et la 6e parties mettent en lumière l’histoire de Franz et Sabina. Chaque partie est formée de brefs chapitres, parfois simplement composés d’un paragraphe.

Il s’agit d’une œuvre qui se situe entre le récit et l’essai, sans qu’il y ait de frontière marquée ou d’espace spécifiquement consacré d’une part au récit, de l’autre à l’essai. La réflexion est intégrée à la narration et à l’histoire personnelle des personnages fictifs. Le roman apparaît presque comme un prétexte à une réflexion sur l’existence, l’âme et le corps. Ainsi, alternent le pur récit et les moments où intervient le discours du narrateur. L’irruption de la voix de l’auteur en train d’écrire à propos de l’acte même d’écriture et de l’artificialité du roman vient briser l'illusion romanesque[2].

Il n’a pas de linéarité temporelle dans la narration. Le récit effectue des allers et retours entre passé, présent et futur dans l’histoire des différents personnages.



Le résumé[3]

On suit deux histoires en parallèle bien que les deux intrigues se rejoignent via les personnages de Sabina.

Le premier récit naît de la rencontre entre Tomas, chirurgien pragois, et Teresa, serveuse dans un petit bar de province. La jeune femme est vite séduite par cet homme plus courtois que tous les autres hommes de son petit village. Elle quitte sa mère pour le rejoindre à Prague, traînant derrière elle sa « lourde valise ». À son arrivée chez Tomas, elle tombe malade et reste alitée pendant une semaine. C’est suite à cet épisode que naît l’amour entre les deux personnages. Teresa s’installe chez Tomas pour ne jamais (ou presque) le quitter. Cependant, Tomas fait une distinction entre l’amour véritable et l’amour physique. Il a beau aimer Teresa à la folie, il ne peut s’empêcher de voir d’autres femmes. Teresa sait que ces relations éphémères n’ont aucune importance mais elle ne peut s’empêcher d’être malade de jalousie. Sabina, une artiste indépendante originale, est à la fois l’une des maîtresses de Tomas et une bonne amie. Kundera définit leur relation comme une « amitié érotique ».

Le deuxième récit nous dévoile la relation adultère entre Sabina et Franz, professeur de renom marié avec Marie-Claude. Franz ne supporte plus la vie au quotidien avec sa femme, qu’il a épousée par pitié. Fasciné par Sabina, il quitte son foyer pour recouvrer sa liberté d’aimer. Cette décision provoque le départ soudain de Sabina qui fuit les hommes et l’attachement en général.



Les grandes idées ou leitmotive du roman

Les personnages fictifs mis en scène par l’auteur incarnent de grandes idées que nous allons voir ici ensemble.



L’éternel retour

Kundera se réfère à Nietzsche pour formuler la théorie philosophique de l’éternel retour. Le mythe de l’éternel retour affirme qu’un jour, tout se répétera comme nous l’avons déjà vécu, de manière infinie. La vie après la mort, si elle disparaît une fois pour toutes, est semblable à une ombre, c’est-à-dire qu’elle n’a aucun poids, aucune signification. Ainsi, « dans le monde de l’éternel retour, chaque geste porte le poids d’une insoutenable responsabilité » et « nous sommes cloués à l’éternité comme Jésus-Christ à la croix » (page 15). L’éternel retour est donc le plus lourd fardeau.

Kundera nous dit : « Ne pouvoir vivre qu'une vie, c'est ne pas vivre du tout ». En effet, l’homme ne peut jamais savoir ce qu’il faut faire ou vouloir car il est dans l’incapacité de comparer sa vie à des vies antérieures. On ne peut jamais savoir si un choix a été le bon. Ainsi pense Tomas au moment de signer la pétition que lui proposent son fils et un journaliste pour la prétendue libération de détenus politiques. Cette pétition a beaucoup d’enjeux politiques et peut avoir des répercussions sur sa vie et sur celle de Teresa. Faut-il signer pour préserver sa fierté et son engagement politique ou protéger Teresa de la persécution ?

