Wolfgang KAUFMANN
L’historien
Charles Glass a examiné le sort des 150.000 déserteurs des armées
britanniques et américaines pendant la seconde guerre mondiale
En
Allemagne, on dresse depuis 1986 des monuments aux déserteurs allemands
de la seconde guerre mondiale. En Grande-Bretagne et aux Etats-Unis,
personne, jusqu’il y a peu, ne voulait aborder cette thématique
historique des déserteurs des armées de la coalition anti-hitlérienne.
Charles Glass, ancien correspondant d’ABC pour le Moyen Orient, otage de
milices chiites au Liban pendant 67 jours en 1987, vient d’innover en
la matière: il a brisé ce tabou de l’histoire contemporaine, en
racontant par le menu l’histoire des 50.000 militaires américains et des
100.000 militaires britanniques qui ont déserté leurs unités sur les
théâtres d’opération d’Europe et d’Afrique du Nord. Le chiffre de
150.000 hommes est énorme: cela signifie qu’un soldat sur cent a
abandonné illégalement son unité.
Chez
les Américains, constate Glass, les déserteurs ne peuvent pas être
considérés comme des lâches ou des tire-au-flanc; il s’agit souvent de
soldats qui se sont avérés des combattants exemplaires et courageux,
voir des idéalistes qui ont prouvé leur valeur au front. Ils ont flanché
pour les motifs que l’on classe dans la catégorie “SNAFU” (“Situation
Normal, All Fucked Up”). Il peut s’agir de beaucoup de choses: ces
soldats déserteurs avaient été traités bestialement par leurs supérieurs
hiérarchiques incompétents, leur ravitaillement n’arrivait pas à temps,
les conditions hygiéniques étaient déplorables; aussi le fait que
c’était toujours les mêmes unités qui devaient verser leur sang, alors
que personne, dans la hiérarchie militaire, n’estimait nécessaire de les
relever et d’envoyer des unités fraîches en première ligne.
Dans
une telle situation, on peut comprendre la lassitude des déserteurs
surtout que certaines divisions d’infanterie en France et en Italie ont
perdu jusqu’à 75% de leurs effectifs. Pour beaucoup de GI’s appartenant à
ces unités lourdement éprouvées, il apparaissait normal de déserter ou
de refuser d’obéir aux ordres, même face à l’ennemi. Parmi les
militaires qui ont réfusé d’obéir, il y avait le Lieutenant Albert C.
Homcy, de la 36ème division d’infanterie, qui n’a pas agi pour son bien
propre mais pour celui de ses subordonnés. Il a comparu devant le
conseil de guerre le 19 octobre 1944 à Docelles, qui l’a condamné à 50
ans de travaux forcés parce qu’il avait refusé d’obéir à un ordre qui
lui demandait d’armer et d’envoyer à l’assaut contre les blindés
allemands des cuisiniers, des boulangers et des ordonnances sans
formation militaire aucune.
Au
cours de l’automne 1944, dans l’US Army en Europe, il y avait chaque
mois près de 8500 déserteurs ou de cas d’absentéisme de longue durée,
également passibles de lourdes sanctions. La situation était similaire
chez les Britanniques: depuis l’offensive de Rommel en Afrique du Nord,
le nombre de déserteurs dans les unités envoyées dans cette région a
augmenté dans des proportions telles que toutes les prisons militaires
du Proche Orient étaient pleines à craquer et que le commandant-en-chef
Claude Auchinleck envisageait de rétablir la peine de mort pour
désertion, ce qui n’a toutefois pas été accepté pour des motifs de
politique intérieure (ndt: ou parce que les Chypriotes grecs et turcs ou
les Juifs de Palestine avaient été enrôlés de force et en masse dans la
8ème Armée, contre leur volonté?). Les autorités britanniques ont dès
lors été forcées d’entourer tous les camps militaires britanniques d’une
triple rangée de barbelés pour réduire le nombre de “fuites”.
Le
cauchemar du commandement allié et des décideurs politiques de la
coalition anti-hitlérienne n’était pas tellement les déserteurs
proprement dits, qui plongeaient tout simplement dans la clandestinité
et attendaient la fin de la guerre, mais plutôt ceux d’entre eux qui se
liguaient en bandes et se donnaient pour activité principale de piller
la logistique des alliés et de vendre leur butin au marché noir. La
constitution de pareilles bandes a commencé dès le débarquement des
troupes anglo-saxonnes en Italie, où les gangs de déserteurs amorcèrent
une coopération fructueuse avec la mafia locale. Parmi elles, le “Lane
Gang”, dirigé par un simple soldat de 23 ans, Werner Schmeidel, s’est
taillé une solide réputation. Ce “gang” a réussi à s’emparer d’une
cassette militaire contenant 133.000 dollars en argent liquide. A
l’automne 1944, ces attaques perpétrées par les “gangs” a enrayé
l’offensive du Général Patton en direction de l’Allemagne: des
déserteurs américains et des bandes criminelles françaises avaient
attaqué et pillé les véhicules de la logistique amenant vivres et
carburants.
La
situation la plus dramatique s’observait alors dans le Paris “libéré”,
où régnait l’anarchie la plus totale: entre août 1944 et avril 1945, la
“Criminal Investigation Branch” de l’armée américaine a ouvert 7912
dossiers concernant des délits importants, dont 3098 cas de pillage de
biens militaires américains et 3481 cas de viol ou de meurtre (ou
d’assassinat). La plupart de ces dossiers concernaient des soldats
américains déserteurs. La situation était analogue en Grande-Bretagne où
40.000 soldats britanniques étaient entrés dans la clandestinité et
étaient responsables de 90% des délits commis dans le pays. Pour
combattre ce fléau, la justice militaire américaine s’est montrée
beaucoup plus sévère que son homologue britannique: de juin 1944 à
l’automne 1945, 70 soldats américains ont été exécutés pour avoir commis
des délits très graves pendant leur période de désertion. La masse
énorme des déserteurs “normaux” était internée dans d’immenses camps
comme le “Loire Disciplinary Training Center” où séjournait 4500
condamnés. Ceux-ci y étaient systématiquement humiliés et maltraités.
Des cas de décès ont été signalés et attestés car des gardiens ont à
leur tour été traduits devant des juridictions militaires. En
Angleterre, la chasse aux déserteurs s’est terminée en pantalonnade:
ainsi, la police militaire britannique a organisé une gigantesque razzia
le 14 décembre 1945, baptisée “Operation Dragnet”. Résultat? Quatre
arrestations! Alors qu’à Londres seulement, quelque 20.000 déserteurs
devaient se cacher.
Au
début de l’année 1945, l’armée américaine se rend compte que la plupart
des déserteurs condamnés avaient été de bons soldats qui, vu le stress
auquel ils avaient été soumis pendant de trop longues périodes en zones
de combat, auraient dû être envoyés en clinique plutôt qu’en détention.
Les psychologues entrent alors en scène, ce qui conduit à une révision
de la plupart des jugements qui avaient condamné les soldats à des
peines entre 15 ans et la perpétuité.
En
Grande-Bretagne, il a fallu attendre plus longtemps la réhabilitation
des déserteurs malgré la pression de l’opinion publique. Finalement,
Churchill a cédé et annoncé une amnistie officielle en février 1953.
Wolfgang KAUFMANN.
(article paru dans “Junge Freiheit”, n°49/2013; http://www.jungefreiheit.de ).
Charles GLASS, The Deserters. A hidden history of World War II, Penguin Press, New York, 2013, 380 pages, ill., 20,40 euro.