Eléonore de Vulpillières
Pour Yves-Marie Cann, la gauche de la gauche
est confrontée à une division et un problème de crédibilité qui
l'empêchent de peser davantage dans les débats.
LE FIGARO. - François de Rugy, co-président du groupe écologiste au Sénat, vient de démissionner d'EELV dont il dénonce la «dérive gauchiste». Ce parti traversé par d'importantes tensions internes paraît n'avoir jamais trouvé sa place sur l'échiquier politique, entre ceux qui entendaient faire cavalier seul et les partisans d'une implication gouvernementale. Comment interpréter ce positionnement?
Yves-Marie CANN. - A bien des égards, le départ de François de Rugy d'EELV apparaissait comme inéluctable depuis plusieurs semaines, si ce n'est plusieurs mois. D'autres députés écologistes pourraient d'ailleurs suivre son exemple compte tenu de l'état de tension qui prévaut au sein du groupe écologiste à l'Assemblée nationale. Au-delà des conflits de personnes pouvant exister, cette démission repose avant tout sur des divergences stratégiques qui ont pris une tournure nouvelle et n'ont cessé de s'exacerber depuis le départ de Cécile Duflot et Pascal Canfin du gouvernement en mars 2014. La question de fond qui conduit aujourd'hui au départ de François de Rugy est simple: EELV est-elle plus utile à l'intérieur ou hors du gouvernement? La première hypothèse de réponse qu'il défend requiert l'art du compromis politique au quotidien pour influer sur la ligne gouvernementale et «verdir» autant que possible l'action du gouvernement. A l'opposé, les tenants de la seconde hypothèse ont adopté une posture plus radicale: l'idéal écologiste doit prévaloir quoi qu'il en coûte. Le fait est aujourd'hui que la la base militante d'EELV prône fermement la seconde solution, à rebours non seulement d'un certain nombre de parlementaires (François de Rugy, Barbara Pompili et Jean-Vincent Placé en tête) mais aussi des sympathisants écologistes qui seraient majoritairement favorables à la présence des écologistes au gouvernement.
Comment expliquer que la gauche de la gauche se montre aussi électoralement à la traîne? Malgré la percée du Front de gauche en 2012, avec 11,11% des voix, il semblerait que ce courant soit fragmenté et difficilement force de proposition…
La réussite de Jean-Luc Mélenchon en 2012, c'est d'avoir réussi à fédérer sur son nom les électeurs de la gauche de la gauche à la présidentielle. Toutefois dès cette élection, le leader du Front de gauche n'a pas réussi à élargir son assise électorale. Cet enseignement a d'ailleurs été confirmé depuis l'élection de François Hollande à la présidence de la République. J'en veux pour preuve que dans les enquêtes d'opinion et aux élections intermédiaires la gauche de la gauche ne capitalise au mieux que très modérément sur l'impopularité de l'exécutif et le mécontentement que suscite son action et l'absence de résultats. Les violents réquisitoires et les prises de parole passionnées de Jean-Luc Mélenchon à l'encontre de l'exécutif n'y changent rien, car au-delà des postures contestataires et radicales réside là une question de fond, celle de la crédibilité. Au-delà de son étiage traditionnel, la gauche de la gauche ne convainc pas les déçus de la présidence Hollande.
Jean-Luc Mélenchon, après avoir déclaré sur Europe 1 le 26 juin 2011 que «Prôner la sortie de l'euro rel[evait] du maréchalisme» a estimé le 23 août 2015 dans le JDD: «Clairement, s'il faut choisir entre l'indépendance de la France et l'euro, je choisi l'indépendance. S'il faut choisir entre l'euro et la souveraineté nationale, je choisis la souveraineté nationale.» Comment expliquer ce revirement?
