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mercredi 17 septembre 2014

Trop payés, les profs ?

Jean-Paul Brighelli
 
Une étude compare les salaires des enseignants dans les pays de l'OCDE. Le résultat est cruel pour les enseignants français, et scandaleux pour les instituteurs.

Chateau

Vieille rengaine : par rapport à ce qu'ils travaillent (si peu, dit le patron de mon bistrot), les enseignants français sont bien payés. Ce qui, ajoute-t-il, ne les empêche pas de se plaindre et d'être tout le temps en grève.

Ah oui ?

La vérité des prix

L'OCDE vient de rendre publiques ses analyses statistiques sur l'année 2013. Résumons : les salaires des enseignants français se situent en tête de ceux du bloc de l'Est. Et en queue de ceux de l'Ouest. Un enseignant français gagne plus qu'un Bulgare, et deux fois moins qu'un Allemand - sans parler des Luxembourgeois, largement hors jeu. Même les Italiens, qui longtemps nous ont talonnés, sont passés devant.

Pour celles et ceux qu'une avalanche de chiffres n'effraie pas, la synthèse chiffrée de l'OCDE est là (1).

Comme les enseignants ont l'habitude d'être les dernières roues de la charrette, et que mes lecteurs sont de vrais libéraux qui trouvent en général qu'ils sont déjà beaucoup trop payés, je n'en parlerais pas si deux publications, qui ne sont pas exactement des refuges de gauchistes, Alternatives économiques et Les Échos, n'avaient proposé ces derniers jours des analyses qui vont au-delà du teacher bashing ordinaire (j'essaie de me mettre à l'anglais pour complaire à Geneviève Fioraso, mais c'est dur).

Que disent les éditorialistes de ces deux distingués confrères?

Les instits, un lumpenprolétariat

"Au Danemark et en Autriche par exemple, explique Naïri Nahapétian dans Alternatives économiques, les salaires moyens annuels en fin de carrière sont respectivement de 70 000 et 57 800 euros brut par an. En Finlande, en Belgique, au Royaume-Uni, en Suède, au Portugal et en Italie, l'enseignement est un métier bien mieux rémunéré qu'en France. Et c'est essentiellement dans les pays de l'Est qu'on est moins bien payé. Ainsi, le salaire d'un enseignant français du secondaire en fin de carrière est inférieur de 10 % à la moyenne de l'Union européenne. Et celui d'un enseignant du primaire inférieur de 30 %. D'après l'OCDE, les salaires statutaires des enseignants français n'ont en outre pas progressé en prix constants depuis 2008."

C'est la grande "révélation" de l'étude. Non seulement les enseignants (recrutés désormais à bac + 5, je le rappelle) sont des parias, mais les instituteurs constituent une sous-classe, un lumpenprolétariat à l'intérieur même du corps enseignant. 30 % de moins, ce n'est pas rien, et c'est intolérable, souligne L'Express - autre organe de l'extrême gauche survoltée.

L'article de Jean-François Pécresse, dans Les Échos, est encore plus net. L'auteur s'est intéressé à un aspect du rapport de l'OCDE qui a été par ailleurs peu commenté : la corrélation entre le revenu des maîtres et la réussite des élèves. "L'argent des enseignants, dit-il, ne fait pas la réussite des élèves, mais il y contribue. [...] Il n'est pas au monde de système éducatif qui réussisse sans apporter à ses professeurs la considération, financière ou sociale, qu'ils méritent. [...] Bien sûr, quand bien même ce gouvernement renoncerait enfin à recruter toujours plus d'enseignants moins bien payés, il faudrait encore inciter les plus expérimentés à aller exercer dans ces zones de non-droit à une éducation de qualité. Il ne suffit pas de mieux payer les enseignants, mais c'est nécessaire. Car nulle part la qualité d'un système éducatif n'excède celle de ses enseignants."

Qui mérite le plus ?

