Anne Bussière
La crise du symbolique et la nouvelle économie psychique
par
Ex: http://fortune.fdesouche.com
En
passant de l’économie industrielle du XIXè siècle à l’économie
financière du néolibéralisme, nous sommes passés d’une économie de la
névrose, bâtie sur le refoulement, à une économie de la perversion
fondée sur la jouissance.
L’économie
industrielle s’achève en août 1971 avec la fin de l’étalon or et
l’auto-régulation du Marché. Simultanément, on constate au niveau
sociétal un effacement de l’étalon phallus – cette instance symbolique
qui régule le manque et permet la subjectivation de l’individu – dont le
déclin, il convient de le dire, s’est amorcé au siècle des Lumières ;
l’individu doit désormais s’auto-réguler en dehors de toute référence
symbolique, ce qui génère une nouvelles économie psychique donnant libre
cours à la jouissance aux dépens du désir. On constate que les mêmes
mécanismes sont à l’œuvre dans l’économie financière et dans la nouvelle
économie psychique, soit le déni du réel au profit du virtuel et de
l’imaginaire.
Cependant,
cette thèse concernant la nouvelle économie psychique, partagée par la
majorité des freudo-lacaniens, est remise en question par un certain
nombre de psychanalystes. Ces derniers contestent la prééminence de
l’étalon phallus dans la construction de la subjectivité et pointent
l’instrumentalisation de ce concept en vue de préserver la domination
masculine. Dans cette perspective, les détracteurs de l’étalon phallus
dénoncent une stratégie qui consiste à transformer un fait historique et
culturel en donnée anthropologique universelle ; ils annoncent la fin
du dogme paternel et plaident pour de nouvelles formes de paternalité.
On
remarquera la contradiction dans laquelle se trouvent les détracteurs
du néolibéralisme économique qui, par ailleurs, plaident pour la
suppression de l’étalon phallus et pour une économie psychique émancipée
de toute référence symbolique au manque. Soutenir une telle posture
c’est ignorer le rapport entre l’infra structure et la super structure
La
question du patrimoine et de la transmission qui nous occupe
aujourd’hui engage celle du père. Chacun sait que dans la société
traditionnelle patriarcale le patrimoine est transmis par le Père. Or,
il se trouve que la figure paternelle est sérieusement mise à mal dans
notre société dite postmoderne. Il est donc légitime de se poser les
deux questions suivantes : le père est-il encore en capacité de remplir
sa fonction de transmission ? Dans le cas contraire, quelles sont les
conséquences de ce déficit sur l’économie psychique du sujet ?
Le
discours sur le déclin du Père, ses causes et ses conséquences, fait
l’objet depuis un certain nombre d’années d’un débat animé opposant les
psychanalystes freudo-lacaniens de stricte obédience et les
psychanalystes dissidents, les philosophes, historiens, sociologues et
bien évidemment les mouvements féministes ; pour les uns : « il y aurait péril en la demeure »,
car ce déclin signerait la fin du monde, pour les autres, ce discours
ne serait en fait qu’une stratégie de défense destinée à voler au
secours d’un patriarcat chancelant sur le point de perdre le trône qu’il
occupe depuis plusieurs siècles.
Avant
d’aborder ces deux thèses adverses, je voudrais mettre l’accent sur le
lien de cause à effet existant entre la dérégulation financière qui
caractérise l’économie de ces cinquante dernières années et la
dérégulation de l’économie psychique. On observera en effet que le
néolibéralisme économique, dans sa phase ultime d’économie financière,
comme le montre Edmond Cros (Voir, dans les mêmes Actes : « Du
capitalisme financier aux structures symboliques – Á propos de deux
idéologèles [ Temps réel, Réalité virtuelle] ») se fonde sur la
disparition de l’étalon-or ; cette dernière entraîne la dérégulation des
monnaies, la soi-disant auto-régulation des marchés et la mutation
profonde de l’économie que l’on peut désormais qualifier de financière
et virtuelle.
