Camille Polloni
Entreprise individuelle, blocage de sites
internet et interdiction de sortie du territoire : la loi adoptée jeudi
sacrifie la liberté à un semblant de sécurité. Et personne ne bouge.
Une bataille cruciale s’est jouée à l’Assemblée nationale depuis lundi, dans une indifférence quasi-générale. En réalité ce n’est pas une vraie bataille, puisque les (rares) députés présents étaient d’accord sur l’essentiel : la France a besoin d’une quinzième loi antiterroriste en trente ans, conçue sur mesure pour répondre aux départs de résidents français en Syrie, sans un regard pour les affaires sans rapport avec le djihad.
Qu’importent les réserves d’organisations qui défendent les libertés publiques – La Quadrature du Net, la Ligue des droits de l’homme, le Syndicat de la magistrature, le Conseil national du numérique, Reporters sans frontières – et de certains organes de presse – dont Rue89, Le Monde ou Numerama.
Tous disqualifiés d’office par le président de la commission des lois Jean-Jacques Urvoas :
« Les adversaires du texte partagent une même hostilité de principe à toute législation antiterroriste, position dont chacun mesure combien elle est délicate à assumer et à justifier. »
Une mentalité de citadelle assiégée
La situation mériterait donc un texte d’exception, adopté en urgence. Un débat public préalable aurait ralenti cette inéluctable extension des pouvoirs policiers et judiciaires. En 2008, des chercheurs français analysaient dans un livre les politiques antiterroristes menées par les démocraties occidentales « Au nom du 11 Septembre » (éd. La Découverte). Aujourd’hui, le titre en serait sans doute « Au nom des attentats à venir ».
Plusieurs dispositions dérogatoires au droit commun, et parfois au bon sens, ont été adoptées. Elles révèlent une mentalité de citadelle assiégée, fondée sur un principe de précaution et d’anticipation presque paranoïaque : la menace peut venir de n’importe qui, surtout s’il est musulman, seul derrière un ordinateur. Si les amendements les plus fantaisistes ont été retoqués, le texte voté ce jeudi est suffisamment dangereux pour en donner le détail. Avant son passage devant le Sénat.
1/ L’interdiction de sortie du territoire
Privé de papiers
Pendant six mois renouvelables trois fois (jusqu’à deux ans), le ministre de l’Intérieur – et non le pouvoir judiciaire – pourra interdire à un Français de quitter le territoire en lui confisquant sa carte d’identité et son passeport en échange d’un récépissé.
La condition : qu’il existe « des raisons sérieuses de croire qu’il projette des déplacements à l’étranger ayant pour objet la participation à des activités terroristes, des crimes de guerre ou des crimes contre l’humanité ou sur un théâtre d’opérations de groupements terroristes et dans des conditions susceptibles de le conduire à porter atteinte à la sécurité publique lors de son retour sur le territoire français ».
Ces « raisons sérieuses » ne font aucune référence explicite à une condamnation passée, ni à des poursuites judiciaires en cours. Uniquement à des projets qui auraient été repérés par les services de renseignement. Une mise en examen pour un motif terroriste permettrait pourtant d’interdire la sortie du territoire, soit en incarcérant le suspect, soit en lui imposant un contrôle judiciaire qui l’oblige à rester sur le territoire.
Trois ans de prison et 45 000 euros d’amende
Une fois l’interdiction prononcée, passer outre expose à trois ans de prison et 45 000 euros d’amende. Alertées, les entreprises de transport de tout l’espace Schengen devront refuser les réservations de ce passager.
Dans les quinze jours suivant la décision, la personne concernée pourra saisir un juge administratif pour tenter de la faire annuler. En théorie, l’administration « ne pourra se prévaloir d’éléments classifiés », a assuré le ministre de l’Intérieur Bernard Cazeneuve en réponse aux inquiétudes des Verts. Mais cette précision de taille n’est pas inscrite dans la loi. Sachant que tous les travaux de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI, nouveau nom de la DCRI) sont classifiées, on peut s’interroger sur les éléments portés à la connaissance de la justice.
La constitutionnalité de cette entrave administrative à la liberté de circulation pourrait logiquement être contestée. Puisque les députés ne saisiront pas le Conseil constitutionnel, un particulier qui s’estimerait victime d’une telle mesure pourra soulever une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) à l’occasion d’une procédure judiciaire.
2/ L’entreprise individuelle terroriste
Privé de copains
Dans un entretien à Rue89 fin juin, l’universitaire Laurent Bonelli revient sur « la figure du loup solitaire », qui « catalyse toutes les peurs ».