« La vie humaine n’a lieu qu’une seule fois et nous ne pourrons jamais vérifier quelle était la bonne et quelle était la mauvaise décisions, parce que dans toute situation, nous ne pouvons décider qu’une seule fois » (page 321).

Tout est vécu tout de suite et pour la première fois, sans préparation. « Comme si un acteur entrait en scène sans jamais avoir répété ». Kundera illustre sa théorie par une comparaison de la vie à une esquisse et il précise que

« même esquisse n’est pas le mot juste, car une esquisse est toujours l’ébauche de quelque chose, la préparation d’un tableau, tandis que l’esquisse qu’est notre vie est une esquisse de rien, une ébauche sans tableau » (page 20).

Notre vie est un brouillon sans tableau. Il faudrait que notre vie se répète dans le monde de l’éternel retour pour pouvoir transformer cette esquisse en tableau élaboré. C’est parce que nous n’avons qu’une vie que tous nos gestes, tous nos choix sont lourds à porter. Nous n’avons pas droit à l’erreur. La Terre est la planète numéro 1, la planète de l’inexpérience.

Cette théorie est liée à la thématique de la pesanteur et de la légèreté. Teresa est le personnage qui subit le plus la pesanteur de chacun de ses choix, tandis que Tomas et Sabina préfèrent fuir les responsabilités pour profiter de leur vie qu’ils savent unique. Il y a donc deux manières, semble nous dire Kundera, de concevoir notre propre existence.



Légèreté et pesanteur


Il s’agit de la question centrale du livre : quelle qualité, de la gravité ou de la légèreté, correspond le mieux à la condition humaine ? Au tout début du roman, Kundera se réfère à Parménide, philosophe grec présocratique, selon qui l’univers était divisé en couples de contraires : lumière/obscurité ; épais/fin ; chaud/froid ; être/non-être ; pesanteur/légèreté. Il considérait que l’un des pôles de la contradiction était positif et l’autre négatif. Mais selon Kundera, qui s’appuie alors sur Nietzsche, « la contradiction lourd-léger est la plus mystérieuse et la plus ambiguë de toutes les contradictions » (page 16). C’est ainsi que Kundera introduit le récit : en mettant en scène des personnages qui se caractérisent par leur légèreté comme Tomas et Sabina, ou leur pesanteur comme Teresa et Franz. Tout au long du roman l’auteur joue donc de cette contradiction. Finalement, quel est le vrai fardeau : la pesanteur ou la légèreté de l’être ?

Teresa incarne la pesanteur. Dès les premiers chapitres, l’auteur insiste sur le motif de la valise de Teresa : « Sa valise était à la consigne, il se dit qu’elle avait mis sa vie dans cette valise et qu’elle l’avait déposée à la gare avant de la lui offrir » (page 22). Une valise « grosse et énormément lourde ». Lors de sa première nuit chez Tomas, Teresa lui a tenu la main fermement toute la nuit si bien qu’il n’a pas pu se dégager de son étreinte. Face aux infidélités physiques de Tomas, Teresa est dévorée par la jalousie. Cette jalousie maladive participe à la pesanteur du personnage. C’est une véritable souffrance au quotidien vécue par Teresa, une souffrance incarnée par ses rêves macabres qui mettent en scène Tomas, ses maîtresses et elle-même. Cette souffrance, seul Tomas est capable de l’apaiser en la serrant dans ses bras ou en lui tenant la main au moment de dormir. Teresa sait que l’amour de Tomas pour elle est réel et pur mais elle n’admet aucune distinction entre amour moral et amour physique. Elle ne supporte pas la légèreté du corps de Tomas qui passe de femme en femme, mettant ainsi le corps de Teresa au même rang que les multiples corps féminins auxquels il a fait l’amour. Son corps n’est plus unique et irremplaçable.

« Elle prend tout au tragique, elle ne parvient pas à comprendre la légèreté et la joyeuse futilité de l'amour physique. Elle voudrait apprendre la légèreté » (page 206-207).