Simultanément,
on constate les effets produits sur la super-structure et notamment sur
l’économie psychique de l’individu par cette mutation de
l’infra-structure. De fait, la disparition de l’étalon-or entraîne celle
de son équivalent psychique que je nommerai « l’étalon-phallus », soit
l’instance phallique ou encore la fonction paternelle ; on observe, en
l’absence de ces repères, une dérégulation des normes sociales et
culturelles et, à la suite, ce que les uns qualifieront de
dysfonctionnement de l’économie psychique du sujet, tandis que d’autres
n’y verront que de simples mutations historiques.
On
observe que les deux thèses s’accordent quant au constat sur le déclin
du Père, mais qu’elles en tirent des conclusions opposées. Je
m’attacherai donc à développer successivement les deux argumentaires en
mettant l’accent sur l’essentiel du débat, à savoir : quelle part, dans
ces bouleversements ou simples évolutions, selon le point de vue,
revient à la dimension anthropologique de l’être humain ou à sa
dimension historique et culturelle ? Quel est l’objet de la transmission
dans la société patriarcale ? Le Père assure-t-il cette fonction dans
la société actuelle dite post-moderne et si non, quelles sont les
conséquences et les effets produits sur l’économie psychique de
l’individu ?
Rappelons
que pour les psychanalystes freudo-lacaniens l’instance phallique ou
encore le langage instituent, régulent et transmettent le manque. En
effet, la théorie de Jacques Lacan, et c’est là l’essentiel de son
apport à la théorie freudienne, développe la thèse du rôle fondateur du
langage dans la subjectivation du sujet. Dans cette perspective, le
langage médiatise le rapport du sujet au monde et à soi-même ; il est
mis en place non par l’objet mais par le manque de l’objet, le premier
objet qui vient à manquer étant la mère. Le renoncement à l’objet aimé
est donc la condition pour que l’être parlant puisse s’accomplir, il
institue une limite qui entretient le désir. Il s’en suit que tout être
humain doit s’accomoder d’une soustraction de jouissance, ce renoncement
servant de fondement au désir et à la Loi. Dans l’expérience de la
castration, en effet, l’enfant doit renoncer à la « Toute- jouissance »
de la mère et donc à sa propre « Toute –puissance ».
Dans
ces conditions, ce qui assure la transmission chez l’être humain c’est
non seulement les gènes mais les signifiants dont le réseau instaure une
distance irréductible par rapport à l’objet, un vide qui constitue le
sujet (Lebrun :2007 p.55). Pour Lacan, le langage n’est pas un simple
outil, il est ce qui subvertit la nature biologique de l’humain et fait
dépendre notre désir de la langue. L’aptitude à la parole se paye d’un
prix : parce qu’il doit passer par le défilé des signifiants, le désir
humain est condamné à la seule représentation. Le langage donc inscrit
la perte, il met fin au rapport fusionnel avec la mère et au régime de
la jouissance ; il fonde l’économie du désir et ouvre à l’altérité.
« L’étalon phallus », soit encore le langage, ou la métaphore
paternelle, a pour mission de transmettre du manque, d’imposer une
soustraction de jouissance.
La postmodernité et l’absence de transmission :
Or,
les freudo-lacaniens observent un décrochage entre ce statut
anthropologique du langage et les pratiques et discours de notre société
postmoderne ; selon eux, ce décrochage affecte l’équilibre psychique de
l’individu. Tout se passe comme si notre société ne transmettait plus
la nécessité du vide, de sorte que l’objet se substitue à sa
représentation et la jouissance au désir.
En
effet, nous avons intériorisé le modèle du Marché qui ne connaît pas de
limites à l’expansion exponentielle et globalisée du cumul des
richesses. De nos jours, pas plus l’économie financière que l’économie
psychique collective et individuelle ne font sa place au vide. La
société de consommation issue du néo-libéralisme économique cherche
avant tout à créer des consommateurs et, dans ce but, elle reproduit le
lien fusionnel à la mère en situant le sujet, si tant est que l’on
puisse parler de sujet, sous le régime de la dévoration dont le tableau
de Goya : « Saturne dévorant ses enfants » est la métaphore parfaite.
