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samedi 30 juin 2018

Adieu Pistol Pista, Adieu Monsieur István Lovas !

Par Nicolas de Lamberterie.

« Lovas est mort »

« Lovas est mort ». Ce sont ces trois mots terribles aux apparences surréalistes qui m’ont réveillé le mardi 12 juin 2018. Comment croire cela possible alors que deux semaines avant sa mort, j’avais encore vu István Lovas – auteur et journaliste de renom en Hongrie – plein d’énergie, buvant, riant et parlant comme un jeune homme malgré ses 72 ans ? Et pourtant…
La veille au soir, il n’était pas au Sajtóklub (Club de presse). Cette émission hebdomadaire du lundi soir est diffusée sur la chaîne pro-gouvernementale Echo TV et rassemble quatre journalistes et publicistes hongrois qui commentent l’actualité de la Hongrie et du monde. L’émission est née de sa volonté au début des années 2000, a connu divers arrêts et reprises, pour revenir aujourd’hui dans le paysage télévisé hongrois.
Pista (diminutif de István), pilier historique de cette émission depuis ses débuts, était souvent la voix la plus indépendante et la plus dissonante de cette émission. Il était sans concession et ne craignait pas d’être peu commode, y compris envers la famille politique dont il était proche.
Il alimentait les téléspectateurs de ses analyses et informations sur le monde, fort de sa spécialisation sur les questions internationales, des dix langues qu’il savait lire et de sa vision multipolaire du monde, dans une opposition aussi farouche à l’atlantisme unipolaire qu’il avait été opposé au communisme, ce qui l’avait conduit en prison dans la Hongrie communiste.
Pista n’est pas là…
Lundi soir. Sajtóklub. Pista n’est pas là… Je pensais que cela faisait suite au scandale des échanges houleux qu’il avait eu quelques jours auparavant avec le député libéral hongrois (LMP) Péter Ungár, suite à la prise de position du LMP en faveur du maintien des sanctions de l’UE contre la Russie.
Avait-il eu un coup de fatigue suite à ce scandale ? Avait-il de sa propre initiative choisi de se faire oublier quelques jours ? Avait-il reçu ordre de ne pas aller au studio d’enregistrement ? Ces questions me traversaient l’esprit. Je pensais l’appeler ce mardi pour lui demander, ne sachant pas qu’il s’en était déjà allé. Ne sachant pas que « Lovas est mort ».
« Lovas est mort ». Même en y pensant encore et encore, l’association de ces trois mots est toujours surréaliste dans mon esprit. J’ai encore l’impression que bientôt je parlerai avec lui, que nous échangerons sur les nouvelles du monde avant qu’il ne raccroche en m’expliquant qu’il a des centaines de mails reçus de dizaines d’agences de presse du monde entier à traiter. Ou que je le verrai bientôt à la télévision pour l’entendre dénoncer infatigablement les atlantistes et parler d’ouverture à l’Est, en mentionnant telle ou telle anecdote sur la réussite de Singapour, le pays qu’il aimait tant à citer et où il se rendait fréquemment. Ou que nous partagerons bientôt un verre de vin rouge et un délicieux jambon chez lui à Bicske.
La dernière fois que j’ai eu la chance de voir István Lovas, celui-ci avait raconté quelques anecdotes – certaines drôles, d’autres tragiques – sur son existence mouvementée. Sur ses années de prison en Hongrie dans les années 60 en raison de son opposition au communisme, sur la façon dont il était parvenu à sortir du pays dans les années 70, sur son activité de journaliste dans les années 80 pour Radio Free Europe, sur sa thèse rédigée à Sciences Po Paris sous la direction d’Hélène Carrère d’Encausse.
Pista n’est pas là… Il est mort au champ de bataille
Je ne savais alors pas que ce serait la dernière fois. J’aurais voulu lui poser encore tant de questions, en savoir davantage sur l’homme et sur son vécu à travers le monde au cours des cinquante dernières années.
Bourreau de travail, Pista travaillait jusqu’à 18 heures par jour, tous les jours. Malgré l’âge et la reconnaissance, Pista n’était pas du genre à se reposer. Il compulsait sans lassitude les nouvelles du monde entier, alimentant de nombreux organes de presse et son blog. Il était à lui tout seul une armée.
Tout comme la mort prétendument idéale d’un soldat a lieu sur le champ de bataille ou celle d’un artiste sur scène, Pista est mort dans son bureau de travail, et a été retrouvé la tête sur le clavier de son ordinateur.
Son ami Zsolt Bayer, animateur du Sajtóklub, a déclaré après sa mort : « Il n’a pas bien vécu. Celui qui est dans un combat permanent ne vit pas bien. Il était seul, il était solitaire, il était combatif […] Le combattant est toujours solitaire et seul. […] Et ce qui est fantastique c’est que malgré tout il était de bonne compagnie ».
De bonne compagnie, il l’était. De nombreux témoignages après sa mort de confrères bien plus jeunes que lui ont souligné l’intérêt qu’il portait à la jeunesse en général et aux nouvelles générations de journalistes en particulier. À un âge où nombreux – en particulier dans le monde occidental individualiste – sont ceux qui ne s’occupent que de gérer le bien-être de leurs vieux jours, Pista était tout le contraire. Il était de ceux qui aident les jeunes générations, sans jamais rien attendre en retour. Ainsi a-t-il soutenu dès le lancement du site le Visegrád Post dont il était un lecteur régulier, et dont il allait devenir un contributeur occasionnel. Et son rédacteur-en-chef Ferenc Almássy a également pu compter sur son amitié et son soutien.
Pistol Pista!
J’avais surnommé István Lovas « Pistol Pista », en référence au surnom « Pistol Pete » donné au tennisman Pete Sampras.