Après plusieurs années de vie en commun et leur exil en Suisse, Teresa ne tient plus à représenter un poids pour Tomas et s’en va.

« Un jour, Teresa était venue chez lui sans prévenir. Un jour, elle était repartie de la même manière. Elle était arrivée avec une lourde valise. Avec une lourde valise elle était repartie ».

Ce départ est d’abord vécu par Tomas comme une libération malgré son amour :

« C’était comme si elle lui avait attaché des boulets aux chevilles. A présent, son pas était soudain beaucoup plus léger. Il planait presque. Il se trouvait dans l’espace magique de Parménide : il savourait la douce légèreté de l’être » (page 51).

Mais dès qu’il se retrouve avec une autre, le souvenir de Teresa lui cause une insoutenable douleur. C’est ici que le titre prend toute sa signification : Tomas se sent accablé d’une pesanteur comme il n’en a jamais connu, le poids de la compassion. Tomas ressent l’amour qu’il a pour Teresa comme un Es muss sein[5] (il le faut), une sorte d’impératif divin, car cette pesanteur est ce qui fait la grandeur de l’homme : « Il porte son destin comme Atlas portait sur ses épaule la voûte du ciel » (page 55). D’ailleurs, son mariage avec elle est présenté comme un Es muss sein : « Pour apaiser ses souffrances, il l’épousa ». Pour Kundera

« l’absence totale de fardeau fait que l’être humain devient plus léger que l’air, qu’il s’envole de la terre, de l’être terrestre, qu’il n’est plus qu’à demi-réel et que ses mouvements sont aussi libres qu’insignifiants » (page 15).

Tomas incarne ainsi donc la légèreté. C’est un personnage effrayé par les responsabilités. Persuadé de ne pas être fait pour vivre aux côtés d’une femme, il abandonne sa femme et décide de manière soudaine de ne plus voir son fils, lié à lui seulement par une « nuit imprudente ». Il perd contact avec ses parents. Tomas est un vrai électron libre qui fuit les femmes pour éviter à tout prix que l’une d’entre elles ne vienne s’installer chez lui avec une valise. L’amour est perçu comme un fardeau au nom duquel les partenaires « s’arrogent des droits sur la vie et la liberté de l’autre ». Il a donc trouvé un compromis qu’il nomme « amitié érotique ». Ce que recherche Tomas dans l’amour physique, ce n’est pas la collection de femmes plus belles les unes que les autres, mais la recherche du « petit pourcentage d’inimaginable » que chaque femme porte en elle. Le moyen de découvrir et de conquérir cet inimaginable, cette « unicité du moi », c’est la nudité et l’amour physique.

« Il n’est pas obsédé par les femmes, il est obsédé par ce que chacune d’elles a d’inimaginable, autrement dit, par ce millionième de dissemblable qui distingue une femme des autres » (page 287).

Ainsi, la convention non écrite de l’amitié érotique exclut l’amour de la vie de Tomas. Cette amitié comporte des règles dont la première de ne jamais laisser une femme s’endormir chez lui. L’amour pour Teresa naît de deux erreurs. Premièrement, il laisse cette dernière s’endormir chez lui lors de sa maladie. Or, « le sommeil partagé est le corps du délit d’amour » (page 27) pour notre Dom Juan. La deuxième erreur de Tomas est la comparaison de Teresa avec un enfant que quelqu’un aurait mis dans une corbeille lâchée au fil d’un fleuve. Or, selon Kundera, les métaphores sont dangereuses : « L’amour commence à l’instant où une femme s’inscrit par une parole dans notre mémoire poétique » (page 301). Son amour pour Teresa naît de cette métaphore, comme en écho à l’amour de Swann pour Odette dans Un amour de Swann : Swann trouve qu'elle ressemble à la fille de Jéthro, dans la fresque de Botticelli. Au départ il trouvait Odette sans grand intérêt, c'est cette comparaison artistique qui lui révélera sa beauté. Dans L’Insoutenable légèreté de l’être, l’amour de Tomas pour Teresa naît de cette métaphore dangereuse.

