Sébastien Crépel
Trois mille nantis ont touché chacun plus de
240 000 euros de remise d’impôt en 2014, comme à l’époque
du bouclier
de Sarkozy, entre 2007 et 2011. Une illustration de l’injustice du
système fiscal, que ne comble pas la baisse d’impôt sur le revenu des
foyers modestes.
Les vrais gagnants de la grande ristourne fiscale ne sont pas forcément ceux que l’on croit. Annoncée à coups de grosse caisse par le gouvernement, la baisse de l’impôt sur le revenu (IR), dont les avis commencent à parvenir dans les foyers français, devrait concerner 9 millions de ménages, pour un montant global avoisinant les 3,2 milliards d’euros. Pourtant, d’autres chiffres révélés hier par les Échos jettent une lumière bien différente sur la politique fiscale française. Alors que la diminution annoncée de l’IR bénéficiera essentiellement aux ménages aux revenus les plus modestes, à l’autre extrémité de l’échelle sociale, les plus nantis se sont vu octroyer, dès l’an dernier, des réductions considérables de leur imposition. Selon le quotidien économique, qui a eu accès aux dernières données du ministère des Finances pour l’année 2014, une petite frange de redevables de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) a profité d’un véritable pactole de remise d’impôt. Exactement 3 290 contribuables, disposant chacun d’un patrimoine personnel supérieur à 10 millions d’euros, ont bénéficié d’une ristourne de 246 674 euros par foyer, en moyenne, sur la somme dont ils auraient normalement dû s’acquitter auprès du Trésor public. Coût total pour l’État – et donc pour l’ensemble des contribuables : environ 800 millions d’euros. Une somme qui s’élève à près de 1 milliard (926 millions d’euros exactement, + 27 % sur 2013), si l’on y ajoute les réductions accordées aux autres assujettis du « bas de l’échelle » de l’ISF, ceux dont le patrimoine est compris entre 1,3 et 10 millions d’euros, et qui ont économisé chacun en moyenne entre 10 000 et 30 000 euros d’impôt.
Un état de fait qui rappelle les heures peu glorieuses du tristement célèbre « bouclier fiscal »… en pire ! Car la somme des « cadeaux » ainsi accordés l’an dernier dépasse en valeur absolue celle générée par le dispositif imaginé par Dominique de Villepin, alors premier ministre de Jacques Chirac, en 2006, et poursuivi et amplifié sans complexe par Nicolas Sarkozy à l’Élysée, entre 2007 et 2011. À l’époque, ce système de faveur pour les plus fortunés avait fini par caractériser à lui seul le « président des riches », au point de contraindre ce dernier à y renoncer, par peur de compromettre sa réélection à la présidentielle de 2012. Le bouclier fiscal a ainsi permis aux plus riches de soustraire annuellement à l’impôt entre 600 et 700 millions d’euros. Une fois ce symbole de l’injustice mort et enterré, comment les mêmes ou presque ont-ils pu empocher en 2014 une somme supérieure de 200 à 300 millions d’euros ? La réponse porte un nom moins « bling-bling » que le bouclier fiscal : le plafonnement de l’ISF. Une procédure qui limite le total de l’imposition directe d’un contribuable à 75 % maximum de ses revenus annuels, ISF compris. Dans son principe, le mécanisme est identique à celui du bouclier de l’ère Chirac-Sarkozy : il s’agissait aussi que l’imposition du riche contribuable ne puisse jamais dépasser une fraction prédéterminée de son revenu, d’abord fixée à 60 %, puis abaissée à 50 % (39 %, si l’on déduit la CSG et la CRDS incluses dans le calcul de cette imposition).
Il faut toutefois être juste : si un plafond a été rétabli pour l’ISF, ce n’est pas de l’initiative du gouvernement actuel, ni du précédent dirigé par Jean-Marc Ayrault, mais de celle du Conseil constitutionnel, qui a exigé, dans sa décision du 9 août 2012, le maintien de « règles de plafonnement » telles que celles instituées depuis 1989 par le gouvernement Rocard.
Le mal nommé conseil des Sages s’appuie sur le principe d’« égalité devant les charges publiques » pour censurer régulièrement des taux d’imposition qui lui paraissent excessifs, généralement situés au-dessus de 75 %, un abus de pouvoir manifeste si l’on s’en tient au silence sur ce point de la Constitution. Reste que le gouvernement aurait pu tenter de limiter l’avantage ainsi accordé aux plus riches en s’appuyant par exemple sur ce qui était en place avant 2006 et la mise en place du bouclier fiscal. À l’époque, le plafond d’imposition était plus élevé (égal à 85 % des revenus), et la réduction d’impôt accordée ne pouvait excéder une certaine limite (appelée « plafonnement du plafonnement ») fixée à la moitié de l’ISF normalement dû. Le gouvernement n’en a rien fait : une passivité qui interpelle, à l’heure où il n’entend pas désarmer après la censure partielle de la loi Macron (voir l’Humanité du 7 août).