« Des formes de violence individuelle peuvent bien sûr voir le jour, mais elles relèvent de dimensions plus psychologiques. [...] Des agents de renseignement appellent ce type de cas les “ dossiers camisole ”. L’individu, pour une raison X ou Y, “ disjoncte ” et ensuite drape son acte dans un système de justifications préexistant. [...]
Si ce n’était pas au nom de l’islam, ce pourrait être parce que des extraterrestres lui ont commandé de le faire ou parce que la planète est en danger. C’est différent de la violence politique, dans laquelle un projet collectif est à l’œuvre même si à la fin, les individus qui commettent les actions peuvent être peu nombreux. »
Cette expression de « loup solitaire », déjà critiquée dans nos colonnes pour son impuissance à décrire la situation d’individus comme Mohammed Merah ou Mehdi Nemmouche, a finalement gagné. A force d’être répétée, elle prend force de loi.
Deux critères cumulés
Le délit d’entreprise individuelle terroriste vient compléter une qualification pénale créée il y a trente ans : l’association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste. Il faut bien avouer qu’avec la législation actuelle, on n’était parfois pas loin de l’association de malfaiteurs tout seul.
Le procès d’Adlène Hicheur, en 2012, était emblématique à ce titre : un seul prévenu sur le banc, mais une « entente » matérialisée par des échanges sur Internet avec un correspondant interrogé par les services algériens dans des conditions douteuses.
Pour caractériser l’entreprise individuelle, il faudra démontrer la détention d’objets ou de substances dangereuses (armes ou explosifs) ainsi qu’un deuxième critère parmi les suivants :
recueillir des renseignements sur un lieu ou des personnes. Des repérages en vue d’un attentat, pour faire simple ;
se former au maniement des armes, au combat, à l’utilisation de substances dangereuses ou au pilotage ;
consulter des sites ou de la littérature « provoquant directement à la commission d’actes de terrorisme ou en faisant l’apologie » ;
« Avoir séjourné à l’étranger sur un théâtre d’opérations de groupements terroristes ou dans une zone où sont commis des crimes de guerre ou des crimes contre l’humanité. »
Ce nouveau délit sera passible de dix ans de prison et 150 000 euros d’amende. Deux questions reste en suspens : quel type d’arme est précisément visé ? La série de critères est-elle suffisamment précise ?
Comme le demandait la députée écologiste Isabelle Attard mercredi soir, « est-ce que posséder un couteau de cuisine et “L’Insurrection qui vient” suffit à caractériser l’intention terroriste ? » Ou pour rester dans le ton de la loi, la curiosité d’un internaute musulman pour les vidéos de propagande de l’Etat islamique, doublée de la pratique d’un sport de combat, est-elle une infraction ?
3/ Le blocage des sites internet
Privé d’ordi
La loi Cazeneuve traite Internet comme une menace, voire comme une circonstance aggravante. L’apologie du terrorisme a été « sortie » de la loi sur la presse pour être insérée dans le code pénal, ce qui allonge les délais de prescription.
Punie de cinq ans de prison, elle sera passible de sept ans quand elle a lieu sur Internet, malgré l’opposition du député socialiste Christian Paul. Rien ne justifie une telle différence de traitement.
Autre nouveauté, les policiers auront le droit d’infiltrer sous pseudonyme des échanges électroniques. Mais l’une des mesures-phares est la neutralisation des sites internet « incitant au terrorisme ou en faisant l’apologie ». Pour cela, on se passera encore d’un juge.
Les fournisseurs d’accès priés d’obtempérer
Les éditeurs d’un tel site peuvent déjà être poursuivis devant les tribunaux, mais la procédure adoptée est plus expéditive : s’ils ne retirent pas le contenu litigieux sous 24 heures, les services de renseignement pourront demander aux fournisseurs d’accès de bloquer leur site.
La loi étend ainsi au terrorisme un dispositif prévu dans la Loppsi 2 pour la pédopornographie. Mais « jamais mise en œuvre », précise Le Monde, « faute de décret d’application, les négociations entre les pouvoirs publics et les fournisseurs d’accès à Internet (FAI) ayant achoppé sur la question du dédommagement du blocage et sa méthode ».
Non seulement cette solution pose de grandes difficultés techniques, mais elle pourrait s’avérer contre-productive. Les services de police travaillent sur les sites qu’ils surveillent, et les fermer les priverait d’une source importante d’informations.
Bien sûr, une grande partie de la propagande djihadiste passe par d’autres canaux que des sites dédiés. YouTube, Twitter, Facebook et d’autres plate-formes sont-elles menacées de blocage ? Une fois l’affichage politique passé, les services de renseignement décideront peut-être de recourir avec parcimonie à cet outil. C’est tout ce qu’on peut espérer.