Franz aussi incarne la pesanteur dans sa manière de concevoir l’amour :

« L’amour, c’était pour lui le désir de s’abandonner au bon vouloir et à la merci de l’autre. Celui qui se livre à l’autre comme le soldat se constitue prisonnier doit d’avance rejeter toutes ses armes. Et, se voyant sans défense, il ne peut s’empêcher de se demander quand viendra le coup » (page 125).

Franz n’aime plus sa femme et ne supporte plus sa vie à ses côtés. Il hait ce qu’elle est devenue, il ne voit plus la femme qui était en elle. Il commence une relation adultère avec Sabina, jeune, originale et fascinante. A l’image de Tomas pour qui le sommeil partagé est signe d’amour, pour Franz, le lit commun est le symbole du mariage. Ainsi, il ne trompe jamais Marie-Claude à Genève. Il s’évertue à amener Sabina avec lui dans des hôtels loin de Genève. Ce qui caractérise la relation entre Franz et Sabina est l’incompréhension, d’où le titre de la partie, « Les mots incompris » qui fait référence au « Petit lexique des mots incompris » grâce auquel Kundera revient sur l’abîme d’incompréhension qui sépare les deux personnages loin d’avoir la même conception de la vie. Ainsi, quand Franz quitte sa femme et sa fille pour retrouver sa liberté, sa légèreté. Mais lorsqu’il l’annonce à Sabina, celle-ci ne comprend pas qu’il ait pu faire une chose pareille : « Pour Sabina, ce fut comme si Franz avait forcé la porte de son intimité » (page 168). Elle est effrayée par cette officialisation de la rupture avec Marie-Claude qui est une manière d’officialiser du même coup sa propre relation avec Franz. Leur relation n’est plus adultère, elle perd toute sa légèreté et subit d’un seul coup le poids d’un lourd fardeau. À partir du moment où Franz quitte sa femme, Sabina ressent tout le poids de son amour et elle se sent comme prise au piège. Si Franz est caractérisé par la fidélité, Sabina, elle, est séduite par la trahison : « Trahir, c’est sortir du rang et partir dans l’inconnu. Sabina ne connaît rien de plus beau que de partir dans l’inconnu » (page 136). Trahison du père, trahison du communisme, trahison de la normalité, trahison de sa propre trahison : « La première trahison est irréparable. Elle provoque, par réaction en chaîne, d’autres trahisons dont chacune nous éloigne de plus en plus de la trahison initiale ». Trahir pour Sabina, c’est échapper au poids, c’est créer la liberté, la légèreté. Mais tout comme Teresa souffre de sa pesanteur, Sabina subit celui de la légèreté : « Ce qui s’était abattu sur elle, ce n’était pas un fardeau, mais l’insoutenable légèreté de l’être » (page 178). Si bien que la légèreté finit par acquérir un poids insupportable.

Finalement, Kundera ne semble pas trancher entre la légèreté et la pesanteur. Tomas et Teresa meurent sous le signe de la pesanteur, dans un accident de camion, Sabina s’exile seule aux Etats-Unis et désirerait mourir sous le signe de la légèreté en dispersant ses cendres.



La beauté du hasard

« Nous croyons tous qu’il est impensable que l’amour de notre vie puisse être quelque chose de léger, quelque chose qui ne pèse rien ; nous nous figurons que notre amour est ce qu’il devrait être ; que sans lui notre vie ne serait pas notre vie » (page 57).

