Europe maxima
Il
est toujours difficile de recenser un ouvrage qui l’a déjà été par nos
soins. Aymeric Chauprade vient de publier la troisième édition,
actualisée et augmentée, de sa Chronique du choc des civilisations.
Intitulée « Civilisations en collisions » et mis en ligne sur le
présent site le 9 octobre 2011, la précédente recension évoquait les
qualités de cette deuxième édition qui valut l’éviction de son auteur de
toutes les chaires universitaires à la suite d’une campagne de presse
malveillante orchestrée par un de ces stipendiés par l’Oncle Sam.
Depuis
2011, l’ébranlement de la planète se poursuit avec de nouveaux conflits
dont les fameuses révolutions arabes et le renversement de plusieurs
régimes autoritaires laïques en Afrique du Nord, au Proche-Orient. Mais
Aymeric Chauprade prend aussi en compte le déclin relatif des États-Unis
d’Amérique, la montée en puissance de la Chine et la renaissance
convalescente de la Russie. Il offre par conséquent au lecteur une vaste
palette de textes et de cartes très éclairantes.
Le temps des civilisations
Favorable
à une géopolitique culturelle (culturaliste ?), cet esprit aguerri aux
sciences dures, les mathématiques en particulier, n’hésite pas à se
référer à la longue durée chère à Fernand Braudel. Il replace dans un
contexte politico-historique les heurts contemporains. Si l’ouvrage – le
terme d’atlas serait plus approprié – s’ouvre sur un planisphère des
civilisations, il ne faut pas se méprendre : Aymeric Chauprade n’est pas
le disciple français de feu Samuel P. Huntington. Rappelons qu’en 1996,
son premier essai portait sur L’Espace économique francophone. Pour une francophonie intégrale,
vaine initiative de renouvellement des conceptions du gaulliste de la
Francité, Philippe Rossillon. Il discerne ainsi quinze civilisations là
où Huntington n’en distinguait que neuf !
«
Le choc des civilisations, observe Aymeric Chauprade, traverse les
siècles, et même, pour certaines civilisations, les millénaires; il
s’apaise, qui reprend, et donne à l’histoire des chocs sourds et
puissants, comme si des plaques tectoniques venaient à en découdre,
causant d’immenses secousses dans l’humanité (p. 8). » Loin de se
focaliser sur un seul antagonisme réducteur, il cherche plutôt à dresser
un panorama précis de l’ensemble des territoires conflictuels tant aux
confins qu’au cœur même des civilisations. Les dix chapitres
géo-thématiques balaient dans le détail les cahots actuels.
Dégagé
de tout subjectivisme, Aymeric Chauprade veut surtout montrer au
lecteur la polymorphie des secousses civilisationnelles. Certes, il
commence par évoquer l’affrontement islamo-occidental, mais il prend
garde de ne pas sombrer dans un quelconque réductionnisme géopolitique
ou de plaquer sur les événements ses propres représentations
géopolitiques. Oui, l’islam concurrence le monde occidental. Mais, en
dépit de l’exécution d’otages en Irak ou au Sahel, cette menace est
maintenant moins terroriste – même si les risques persistent – que
migratoire et démographique. La forte fécondité des immigrés d’Afrique
subsaharienne prépare « une France dont la population serait
majoritairement extra-européenne autour de 2040 (p. 58) ». Les
bouleversements politiques sur les littoraux méridional et oriental de
la Méditerranée font de cette aire géographique tricontinentale le point
faible de l’Europe. Mais le péril mahométan se retrouve souvent
instrumentaliser par les États-Unis d’Amérique notoirement
anti-européens.
L’Europe
doit lutter contre l’« Islamérique », cette alliance objective entre
l’oligarchie étatsunienne, voire nord-américaine, et certaines tendances
fanatiques de l’islam. Washington veut affaiblir l’Europe qui demeure
la seule véritable rivale globale, d’où une longue et constante
politique d’encerclement par des forces musulmanes hostiles soutenues en
sous-main par l’hégémonie yankee. « Après l’Afghanistan
(durant la guerre froide), puis les guerres de Bosnie, du Kosovo et
d’Irak, après le soutien à l’A.K.P. en Turquie et aux Frères musulmans
dans le monde arabe, l’Amérique offre en Libye un nouvel épisode de son
alliance souterraine avec l’islam radical (p. 58). » Il s’agit par
ailleurs d’entraver durablement la Russie qui retrouve son statut de
grande puissance. Vladimir Poutine, l’homme le plus puissant du monde en
2013 selon le magazine Forbes, a compris que « l’énergie est
le levier du redressement de la puissance russe (p. 101) ». Il faut par
conséquent que Washington ou plus exactement l’« État profond »
étatsunien – cette « structure de gouvernement à la fois invisible (par
rapport à l’administration officielle) et continue (puisqu’elle survit
aux changements de président), rassemblant des éléments et des moyens du
Pentagone, de la C.I.A. et du F.B.I., des sociétés militaires privées
et, plus globalement, du complexe militaro-financier (p. 13) » élimine
dès le départ toute menace potentielle. La proximité et la connaissance,
entre la haute-administration U.S. et les milieux financiers facilitent
la privatisation de la guerre. Souvenons-nous que « la guerre d’Irak
est directement à l’origine de l’exploitation capitalistique des S.M.P.
Née d’un petit contrat de la C.I.A. de 5,4 millions de dollars en 2001,
Blackwater (rebaptisée Xe en 2009) pèse, grâce à l’Afghanistan et
l’Irak, 1,2 milliard de dollars. En 1995, Dyn-Corp ne pesait que 30
millions de dollars : c’est aujourd’hui la plus importante S.M.P. au
monde, son chiffre d’affaires dépassant les 3 milliards de dollars (p.