Mettons d'abord au crédit de Jean-Luc Mélenchon que son propos du 23 août est au conditionnel, pose une hypothèse, lorsque Marine Le Pen et le Front national prônent eux une sortie pure et simple de l'euro, par principe. Jean-Luc Mélenchon conditionne celle-ci à l'éventualité d'une perte de souveraineté française, en ayant à l'esprit la situation en Grèce et ce qui s'y passé ces dernières semaines. Nul doute que si de tels événements venaient à se produire en France, il ne serait pas le seul à prôner une sortie de l'euro, que ce soit au Parti socialiste ou chez Les Républicains!
Le Front national profite-t-il du délitement de la gauche radicale?
Ce dont profite aujourd'hui le Front national avant tout c'est d'une forme de désenchantement de l'alternance gauche-droite que nous avons quasi-systématiquement connue à chaque scrutin national ces trente dernières années. L'incapacité des gouvernants de droite comme de gauche à résoudre les maux récurrents de la société française et à obtenir des résultats économiques tangibles suscitent aujourd'hui un rejet qui atteint des niveaux inédits sous la Cinquième République. Ce phénomène, nous l'observons plus particulièrement parmi les catégories de population les plus fragiles mais aussi les classes moyennes inférieures craignant d'être rattrapées par le «descenceur social» qu'avaient très bien décrit les sociologues Philippe Guibert et Alain Mergier dès 2006.
La force du Front national, c'est qu'il s'adresse aux risques ressentis - à tort ou à raison - par beaucoup de Français et qui structurent leur vote. Ces risques, s'articulent autour de trois dimensions clés proches de celles identifiées par Laurent Bouvet dans L'insécurité culturelle : les risques «physiques» (l'insécurité, par exemple), les risques «économiques et sociaux» (chômage, pouvoir d'achat, etc.) et enfin les risques «culturels» (islam, immigration, etc.). Les gouvernants et ceux qui aspirent à exercer des responsabilités se doivent de prendre en compte ces risques structurants et de les contenir car, passé un certain degré de diffusion au sein de la société, ceux-ci ont des effets politiques De l'incapacité des principales formations politiques de gauche et de droite à prendre en compte ces risques (et toute la part de subjectivité qui les entoure) résulte un boulevard pour le Front national.
LE FIGARO. - François de Rugy, co-président du groupe écologiste au Sénat, vient de démissionner d'EELV dont il dénonce la «dérive gauchiste». Ce parti traversé par d'importantes tensions internes paraît n'avoir jamais trouvé sa place sur l'échiquier politique, entre ceux qui entendaient faire cavalier seul et les partisans d'une implication gouvernementale. Comment interpréter ce positionnement?
Yves-Marie CANN. - A bien des égards, le départ de François de Rugy d'EELV apparaissait comme inéluctable depuis plusieurs semaines, si ce n'est plusieurs mois. D'autres députés écologistes pourraient d'ailleurs suivre son exemple compte tenu de l'état de tension qui prévaut au sein du groupe écologiste à l'Assemblée nationale. Au-delà des conflits de personnes pouvant exister, cette démission repose avant tout sur des divergences stratégiques qui ont pris une tournure nouvelle et n'ont cessé de s'exacerber depuis le départ de Cécile Duflot et Pascal Canfin du gouvernement en mars 2014. La question de fond qui conduit aujourd'hui au départ de François de Rugy est simple: EELV est-elle plus utile à l'intérieur ou hors du gouvernement? La première hypothèse de réponse qu'il défend requiert l'art du compromis politique au quotidien pour influer sur la ligne gouvernementale et «verdir» autant que possible l'action du gouvernement. A l'opposé, les tenants de la seconde hypothèse ont adopté une posture plus radicale: l'idéal écologiste doit prévaloir quoi qu'il en coûte. Le fait est aujourd'hui que la la base militante d'EELV prône fermement la seconde solution, à rebours non seulement d'un certain nombre de parlementaires (François de Rugy, Barbara Pompili et Jean-Vincent Placé en tête) mais aussi des sympathisants écologistes qui seraient majoritairement favorables à la présence des écologistes au gouvernement.