Par cette phrase débute la réflexion de Kundera sur le hasard ou plutôt les hasards qui fondent notre vie entière. Il rejette l’idée qu’à chaque individu corresponde une âme sœur sans qui nous manquerions notre épanouissement. Tomas trouve vertigineux le nombre de hasards sur lesquels repose sa passion pour Teresa. À la page 58, Kundera nous fait le récit de leur rencontre en comptabilisant six hasards sans lesquels ils ne se seraient jamais rencontrés ou alors leur histoire n’aurait pas été la même. L’expression « par hasard » est répétée six fois et elle est mise en évidence par une police en italique. Ainsi, Tomas concluT que Teresa, l’amour de sa vie, celle pour qui il a tout sacrifié est une « incarnation du hasard absolu ». Toutes les décisions les plus fatales de sa vie (son retour de Suisse, l’abandon de son métier de chirurgien, le sacrifice de l’amour physique) reposent sur une série de six hasards et donc sur un amour tout à fait fortuit. Tomas réalise alors que son amour n’est pas un Es muss sein (il le faut), un impératif, une nécessité, mais plutôt quelque chose qui aurait pu se passer tout à fait autrement.

Pour Teresa, le hasard est un signe du destin. Quand elle rencontre Tomas dans le bar de son village de province, elle sait que cet homme inconnu lui est prédestiné car elle a vue en lui beaucoup de signes : le morceau de Beethoven à la radio, le nombre 6, le livre de Tomas, le banc jaune qu’il choisit pour l’attendre…

« Le hasard a de ces sortilèges, pas la nécessité. Pour qu’un amour soit inoubliable, il faut que les hasards s’y rejoignent dès le premier instant comme les oiseux sur les épaules de Saint François d’Assise » (page 78).

Selon Kundera, on ne remarque les appels du hasard, les coïncidences que lorsqu’on en a besoin ou envie. Si Tomas avait été hideux, Teresa n’aurait jamais interprété ces coïncidences comme des signes du destin. Ce sont tous ces signes qui ont donné à Teresa le courage de quitter sa mère tyrannique et son village perdu retrouver Tomas à Prague. Ce sont les six coïncidences qui ont mis en mouvement son amour et sont devenus la source d’énergie où elle s’abreuvera jusqu’à la fin. « L’homme, guidé par le sens de la beauté, transforme l’événement fortuit en un motif qui va ensuite s’inscrire dans la partition de sa vie » (page 81). Le besoin d’amour de Teresa a aiguisé son sens de la beauté et à chaque fois qu’elle entendra ce morceau de Beethoven, elle en sera émue : « tout se qui se passera autour d’elle en cet instant sera nimbé de l’éclat de cette musique, et sera beau ».



Le kitsch


La théorie du kitsch de Kundera est développée dans la sixième partie intitulée « La Grande Marche ». Pour Kundera, le kitsch est « la négation absolue de la merde[6] » : « le kitsch exclut de son champ de vision tout ce que l'existence humaine a d'inacceptable » (page 357).

Il convient de préciser la pensée de Kundera. Il part de l’idée simple que Dieu a une bouche, donc Dieu mange, donc Dieu a des intestins, donc Dieu défèque. Pourtant, cette idée peut apparaître comme blasphématoire : il y a, pour beaucoup de gens, incompatibilité entre Dieu et la merde. Cependant, Dieu a créé l’homme à son image et l’homme défèque. Ainsi, soit Dieu a des intestins, soit l’homme ne ressemble pas à Dieu. Ou bien la merde est acceptable, ou bien la manière dont l’homme a été conçu est intolérable, inadmissible. « En chassant l’homme du Paradis, Dieu lui a révélé sa nature immonde et le dégoût. L’homme a commencé à cacher ce qui lui faisait honte ». Le kitsch est donc un idéal esthétique où la merde est niée et où chacun fait comme si elle n’existait pas.

