Rédigé par Pasquin
« Pasquin, lance la jeune rédac en chef adjointe du journal, pouvez-vous nous faire un papier qui raconte votre mai 68 ? » « Mais, m’interloquai-je presque offusqué, je n’avais que 4 ans ! »
Et pourtant, immédiatement, les souvenirs sont remontés, pas ceux des
évènements, mais leurs conséquences sur mon père et sur son champ
lexical. Le concept de « soixante-huitard » a fait alors irruption à la
maison. Il permettait au paternel, que les gauchistes auraient qualifié
de petit-bourgeois étriqué, de désigner tout ce qui l’offusquait et, à
cette époque, tout l’offusquait ! L’Église d’abord, avec ses curés qui
défroquaient, forcements « soixante-huitards », les religieuses qui, quand elles perdaient leur voile, devenaient des « bonnes sœurs » et des « foutues bonnes sœurs soixante-huitardes »
quand elles tombaient l’habit. L’évêque aussi en prenait pour son
grade. Changeait-il sa traditionnelle crosse qu’il devenait « un fichu moderniste avec sa crosse de soixante-huitard ». Les prédicateurs n’y échappaient pas non plus : « Encore un qui à écrit son sermon en 68 »,
maugréait régulièrement le paternel à la sortie de la messe. Les vases
sacrés, calices et ciboires troqués pour de la poterie devenaient « de la vaisselle de postconciliaire soixante-huitard ».
La société civile en était truffée aussi : soixante-huitards, les profs
avec leurs maths modernes, la méthode globale et le tutoiement
généralisé ; soixante-huitards ratés, les profs d’histoire qui,
contrairement à mon père, n’aimaient ni le Moyen Âge, ni la monarchie,
ni les Vendéens, ni les colonies, ni le Maréchal, ni les paras de
Bigeard ; soixante-huitards, les juges rouges qui avaient fait « l’École de la magistrature en lançant des pavés ».
Le terme était devenu tellement usuel que mon père, n’arrivant plus à
nommer la race du chien du voisin, un lévrier afghan, l’a qualifié de
chien « hippie soixante-huitard ». Au fil des années, le terme s’est enrichi de prédicats. Sont apparus : le « soixante-huitard à chèvres » qui n’est pas un légionnaire mais un zadiste avant l’heure du plateau du Larzac, le « soixante-huitard tordu » désignant le pseudo-intellectuel genre sociologue éthéré et le « soixante-huitard avachi », qui désignait le hippie forcément chevelu, camé, chômeur. À ne pas confondre avec le « soixante-huitard abruti », électeur de Mitterrand en 1981. Les années passaient et le terme évoluait, il y avait maintenant le « vieux soixante-huitard » et sa compagne la « soixante-huitarde attardée » : ils ont tous les deux la réussite modeste, les rêves brisés et les cheveux gras. Ils diffèrent absolument du « bourgeois soixante-huitard » au parisianisme accompli, genre Serge July, journaliste bobo cofondateur de Libération, journal « soixante-huitard » vendu au feu milliardaire de l’armement. Tu finiras « intello de gauche soixante-huitard »
balança mon ingénieur de père quand, bac en poche, je lui annonçais ma
volonté d’aller à Paris faire de la philo. Le nom de Marcel Clément
comme professeur de philosophie politique le rassura, L’Homme Nouveau
était « sa dose anti-68 ». Il reste encore une expression qu’on
a souvent entendue à la maison et qui désignait tous ceux qui mettaient
en cause la foi, l’Église, la famille, le pays et le boulot. Il m’en
affublera à la fin de la lecture de cette chronique et ronchonnera
certainement : « Tu te payes ton père publiquement, tu ne respectes rien, finalement tu n’es qu’un anarcho-syndicalo soixante-huitard ».
À mon cher père, donc, et bien au-delà de lui, à toute sa génération
qui a pris Mai 68 en pleine poire, nous voulons, ici, leur signifier
notre immense reconnaissance. Ils sont restés debout, ils ont fait face
au raz de marée culturel et social. Ils ont tenu le bon cap, souvent
seuls, dans les paroisses, les associations, dans les écoles et les
réunions de parents d’élèves, au boulot et parfois même dans leur propre
famille. Tous lâchaient tout. Merci d’avoir gardé ou retrouvé, pour
notre génération, les repères qu’il fallait pour qu’on ne soit pas comme
les seuls déroutés pour lesquels mon vieux avait une paternelle
compassion : « Les pauvres gamins fils de soixante-huitards irresponsables ».