Une bataille cruciale s’est jouée à l’Assemblée nationale depuis lundi, dans une indifférence quasi-générale. En réalité ce n’est pas une vraie bataille, puisque les (rares) députés présents étaient d’accord sur l’essentiel : la France a besoin d’une quinzième loi antiterroriste en trente ans, conçue sur mesure pour répondre aux départs de résidents français en Syrie, sans un regard pour les affaires sans rapport avec le djihad.
Qu’importent les réserves d’organisations qui défendent les libertés publiques – La Quadrature du Net, la Ligue des droits de l’homme, le Syndicat de la magistrature, le Conseil national du numérique, Reporters sans frontières – et de certains organes de presse – dont Rue89, Le Monde ou Numerama.
Tous disqualifiés d’office par le président de la commission des lois Jean-Jacques Urvoas :
« Les adversaires du texte partagent une même hostilité de principe à toute législation antiterroriste, position dont chacun mesure combien elle est délicate à assumer et à justifier. »
Une mentalité de citadelle assiégée
La situation mériterait donc un texte d’exception, adopté en urgence. Un débat public préalable aurait ralenti cette inéluctable extension des pouvoirs policiers et judiciaires. En 2008, des chercheurs français analysaient dans un livre les politiques antiterroristes menées par les démocraties occidentales « Au nom du 11 Septembre » (éd. La Découverte). Aujourd’hui, le titre en serait sans doute « Au nom des attentats à venir ».
Plusieurs dispositions dérogatoires au droit commun, et parfois au bon sens, ont été adoptées. Elles révèlent une mentalité de citadelle assiégée, fondée sur un principe de précaution et d’anticipation presque paranoïaque : la menace peut venir de n’importe qui, surtout s’il est musulman, seul derrière un ordinateur. Si les amendements les plus fantaisistes ont été retoqués, le texte voté ce jeudi est suffisamment dangereux pour en donner le détail. Avant son passage devant le Sénat.
1/ L’interdiction de sortie du territoire
Privé de papiers
Pendant six mois renouvelables trois fois (jusqu’à deux ans), le ministre de l’Intérieur – et non le pouvoir judiciaire – pourra interdire à un Français de quitter le territoire en lui confisquant sa carte d’identité et son passeport en échange d’un récépissé.
La condition : qu’il existe « des raisons sérieuses de croire qu’il projette des déplacements à l’étranger ayant pour objet la participation à des activités terroristes, des crimes de guerre ou des crimes contre l’humanité ou sur un théâtre d’opérations de groupements terroristes et dans des conditions susceptibles de le conduire à porter atteinte à la sécurité publique lors de son retour sur le territoire français ».
Ces « raisons sérieuses » ne font aucune référence explicite à une condamnation passée, ni à des poursuites judiciaires en cours. Uniquement à des projets qui auraient été repérés par les services de renseignement. Une mise en examen pour un motif terroriste permettrait pourtant d’interdire la sortie du territoire, soit en incarcérant le suspect, soit en lui imposant un contrôle judiciaire qui l’oblige à rester sur le territoire.
Trois ans de prison et 45 000 euros d’amende
Une fois l’interdiction prononcée, passer outre expose à trois ans de prison et 45 000 euros d’amende. Alertées, les entreprises de transport de tout l’espace Schengen devront refuser les réservations de ce passager.
Dans les quinze jours suivant la décision, la personne concernée pourra saisir un juge administratif pour tenter de la faire annuler. En théorie, l’administration « ne pourra se prévaloir d’éléments classifiés », a assuré le ministre de l’Intérieur Bernard Cazeneuve en réponse aux inquiétudes des Verts. Mais cette précision de taille n’est pas inscrite dans la loi. Sachant que tous les travaux de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI, nouveau nom de la DCRI) sont classifiées, on peut s’interroger sur les éléments portés à la connaissance de la justice.
La constitutionnalité de cette entrave administrative à la liberté de circulation pourrait logiquement être contestée. Puisque les députés ne saisiront pas le Conseil constitutionnel, un particulier qui s’estimerait victime d’une telle mesure pourra soulever une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) à l’occasion d’une procédure judiciaire.
2/ L’entreprise individuelle terroriste
Privé de copains
Dans un entretien à Rue89 fin juin, l’universitaire Laurent Bonelli revient sur « la figure du loup solitaire », qui « catalyse toutes les peurs ».