25) ».
La pluralité de l’islam
Cependant, il ne faut pas considérer les islamistes comme de simples marionnettes aux mains des États-Unis. Les djihadistes savent nouer des alliances si l’exigent leurs intérêts. Et puis, l’islam est lui-même très varié, sinon l’Iran chiite, le Hezbollah
libanais et leur allié baasiste syrien ne s’opposeraient pas avec un
certain succès aux visées sunnites de l’Arabie Saoudite et du Qatar,
appuyés par des puissances occidentales toujours aussi aveugles et bien
corrompues par le pognon des hydrocarbures. Il traite aussi d’une donnée
guère connue, à savoir « Les populations arabes de l’Amérique latine
(p. 254) ». Issue de vagues d’immigration successives, cette population
latino-américaine d’origine arabe « se situe dans la fourchette de 17 à
25 millions, ce qui représenterait 5 % de la population totale. […] Les
Arabes d’Amérique, très majoritairement chrétiens, se sont fortement
assimilés et ils se retrouvent même souvent dans les élites économiques,
voire politiques, de leur accueil (p. 254) » comme le Mexicain Carlos
Slim, le Chilien José Said ou l’Argentin Carlos Menem.
Si
l’islam fait des convertis en Amérique latine, ce subcontinent, bastion
du catholicisme romain, est surtout confronté « au défi des Églises
pentecôtistes et évangéliques venues des États-Unis (p. 256) ». L’auteur
mentionne les nombreuses méthodes de l’hégémonie yankee :
l’action militaire, directe ou non, et/ou l’influence culturelle à
travers les films, le non-art contemporain, les musiques dégénérées…
Mais il attire aussi l’attention sur leur maîtrise élevée dans la
dissimulation, la désinformation et l’intoxication. Tirant le bilan de
l’invasion de l’Irak et l’avènement d’un gouvernement chiite proche de
Téhéran, il prévient que « les Américains ont l’art de faire croire aux
Européens qu’ils cumulent maladresses et erreurs (erreurs de la C.I.A.,
du Pentagone ou du département d’État), leur seul but étant en réalité
de masquer ce que l’on appelle, dans le langage militaire français “
l’effet final recherché ” (p. 168) ».
Aymeric
Chauprade examine avec soin tous les continents, hormis déplorons-le,
l’Océanie dans laquelle est toujours présente au grand dam des
Anglo-Saxons (Australie, Grande-Bretagne, États-Unis et
Nouvelle-Zélande) la France, deuxième domaine océanique et maritime au
monde et donc potentielle thalassocratie. À quand un Jeu de la France dans l’océan Pacifique, en partie traité par feu Hervé Coutau-Bégarie avec sa Géostratégie du Pacifique en 2001 ?
Vers l’ère des grands marchés intercontinentaux ?
La
partie septentrionale de l’océan Pacifique aux portes de
l’Extrême-Orient connaît un regain de tensions entre la Chine et le
Japon. Y a-t-il un risque de guerre ouverte entre Pékin et Tokyo ? Sans
répondre à cette difficile question qui nécessite des facultés de
médium, Aymeric Chauprade relève que « les deux pays n’ont jamais été
aussi interdépendants économiquement. La Chine est le premier partenaire
commercial du Japon (elle représente plus de 20 % de son commerce) et
le Japon est le premier fournisseur de la Chine (15 % des importations).
Le Japon délocalise en Chine et, déjà, plus de 9 millions de Chinois
travaillent pour le capital japonais. Cette intégration économique du
Japon et de la Chine se fait de manière plus large dans le cadre du plus
grand marché économique en formation dans le monde, le marché dit de
l’A.S.E.A.N. + 3 (Chine, Japon, Inde), qui est devenu une réalité le 1er
janvier 2010. Plus les années vont passer, plus la réalité économique
du Japon va diverger de celle des États-Unis au profit de cette sphère
de coprospérité asiatique (pp. 215 – 216) ». L’accélération des
négociations entre Bruxelles et Washington pour constituer au plus tôt
une grande zone de libre-échange transatlantique se comprend mieux quand
on sait l’existence de ce marché asiatique très étendu.
Cet
atlas géopolitique est remarquable. Aymeric Chauprade met en
perspective les problématiques géostratégiques avec leurs soubassements
plus occultes. Pour preuve, depuis 2009, on a trouvé en Méditerranée
orientale d’importantes bassins d’hydrocarbures dont la délimitation des
zones d’exploitation en haute mer avive les querelles frontalières. La
volonté des Occidentaux de contrôler ces ressources à peine découvertes
explique leur ingérence en Syrie. Pis, l’atlas rapporte « en Grèce en
2012 et à Chypre en 2013 […] une tentative des milieux de la finance
anglo-américaine (qui dominent le F.M.I. et l’Union européenne) de
forcer les Grecs surendettés (pourtant assis sur des richesses
considérables en hydrocarbures et en or) à céder les actifs qu’ils
possèdent dans le secteur énergétique et les ports stratégiques (p. 107)
».
Avec
un rare talent, Aymeric Chauprade ausculte les continents, explique les
enjeux et identifie les manœuvres en coulisse, là où se joue vraiment à
chaque instant le sort du monde.
Georges Feltin-Tracol
• Aymeric Chauprade, Chronique
du choc des civilisations. Du 11 septembre 2001 à la guerre de Syrie,
actualité, analyses géopolitiques et cartes pour comprendre le monde
d’aujourd’hui, Chronique Éditions, (15 – 27, rue Moussorgski 75018 Paris), 2013, 272 p., 31 €.