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vendredi 19 septembre 2014

Qu'est-ce que l'effondrement ?



Joseph A. Tainter, L'effondrement des sociétés complexes, 1 Introduction à l'effondrement, Qu'est-ce que l'effondrement ?, pp. 4-6, aux éditions Le retour aux sources
Chateau


"Effondrement" est un terme général qui peut couvrir de nombreux types de processus. Il signifie des choses différentes selon les gens. Certains voient l'effondrement comme une chose qui ne pourrait arriver qu'aux sociétés organisées au niveau le plus complexe. Pour eux, la notion de sociétés tribales ou d'horticulteurs villageois qui s'effondrent semble très bizarre. D'autres voient l'effondrement en fonction de la désagrégation économique, dont la fin annoncée de la société industrielle est l'expression ultime. D'autres, encore, mettent en doute l'utilité même de ce concept, faisant remarquer que les styles artistiques et les traditions littéraires survivent souvent à la décentralisation politique.


L'effondrement, tel qu'il est considéré dans le présent ouvrage, est un processus politique. Il peut, ce qui est souvent le cas, avoir des conséquences dans des domaines comme l'économie, l'art et la littérature, mais c'est fondamentalement un sujet de la sphère socio-politique. Une société s'est effondrée lorsqu'elle affiche une perte rapide et déterminante d'un niveau établi de complexité socio-politique. Le terme "niveau établi" est important. Pour être qualifiée d'exemple d'effondrement, une société doit avoir atteint un certain niveau de complexité, ou s'être dirigée vers celui-ci, pendant plus d'une ou deux générations. La disparition de l'empire carolingien n'est donc pas un cas d'effondrement, mais plus simplement une tentative manquée de construire un empire. L'effondrement, à son tour, doit être rapide - ne prenant pas plus que quelques décennies - et doit impliquer une perte substantielle de structure socio-politique. Les pertes qui sont moins sévères, ou qui prennent plus de temps pour se produire, doivent être considérées comme des cas de faiblesses et de déclin.


L'effondrement est manifeste lors des faits suivants :


- Un moindre degré de clivage et de différenciation sociale ;


- Moins de spécialisation économique et professionnelle des personnes, des groupes et des territoires ;


- Moins de contrôle centralisé, c'est-à-dire moins de régulation et d'intégration des divers groupes économiques et politiques par les élites ;


- Moins de contrôle du comportement et moins de discipline excessive ;


- Moins d'investissement dans les épiphénomènes de la complexité, ces éléments qui définissent le concept de "civilisation" : architecture monumentale, réalisations artistiques et littéraires, et tutti quanti ;


- Moins de flux d'information entre les individus, entre les groupes politiques et économiques, et entre un centre politique et sa périphérie ;


- Moins de partage, de commerce et de redistribution des ressources ;


- Moins de coordination et d'organisation d'ensemble des individus et des groupes ;


- Un plus petit territoire intégré au sein d'une seule unité politique.


Certes, toutes les sociétés qui s"effondrent ne seront pas caractérisées de la même façon par chaque item de cette liste, et celle-ci n'est en aucun cas exhaustive. Certaines sociétés qui relèvent de cette définition n'ont pas possédés toutes ces caractéristiques, et effectivement, une société ou deux qui seront introduites dans cet ouvrage n'en ont possédé que quelques unes. Cette liste fournit cependant une description assez concise de ce qui s'est produit dans la plupart des cas d'effondrement connus.


L'effondrement est un processus général qui n'est pas restreint à un type particulier de société ou de niveau de complexité. La complexité dans les sociétés humaines, ainsi qu'elle sera examinée au chapitre 2, n'est pas une proposition absolutiste. Les sociétés varient en complexité le long d'une échelle continue, et toute société qui croît ou décroît en complexité le fait selon la progression de cette échelle. Il n'y a aucun point sur celle-ci où l'on puisse dire que la complexité apparaît. L'expérience des groupes de chasseurs et de cultivateurs tribaux change en complexité, soit elle croît, soit elle décroît, tout aussi sûrement que le font les grandes nations. L'effondrement, impliquant comme il le fait une perte soudaine et considérable d'un niveau établi de complexité, doit être considéré en fonction de la taille de la société dans laquelle il se produit. Des sociétés simples peuvent perdre un niveau établi de complexité, exactement comme le font les grands empires. Les horticulteurs sédentaires peuvent devenir des cueilleurs itinérants et perdre les particularités socio-politiques de la vie villageoise. Une région organisée sous une administration essentiellement centrale peut perdre cette protection hiérarchique et revenir à des villages indépendants et féodaux. Un groupe de cueilleurs peut être si appauvri par la détérioration de l’environnement que le partage et l'organisation sociétale sont largement abandonnés. Ce sont des cas d'effondrement, pas moins que la fin de Rome, et pas moins importants pour leurs populations respectives. En outre, dans la mesure où l'effondrement de sociétés plus simples peut être compris par des principes généraux, ils ne sont pas moins éclairants que le déclin de nations et d'empires. Toute explication de l'effondrement aspirant ouvrir des perspectives générales devrait nous aider à comprendre tout l'éventail de ses manifestations, de la plus simple à la plus complexe. Cela, en effet, est l'un des points centraux de cet ouvrage et de ses objectifs.


Après ces remarques, je me dois de prévenir que définir l’effondrement n'est en fait pas un sujet simple. La présente analyse peut servir à en introduire l'orientation, mais sa définition devra se compléter au fur et à mesure que cet ouvrage progresse.