C’est notamment à travers le personnage de Sabina que Kundera exprime sa théorie sur le kitsch. Sabina hait le kitsch communiste. Elle ne hait pas le communisme, ni sa laideur, elle hait le « masque de beauté » dont se pare le communisme. La première manifestation du kitsch communiste selon elle est le cortège du 1er mai qui célèbre l’union et la fraternité. « La fraternité de tous les hommes ne pourra être fondé que sur le kitsch ». C’est donc une théorie assez pessimiste que celle du kitsch. C’est en politique que le kitsch sévit le plus selon Kundera : il prend l’exemple des hommes politiques qui veulent être en photo avec des enfants en se donnant l’air heureux. Dans un pays où la coexistence de plusieurs partis politique est inexistante, Kundera parle de kitsch totalitaire car « tout ce qui porte atteinte au kitsch est banni de la vie » (individualité, interrogations, scepticisme, ironie…). Le kitsch totalitaire impose à tous un idéal esthétique et normatif. « La question est comme le couteau qui déchire la toile peinte du décor pour qu’on puisse voir ce qui se cache derrière » (page 368). Ainsi, le goulag est comme une « fosse sceptique » où le kitsch « jette ses ordures » : tous les contrevenants au système sont jetés dans les goulags. Ce qui n’est pas jeté est transformé. Ainsi, l’article de Tomas sur Œdipe sera transformé par le kitsch. Tout comme certains des discours de Kundera.

Les tableaux de Sabina dénoncent le kitsch. Un jour qu’elle peignait un tableau pour l’Académie des Beaux-Arts de Prague (qui n’admettait que les portraits des chefs d’états communistes), elle fit une tache par accident sur la toile. Elle comprend alors que derrière le masque de la fraternité communiste se cache l’immonde et la mort. L’art de Sabina devient un combat contre cette esthétique communiste. Chacun de ses tableaux présente cette fissure dans le kitsch : « Devant c’est le mensonge intelligible, et derrière transparaît l’incompréhensible vérité ».

« Avant d’être oubliés, nous seront changés en kitsch » (page 406) nous dit Kundera. On transforme notre vie selon un idéal esthétique. Ainsi, à la mort de Franz, Marie-Claude son ex-femme, récupère son corps et inscrit comme épitaphe sur la pierre tombale : « Après un long égarement, le retour ». En effet, Marie-Claude est persuadée que leur séparation n’est due qu’à une crise de la cinquantaine, qu’il n’a cessé de l’aimer et que, perdu de douleur et de regret, il s’est donné la mort inconsciemment. C’est l’image qu’il restera de Franz, alors que jusqu’au dernier soupir, il haïra sa femme. De la même façon, la misère et la violence au Cambodge se résume par « une grande photo de la star américaine tenant dans ses bras un enfant jaune ». L’homme nie la laideur, le kitsch est un refuge dans la beauté et dans l’ignorance.



Les motifs symboliques

Le chapeau melon de Teresa : c’est l’instrument de ses jeux érotiques avec Tomas mais il s’agit aussi d’un signe d’originalité. Quand elle se coiffe de ce chapeau lors de lses rencontres avec avec Franz, celui-ci ne comprend plus sa maîtresse et trouve son attitude dérangeante voire choquante. C’est encore un motif d’incompréhension entre les deux amants.

Karénine : il s’agit du chien que Tomas offre à Teresa pour apaiser sa souffrance. Son nom lui est donné en référence au livre que Teresa tenait dans sa main le jour où elle est apparue chez Tomas : Anna Karénine. C’est un symbole de stabilité car il n’aime pas le changement. Pour Teresa, il représente l’amour pur, inaltérable et désintéressé. C’est parfois le dernier lien qui unit le couple. D’ailleurs, le couple disparaît dans un accident peu de temps après la mort de Karénine.
 
Notes:

[1] Maison fondée à Toronto en 71 par un Tchèque expatrié. Editions d’écrivains tchèques ou slovaques dont les œuvres ont été interdites sous le régime communiste en Tchécoslovaquie.

[2]Cf. page 319, réflexion de l’auteur sur sa relation avec les personnages crées par lui-même comme des « possibilités qui ne se sont pas réalisées » qui auraient franchi une frontière qu’il n’a fait que contourner. « Le roman n’est pas une confession de l’auteur, mais une exploration de ce qu’est la vie humaine dans le piège qu’est devenu le monde ».

[4] Je ne fais ici que rappeler la situation de départ entre les personnages pour mieux comprendre l’analyse qui suit.

[5] Référence à Beethoven.

[6] Mot employé par Kundera.
 

Source:

Littexpress