Depuis la disparition du bouclier fiscal, le plafond a été relevé
Depuis la disparition du bouclier fiscal, le plafond a donc été relevé, mais ses effets délétères d’échappement partiel à l’impôt sont identiques, et se sont mêmes aggravés, puisqu’un nombre de bénéficiaires deux fois moindre que celui du bouclier fiscal (8 872 pour toutes les tranches d’ISF en 2014) se partage un gâteau plus copieux, dont chaque part équivaut en moyenne à 104 000 euros. Concernant la baisse de la quantité de bénéficiaires, rien de mystérieux : le relèvement du plafond à 75 % réduit mécaniquement le nombre de contribuables dont l’imposition se situe au-delà de cette limite. En revanche, on pourrait s’attendre à ce que le coût du dispositif diminue lui aussi en proportion : c’est l’inverse qui se produit. La clé de l’énigme : le « dynamisme des recettes de l’ISF », explique les Échos. « Déjà en forte hausse en 2014, l’ISF devrait engendrer cette année un nouveau rendement record, estimé à 5,6 milliards d’euros », tiré par l’euphorie des marchés des actions et de l’immobilier, mais aussi par la régularisation d’évadés fiscaux « repentis ». « Si les contribuables paient plus d’ISF, ils bénéficient en toute logique (sic) d’une restitution plus importante au titre du plafond », poursuit benoîtement le journal. On peut résumer cela autrement : plus on est riche et… moins on paie d’impôt, proportionnellement à son patrimoine.
Dans ce contexte, même si elle constitue un geste bienvenu qui soulagera neuf millions de ménages qui ont du mal à joindre les deux bouts du mois, la réduction des tranches les plus basses de l’impôt sur le revenu fait figure de réforme fiscale du pauvre. C’est en réalité toute l’architecture du système qu’il faudrait revoir, tant la fiscalité actuelle « est à la fois injuste et inefficace et mine le consentement à l’impôt », rappelaient dans une tribune parue dans le Monde du 2 décembre 2013 Vincent Drezet, Pierre Khalfa et Christiane Marty, respectivement responsables de Solidaires finances publiques, de la Fondation Copernic et d’Attac. À l’issue d’une « véritable contre-révolution fiscale au bénéfice des ménages les plus riches et des entreprises », les seuls impôts justes – parce que progressifs, chacun contribuant proportionnellement d’autant plus que ses revenus s’élèvent – ont été attaqués : ainsi de l’impôt sur le revenu, dont le nombre de tranches qui assoit cette progressivité est passé de 14 en 1982 à sept puis cinq en 2007, son taux marginal (c’est-à-dire la plus haute tranche) baissant quant à lui de 65 à 41 %. Depuis l’arrivée de François Hollande, l’IR a regagné une tranche haute en 2013 (45 %), et perdu une tranche basse cette année (celle à 5,5 %, alignée en partie sur celle à 0 % en dessous de 9 690 euros, contre 6 011 euros auparavant) : un bon point pour le pouvoir d’achat des foyers modestes, mais un mauvais point pour la progressivité de l’impôt, puisqu’un contribuable devenant imposable passera directement d’un taux de 0 à 14 % à partir de 9 691 euros de revenu fiscal (contre 11 992 euros jusqu’alors).
Résultat, au fil des réformes, le rendement de l’IR ne cesse de s’affaiblir, tandis que les impôts indirects comme la TVA augmentent. L’IR ne devrait représenter que 28,6 % (69,1 milliards d’euros) des recettes fiscales de l’État en 2015, contre 13,7 % (33,1 milliards) pour l’impôt sur les sociétés (IS) et… 58,3 % (140,9 milliards) pour la TVA. Cette dernière est pourtant particulièrement injuste, puisque payée par tous au même taux : pour tout achat, le poids de la taxe pèse proportionnellement plus lourd dans le budget d’un ménage modeste.
Une possible fusion de l’IR et de la CSG dans les couloirs du PS
À la faveur de la réforme en cours du prélèvement à la source de l’impôt sur le revenu, on reparle aujourd’hui d’une possible fusion de l’IR et de la CSG dans les rangs du PS. Cela n’augure pas d’une plus grande justice fiscale : derrière l’idée de rendre ainsi « progressive » la CSG, aujourd’hui payée par tous au même taux, se tapit la possibilité de ne la faire payer qu’aux salariés et aux retraités pour financer la protection sociale. Un nouveau cadeau royal serait alors offert au capital… pour quel avenir pérenne pour le système solidaire de santé et de retraites ?