« Des formes de violence individuelle peuvent bien sûr voir le jour, mais elles relèvent de dimensions plus psychologiques. [...] Des agents de renseignement appellent ce type de cas les “ dossiers camisole ”. L’individu, pour une raison X ou Y, “ disjoncte ” et ensuite drape son acte dans un système de justifications préexistant. [...]
Si ce n’était pas au nom de l’islam, ce pourrait être parce que des extraterrestres lui ont commandé de le faire ou parce que la planète est en danger. C’est différent de la violence politique, dans laquelle un projet collectif est à l’œuvre même si à la fin, les individus qui commettent les actions peuvent être peu nombreux. »
Cette expression de « loup solitaire », déjà critiquée dans nos colonnes pour son impuissance à décrire la situation d’individus comme Mohammed Merah ou Mehdi Nemmouche, a finalement gagné. A force d’être répétée, elle prend force de loi.
Deux critères cumulés
Le délit d’entreprise individuelle terroriste vient compléter une qualification pénale créée il y a trente ans : l’association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste. Il faut bien avouer qu’avec la législation actuelle, on n’était parfois pas loin de l’association de malfaiteurs tout seul.
Le procès d’Adlène Hicheur, en 2012, était emblématique à ce titre : un seul prévenu sur le banc, mais une « entente » matérialisée par des échanges sur Internet avec un correspondant interrogé par les services algériens dans des conditions douteuses.
Pour caractériser l’entreprise individuelle, il faudra démontrer la détention d’objets ou de substances dangereuses (armes ou explosifs) ainsi qu’un deuxième critère parmi les suivants :
recueillir des renseignements sur un lieu ou des personnes. Des repérages en vue d’un attentat, pour faire simple ;
se former au maniement des armes, au combat, à l’utilisation de substances dangereuses ou au pilotage ;
consulter des sites ou de la littérature « provoquant directement à la commission d’actes de terrorisme ou en faisant l’apologie » ;
« Avoir séjourné à l’étranger sur un théâtre d’opérations de groupements terroristes ou dans une zone où sont commis des crimes de guerre ou des crimes contre l’humanité. »
Ce nouveau délit sera passible de dix ans de prison et 150 000 euros d’amende. Deux questions reste en suspens : quel type d’arme est précisément visé ? La série de critères est-elle suffisamment précise ?
Comme le demandait la députée écologiste Isabelle Attard mercredi soir, « est-ce que posséder un couteau de cuisine et “L’Insurrection qui vient” suffit à caractériser l’intention terroriste ? » Ou pour rester dans le ton de la loi, la curiosité d’un internaute musulman pour les vidéos de propagande de l’Etat islamique, doublée de la pratique d’un sport de combat, est-elle une infraction ?
3/ Le blocage des sites internet
Privé d’ordi
La loi Cazeneuve traite Internet comme une menace, voire comme une circonstance aggravante. L’apologie du terrorisme a été « sortie » de la loi sur la presse pour être insérée dans le code pénal, ce qui allonge les délais de prescription.
Punie de cinq ans de prison, elle sera passible de sept ans quand elle a lieu sur Internet, malgré l’opposition du député socialiste Christian Paul. Rien ne justifie une telle différence de traitement.
Autre nouveauté, les policiers auront le droit d’infiltrer sous pseudonyme des échanges électroniques. Mais l’une des mesures-phares est la neutralisation des sites internet « incitant au terrorisme ou en faisant l’apologie ». Pour cela, on se passera encore d’un juge.
Les fournisseurs d’accès priés d’obtempérer
Les éditeurs d’un tel site peuvent déjà être poursuivis devant les tribunaux, mais la procédure adoptée est plus expéditive : s’ils ne retirent pas le contenu litigieux sous 24 heures, les services de renseignement pourront demander aux fournisseurs d’accès de bloquer leur site.
La loi étend ainsi au terrorisme un dispositif prévu dans la Loppsi 2 pour la pédopornographie. Mais « jamais mise en œuvre », précise Le Monde, « faute de décret d’application, les négociations entre les pouvoirs publics et les fournisseurs d’accès à Internet (FAI) ayant achoppé sur la question du dédommagement du blocage et sa méthode ».
Non seulement cette solution pose de grandes difficultés techniques, mais elle pourrait s’avérer contre-productive. Les services de police travaillent sur les sites qu’ils surveillent, et les fermer les priverait d’une source importante d’informations.
Bien sûr, une grande partie de la propagande djihadiste passe par d’autres canaux que des sites dédiés. YouTube, Twitter, Facebook et d’autres plate-formes sont-elles menacées de blocage ? Une fois l’affichage politique passé, les services de renseignement décideront peut-être de recourir avec parcimonie à cet outil. C’est tout ce qu’on peut espérer.
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