Pistol Pista, outre un bourreau de travail et de précision, était aussi un habitué des « coups de gueule ». Tantôt contre les Américains, tantôt contre tel ou tel officiel hongrois dont il estimait qu’il ne faisait pas correctement son travail.
« Salopards, vous pourriez déclencher une guerre mondiale avec le bombardement de la Syrie, provoquer l’exil de centaines de milliers de personnes à travers le monde, tout en renforçant les djihadistes. Après ça n’osez plus jamais l’ouvrir sur les affaires intérieures hongroises, bande de sales vermines génocidaires, qui hurlez sans preuve à propos de l’attaque chimique d’Assad ». Un commentaire de Pistol Pista sur la page Facebook de l’Ambassade des États-Unis en Hongrie.
Dans le registre « coup de gueule », on se souviendra aussi de son interdiction pour un an du Parlement européen (où il travailla à Bruxelles plusieurs années comme correspondant de presse) après avoir envoyé un courrier incendiaire à la député européenne libérale néerlandaise Sophie in ’t Veld. Pistol Pista déclarera alors avoir envie de faire appel de cette décision, considérant qu’il aurait mérité un bannissement à vie de cette institution.
István Lovas, ce n’était pas seulement « Pistol Pista », mais c’était cela aussi, et je ne voulais pas manquer de faire connaître cet aspect du monument István Lovas aux lecteurs non-magyarophones au travers de ces quelques exemples.
Un vide immense, et un héritage
István Lovas laissera un vide immense derrière lui. Comme le disait son ami Zsolt Bayer, qui pour remplacer un tel courage, une telle capacité de travail, une telle connaissance des langues et des faits ? Même une équipe de 5 ou 10 personnes aurait peine à le remplacer.
Frigyes Fogel, producteur de film indépendant, avait commencé la production d’un film sur la vie d’István Lovas. Lovas avait alors dit au producteur « Il n’y a jamais eu de film sur ma vie, ainsi il ne resterait pas rien derrière moi quand je serai mort, je serais donc très heureux si nous réussissions à faire ce film ». Hélas, seul un premier entretien a été réalisé. Les autres devaient être réalisés après les élections d’avril 2018. Ils ne le seront jamais. Frigyes Fogel a ainsi publié en brut le premier entretien.
Est-ce à dire qu’István Lovas ne laissera qu’un vide derrière lui, et que comme il l’a dit au producteur Frigyes Fogel il ne restera rien derrière lui ? Pour une fois, tâchons de donner tort à Pista.
Pista Lovas, c’est d’abord un héritage et un souvenir immense. Ce sont plusieurs générations de Hongrois qui se souviennent de lui à différents titres. J’ai déjà dit à quel point les jeunes journalistes appréciaient Lovas, toujours prêt à aider ses jeunes confrères.
Suivant l’annonce de sa mort, toute la presse hongroise a publié des nécrologies. Tous les auteurs reconnus y sont allé de leur hommage, parfois avec de nombreuses critiques d’ordre politique ; mais l’Homme faisait l’unanimité. Aux yeux de tous il incarnait un journalisme combatif intègre, droit et exemplaire. Il aura été, comme beaucoup l’ont rappelé, un inspirateur de vocations pour une génération entière de journalistes hongrois, y compris pour ceux aux idées différentes.
Les patriotes hongrois de 35/40 ans et plus se souviennent des années dures qui ont suivi la victoire électorale de la gauche libérale en 2002, y compris lorsque l’émission Sajtóklub avait été brutalement arrêtée et ses animateurs – dont Lovas – avaient été l’objet de rudes pressions. L’émission avait fini par reprendre sur des canaux télévisés plus confidentiels, et Lovas ne manquait pas d’entamer chaque émission en disant « Il ne reste plus que X semaines avant les prochaines élections parlementaires ».
Et ceux, toutes générations confondues, qui sont attachés à la liberté de la Hongrie ô combien restreinte dans le dispositif UE-OTAN se souviendront toujours du courage inlassable d’István Lovas à dénoncer le bellicisme atlantiste.
István Lovas, invariablement, inlassablement, avait toujours été hostile à un Occident qu’il connaissait bien, souvent mieux que la plupart de ses compatriotes restés au pays durant la dictature communiste. Occidentalo-critique, illibéral, non-orthodoxe, partisan de l’entente avec la Chine ou la Russie, il l’était déjà bien avant que cela ne devienne l’une des nouvelles lignes du Fidesz, ce dont Lovas s’était beaucoup réjoui.
István Lovas, c’était aussi l’homme qui malgré ses coups de gueule et ses positions tranchées était fondamentalement un homme d’ouverture et de dialogue. Bien qu’anti-communiste combattant qui avait passé plusieurs années dans le geôles du régime, il avait beaucoup de considération pour M. Gyula Thürmer, président du Parti communiste hongrois après le changement de régime, car à la différence de la plupart des anciens communistes qui s’étaient reconvertis très rapidement dans le capitalisme libéral (dilapidant et s’accaparant au passage des pans entiers de la richesse nationale du pays), Thürmer était resté fidèle à ses convictions.
Adieu Pistol Pista !
Pista, tu vas me manquer, tu vas manquer à la Hongrie, et tu manqueras à ceux qui ont encore l’inconscience de croire en une Hongrie libre, en un monde plus équilibré. Les Hongrois ont pour habitude de croire que ceux qui leur sont chers veillent sur eux depuis l’au-delà. Tout comme la légende veut que la voie lactée représente les armées de Csaba, prêtes à descendre à tout moment pour venir en aide aux Sicules, les Hongrois de Transylvanie aux confins des Carpathes.

Tu étais une armée à toi tout seul. Veille sur nous, de là où tu te trouves maintenant. Adieu Pistol Pista, Adieu Monsieur István Lovas !