Les vrais gagnants de la grande ristourne fiscale ne sont pas forcément ceux que l’on croit. Annoncée à coups de grosse caisse par le gouvernement, la baisse de l’impôt sur le revenu (IR), dont les avis commencent à parvenir dans les foyers français, devrait concerner 9 millions de ménages, pour un montant global avoisinant les 3,2 milliards d’euros. Pourtant, d’autres chiffres révélés hier par les Échos jettent une lumière bien différente sur la politique fiscale française. Alors que la diminution annoncée de l’IR bénéficiera essentiellement aux ménages aux revenus les plus modestes, à l’autre extrémité de l’échelle sociale, les plus nantis se sont vu octroyer, dès l’an dernier, des réductions considérables de leur imposition. Selon le quotidien économique, qui a eu accès aux dernières données du ministère des Finances pour l’année 2014, une petite frange de redevables de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) a profité d’un véritable pactole de remise d’impôt. Exactement 3 290 contribuables, disposant chacun d’un patrimoine personnel supérieur à 10 millions d’euros, ont bénéficié d’une ristourne de 246 674 euros par foyer, en moyenne, sur la somme dont ils auraient normalement dû s’acquitter auprès du Trésor public. Coût total pour l’État – et donc pour l’ensemble des contribuables : environ 800 millions d’euros. Une somme qui s’élève à près de 1 milliard (926 millions d’euros exactement, + 27 % sur 2013), si l’on y ajoute les réductions accordées aux autres assujettis du « bas de l’échelle » de l’ISF, ceux dont le patrimoine est compris entre 1,3 et 10 millions d’euros, et qui ont économisé chacun en moyenne entre 10 000 et 30 000 euros d’impôt.
Un état de fait qui rappelle les heures peu glorieuses du tristement célèbre « bouclier fiscal »… en pire ! Car la somme des « cadeaux » ainsi accordés l’an dernier dépasse en valeur absolue celle générée par le dispositif imaginé par Dominique de Villepin, alors premier ministre de Jacques Chirac, en 2006, et poursuivi et amplifié sans complexe par Nicolas Sarkozy à l’Élysée, entre 2007 et 2011. À l’époque, ce système de faveur pour les plus fortunés avait fini par caractériser à lui seul le « président des riches », au point de contraindre ce dernier à y renoncer, par peur de compromettre sa réélection à la présidentielle de 2012. Le bouclier fiscal a ainsi permis aux plus riches de soustraire annuellement à l’impôt entre 600 et 700 millions d’euros. Une fois ce symbole de l’injustice mort et enterré, comment les mêmes ou presque ont-ils pu empocher en 2014 une somme supérieure de 200 à 300 millions d’euros ? La réponse porte un nom moins « bling-bling » que le bouclier fiscal : le plafonnement de l’ISF. Une procédure qui limite le total de l’imposition directe d’un contribuable à 75 % maximum de ses revenus annuels, ISF compris. Dans son principe, le mécanisme est identique à celui du bouclier de l’ère Chirac-Sarkozy : il s’agissait aussi que l’imposition du riche contribuable ne puisse jamais dépasser une fraction prédéterminée de son revenu, d’abord fixée à 60 %, puis abaissée à 50 % (39 %, si l’on déduit la CSG et la CRDS incluses dans le calcul de cette imposition).
Il faut toutefois être juste : si un plafond a été rétabli pour l’ISF, ce n’est pas de l’initiative du gouvernement actuel, ni du précédent dirigé par Jean-Marc Ayrault, mais de celle du Conseil constitutionnel, qui a exigé, dans sa décision du 9 août 2012, le maintien de « règles de plafonnement » telles que celles instituées depuis 1989 par le gouvernement Rocard.
Le mal nommé conseil des Sages s’appuie sur le principe d’« égalité devant les charges publiques » pour censurer régulièrement des taux d’imposition qui lui paraissent excessifs, généralement situés au-dessus de 75 %, un abus de pouvoir manifeste si l’on s’en tient au silence sur ce point de la Constitution. Reste que le gouvernement aurait pu tenter de limiter l’avantage ainsi accordé aux plus riches en s’appuyant par exemple sur ce qui était en place avant 2006 et la mise en place du bouclier fiscal. À l’époque, le plafond d’imposition était plus élevé (égal à 85 % des revenus), et la réduction d’impôt accordée ne pouvait excéder une certaine limite (appelée « plafonnement du plafonnement ») fixée à la moitié de l’ISF normalement dû. Le gouvernement n’en a rien fait : une passivité qui interpelle, à l’heure où il n’entend pas désarmer après la censure partielle de la loi Macron (voir l’Humanité du 7 août).