"Dis-moi combien tu gagnes, je te dirai ce que tu vaux" : les mots sont monstrueusement ambigus. Entendons-nous : personne de sensé ne mesurera la valeur d'un individu à l'épaisseur de son salaire - tout comme aucun prof ne confond la note que mérite un devoir et ce que vaut l'élève qui l'a produit. Mais les enfants, justement parce qu'ils sont des gosses, vont au plus court. Un joueur de foot (1 million d'euros par mois) vaut davantage qu'un animateur télé (on se rappelle que ni Michel Denisot ni Jean-Michel Aphatie n'avaient voulu répondre à Nicolas Dupont-Aignan qui leur demandait ce qu'ils gagnaient - une vidéo bien difficile à trouver, Canal+ l'ayant fait disparaître, mais que l'on peut voir ici). Ceux-ci valent plus qu'un conseiller de ministre (10 000 à 12 000 euros par mois), lequel pèse forcément plus que les profs qu'il gère - 1 600 euros mensuels en début de carrière.

Alors, certes, même les "hussards noirs" de la IIIe République ne roulaient pas sur l'or. Mais ils étaient fort considérés, dans une France encore rurale où la notion même de salaire n'était pas la norme. Les enseignants des années 1970 pouvaient encore s'offrir une maison, au bout de vingt ans de métier : depuis cette époque, les salaires ont dramatiquement baissé, en valeur absolue, pendant que ceux des confrères européens augmentaient fort raisonnablement. Et vous voudriez que les enfants, qui n'aiment que ce qui brille, nous considèrent autrement qu'avec pitié ou dédain ?

Pire encore. Plusieurs petites annonces de Pôle emploi proposent, pour aguicher les étudiants à bac + 5 tentés par le métier, le salaire attrayant de... 9,53 euros de l'heure. Par exemple ici est proposé un CDD de 12 mois, à Auvers-sur-Oise. Van Gogh s'y est suicidé. C'est peut-être ce qui arrivera à l'enseignant de mathématiques qui acceptera ce salaire mirobolant pour 18 heures hebdomadaires de cours en collège. 686 euros par mois ! Sûr que ce métier de paresseux ne mérite pas plus, dirait encore mon patron de bistro.

Revaloriser les débuts de carrière

Dans Tableau noir, qui vient de paraître (chez Hugo doc) et qui rassemble mes principales chroniques, parues ici et ailleurs, je propose que les salaires de départ des enseignants soient relevés unilatéralement de 50 % - ne serait-ce que pour attirer à nouveau des étudiants qualifiés et motivés. La vocation, comme son étymologie l'indique, est un appel - et ma foi, il n'est pas mauvais qu'en écho de l'appel, il y ait une incitation financière cohérente avec cinq années d'études difficiles et des conditions de travail souvent inimaginables.

Quant à trouver de l'argent... Il suffirait de supprimer le bac, qui n'est plus que l'ombre d'une ombre, ou de réduire le train de vie de cette haute administration pléthorique - ou, comme nous l'avons vu tout récemment, de reconsidérer les donations à fonds perdu à tant d'associations forcément indispensables.

Qu'on me comprenne bien. J'enseigne en prépa, et je gagne de quoi manger et me loger et m'offrir des livres. C'est pour les débutants que je demande cet effort. Sans oublier que, plus globalement, à études égales, les différences de concours ou de niveau d'enseignement entre instituteurs, certifiés et agrégés peuvent entraîner de légères différences de rémunération, mais ne justifient en aucun cas des écarts de salaire aussi monstrueux. 30 % ! Quel agrégé se regardera dans son miroir en disant à voix haute : "Je vaux 30 % de plus que l'instituteur qui apprend à lire à mes enfants ?"

Et face à des enseignants mieux considérés, les enfants, respectueux a priori devant l'argent, apprendront ensuite à saluer le savoir. Ce qui leur permettra de comprendre, plus tard, que l'on n'est pas forcément ce que l'on gagne, et qu'il est des gens de bien - eux-mêmes, peut-être - qui ne sont pas Crésus. Mais on n'en prend pas le chemin - sauf révolution des mentalités, des habitudes, et des choix politiques. 
 
Notes:

(1) http://www.oecd-ilibrary.org/fr/education/salaire-des-enseignants_teachsal-table-fr

Source:

Le Point