Comment expliquer que la gauche de la gauche se montre aussi électoralement à la traîne? Malgré la percée du Front de gauche en 2012, avec 11,11% des voix, il semblerait que ce courant soit fragmenté et difficilement force de proposition…
La réussite de Jean-Luc Mélenchon en 2012, c'est d'avoir réussi à fédérer sur son nom les électeurs de la gauche de la gauche à la présidentielle. Toutefois dès cette élection, le leader du Front de gauche n'a pas réussi à élargir son assise électorale. Cet enseignement a d'ailleurs été confirmé depuis l'élection de François Hollande à la présidence de la République. J'en veux pour preuve que dans les enquêtes d'opinion et aux élections intermédiaires la gauche de la gauche ne capitalise au mieux que très modérément sur l'impopularité de l'exécutif et le mécontentement que suscite son action et l'absence de résultats. Les violents réquisitoires et les prises de parole passionnées de Jean-Luc Mélenchon à l'encontre de l'exécutif n'y changent rien, car au-delà des postures contestataires et radicales réside là une question de fond, celle de la crédibilité. Au-delà de son étiage traditionnel, la gauche de la gauche ne convainc pas les déçus de la présidence Hollande.
Jean-Luc Mélenchon, après avoir déclaré sur Europe 1 le 26 juin 2011 que «Prôner la sortie de l'euro rel[evait] du maréchalisme» a estimé le 23 août 2015 dans le JDD: «Clairement, s'il faut choisir entre l'indépendance de la France et l'euro, je choisi l'indépendance. S'il faut choisir entre l'euro et la souveraineté nationale, je choisis la souveraineté nationale.» Comment expliquer ce revirement?
Mettons d'abord au crédit de Jean-Luc Mélenchon que son propos du 23 août est au conditionnel, pose une hypothèse, lorsque Marine Le Pen et le Front national prônent eux une sortie pure et simple de l'euro, par principe. Jean-Luc Mélenchon conditionne celle-ci à l'éventualité d'une perte de souveraineté française, en ayant à l'esprit la situation en Grèce et ce qui s'y passé ces dernières semaines. Nul doute que si de tels événements venaient à se produire en France, il ne serait pas le seul à prôner une sortie de l'euro, que ce soit au Parti socialiste ou chez Les Républicains!
Le Front national profite-t-il du délitement de la gauche radicale?
Ce dont profite aujourd'hui le Front national avant tout c'est d'une forme de désenchantement de l'alternance gauche-droite que nous avons quasi-systématiquement connue à chaque scrutin national ces trente dernières années. L'incapacité des gouvernants de droite comme de gauche à résoudre les maux récurrents de la société française et à obtenir des résultats économiques tangibles suscitent aujourd'hui un rejet qui atteint des niveaux inédits sous la Cinquième République. Ce phénomène, nous l'observons plus particulièrement parmi les catégories de population les plus fragiles mais aussi les classes moyennes inférieures craignant d'être rattrapées par le «descenceur social» qu'avaient très bien décrit les sociologues Philippe Guibert et Alain Mergier dès 2006.
La force du Front national, c'est qu'il s'adresse aux risques ressentis - à tort ou à raison - par beaucoup de Français et qui structurent leur vote. Ces risques, s'articulent autour de trois dimensions clés proches de celles identifiées par Laurent Bouvet dans L'insécurité culturelle : les risques «physiques» (l'insécurité, par exemple), les risques «économiques et sociaux» (chômage, pouvoir d'achat, etc.) et enfin les risques «culturels» (islam, immigration, etc.). Les gouvernants et ceux qui aspirent à exercer des responsabilités se doivent de prendre en compte ces risques structurants et de les contenir car, passé un certain degré de diffusion au sein de la société, ceux-ci ont des effets politiques De l'incapacité des principales formations politiques de gauche et de droite à prendre en compte ces risques (et toute la part de subjectivité qui les entoure) résulte un boulevard pour le Front national.
notes |
Yves-Marie Cann est politologue, spécialiste de l'opinion publique. Après avoir débuté sa carrière à l'Ifop, il a dirigé les études politiques et d'opinion à l'Institut CSA. |
Source |