Depuis la disparition du bouclier fiscal, le plafond a été relevé
Depuis la disparition du bouclier fiscal, le plafond a donc été relevé, mais ses effets délétères d’échappement partiel à l’impôt sont identiques, et se sont mêmes aggravés, puisqu’un nombre de bénéficiaires deux fois moindre que celui du bouclier fiscal (8 872 pour toutes les tranches d’ISF en 2014) se partage un gâteau plus copieux, dont chaque part équivaut en moyenne à 104 000 euros. Concernant la baisse de la quantité de bénéficiaires, rien de mystérieux : le relèvement du plafond à 75 % réduit mécaniquement le nombre de contribuables dont l’imposition se situe au-delà de cette limite. En revanche, on pourrait s’attendre à ce que le coût du dispositif diminue lui aussi en proportion : c’est l’inverse qui se produit. La clé de l’énigme : le « dynamisme des recettes de l’ISF », explique les Échos. « Déjà en forte hausse en 2014, l’ISF devrait engendrer cette année un nouveau rendement record, estimé à 5,6 milliards d’euros », tiré par l’euphorie des marchés des actions et de l’immobilier, mais aussi par la régularisation d’évadés fiscaux « repentis ». « Si les contribuables paient plus d’ISF, ils bénéficient en toute logique (sic) d’une restitution plus importante au titre du plafond », poursuit benoîtement le journal. On peut résumer cela autrement : plus on est riche et… moins on paie d’impôt, proportionnellement à son patrimoine.
Dans ce contexte, même si elle constitue un geste bienvenu qui soulagera neuf millions de ménages qui ont du mal à joindre les deux bouts du mois, la réduction des tranches les plus basses de l’impôt sur le revenu fait figure de réforme fiscale du pauvre. C’est en réalité toute l’architecture du système qu’il faudrait revoir, tant la fiscalité actuelle « est à la fois injuste et inefficace et mine le consentement à l’impôt », rappelaient dans une tribune parue dans le Monde du 2 décembre 2013 Vincent Drezet, Pierre Khalfa et Christiane Marty, respectivement responsables de Solidaires finances publiques, de la Fondation Copernic et d’Attac. À l’issue d’une « véritable contre-révolution fiscale au bénéfice des ménages les plus riches et des entreprises », les seuls impôts justes – parce que progressifs, chacun contribuant proportionnellement d’autant plus que ses revenus s’élèvent – ont été attaqués : ainsi de l’impôt sur le revenu, dont le nombre de tranches qui assoit cette progressivité est passé de 14 en 1982 à sept puis cinq en 2007, son taux marginal (c’est-à-dire la plus haute tranche) baissant quant à lui de 65 à 41 %. Depuis l’arrivée de François Hollande, l’IR a regagné une tranche haute en 2013 (45 %), et perdu une tranche basse cette année (celle à 5,5 %, alignée en partie sur celle à 0 % en dessous de 9 690 euros, contre 6 011 euros auparavant) : un bon point pour le pouvoir d’achat des foyers modestes, mais un mauvais point pour la progressivité de l’impôt, puisqu’un contribuable devenant imposable passera directement d’un taux de 0 à 14 % à partir de 9 691 euros de revenu fiscal (contre 11 992 euros jusqu’alors).
Résultat, au fil des réformes, le rendement de l’IR ne cesse de s’affaiblir, tandis que les impôts indirects comme la TVA augmentent. L’IR ne devrait représenter que 28,6 % (69,1 milliards d’euros) des recettes fiscales de l’État en 2015, contre 13,7 % (33,1 milliards) pour l’impôt sur les sociétés (IS) et… 58,3 % (140,9 milliards) pour la TVA. Cette dernière est pourtant particulièrement injuste, puisque payée par tous au même taux : pour tout achat, le poids de la taxe pèse proportionnellement plus lourd dans le budget d’un ménage modeste.
Une possible fusion de l’IR et de la CSG dans les couloirs du PS
À la faveur de la réforme en cours du prélèvement à la source de l’impôt sur le revenu, on reparle aujourd’hui d’une possible fusion de l’IR et de la CSG dans les rangs du PS. Cela n’augure pas d’une plus grande justice fiscale : derrière l’idée de rendre ainsi « progressive » la CSG, aujourd’hui payée par tous au même taux, se tapit la possibilité de ne la faire payer qu’aux salariés et aux retraités pour financer la protection sociale. Un nouveau cadeau royal serait alors offert au capital… pour quel avenir pérenne pour le système solidaire de santé et de retraites ?