L’urgence
consommatrice nourrit et remplit sans sevrage, générant le processus de
l’addiction, c’est-à-dire la jouissance indéfinie et absolue de l’objet
sans médiatisation symbolique. L’objet est possédé et détruit dans
l’instant, sans aucun différé, la jouissance s’est substituée au désir
et c’est toute la dimension temporelle qui s’en trouve bouleversée. De
fait, ce régime suppose l’effacement du futur mais aussi du passé, de
l’historicité et donc de la transmission symbolique d’une génération à
l’autre : « L’oralité dévorante qui s’est emparée de notre société évoque la rage de se remplir, la crainte du vide. » (Barbier : 2013 p. 169).
Charles
Melman à son tour souligne le lien entre l’économie néo-libérale et la
nouvelle économie psychique en ces termes : « l’expansion économique a
besoin de lever les interdits pour créer des populations de
consommateurs avides de jouissance parfaite. On est désormais en état
d’addiction par rapport aux objets » (Melman, 2005 p. 71).
Dominique
Barbier souligne que le lien social se délite ; ce n’est pas pour
autant le triomphe de l’individualisme qui marque notre époque, mais
bien plutôt celui de l’égoïsme grégaire. L’égoïste ne cherche que la
satisfaction de ses pulsions, alors que l’individu doit être capable de
les assumer et de les réfréner en les convertissant en une forme
symbolique viable. De nos jours, au sein de la famille, la métaphore
paternelle ne fonctionne plus, de sorte que le passage à l’âge adulte
est repoussé indéfiniment et la subjectivation compromise ; l’enfant,
plus tard l’adolescent, est incapable de renoncer à la Toute-jouissance
et à la Toute-puissance. Dominique Barbier parle à ce propos d’une
attitude familiale fusionnelle où les places ne sont pas définies par la
triangulation oedipienne.
Gérard
Mendel, promoteur de la sociopsychanalyse, observe dans la famille
postmoderne le même type de dysfontionnement concernant la
traditionnelle triangulation oedipienne. Il analyse le déclin de l’image
du père mise en évidence par le mouvement de mai 68 et l’attribue au
développement incontrôlé de la technologie dans notre société
néo-libérale.
Selon
lui, la puissance technologique est ressentie par l’adolescent comme
Toute-puissance, ce qui le renvoie aux expériences vécues avec la mère
dans la première phase archaïque ; il se trouve que l’image paternelle,
traditionnellement associée aux institutions qui fondent la société, est
elle aussi indissociable de la puissance technologique ; or, de nos
jours, cette dernière est plus forte que les institutions, lesquelles ne
défendent plus les valeurs traditionnelles (droit, justice,vérité,
liberté). L’adolescent ne dispose donc pas de deux images parentales
bien différenciées, l’image du père étant infiltrée par les éléments
archaïques de la mère (le chaos, l’inconnu, l’arbitraire) ; en l’absence
d’une médiation paternelle, l’adolescent se retrouve dans
l’impossibilité d’affronter le conflit oedipien et de renoncer à la
Toute-jouissance (Mendel : 1974).
Dans
cette perspective, la société de consommation, issue de l’économie
néo-libérale et de la dérégulation produit des effets désastreux sur
l’équilibre mental des individus. Selon Charles Melman : « nous passons
d’une culture fondée sur le refoulement des désirs, et donc de la
névrose, à une autre qui recommande leur libre expression et promeut la
perversion » (Melman, 2003, p.17).
On
a pu constater que le discours sur la perversion fait désormais florès
dans les medias : en témoignent les titres de la littérature
psychanalytique, psychologique et sociologique : La perversion ordinaire, La fabrique de l’homme pervers
et les articles consacrés au pervers narcissique qui envahissent les
pages des revues. C’est pourquoi il convient de définir le concept de
perversion qui tend à se diluer dans un usage indiscriminé et de revenir
à Freud. Ce dernier, en ce qui concerne la perversion fétichiste,
arrime le concept au déni de la réalité de la différence des sexes et
donc de la castration.
Alors
qu’elle perçoit la réalité, la personne qui la dénie se comporte comme
si la réalité n’existait pas. A partir de là, on voit bien comment
s’articule la perversion sur la non- transmission du manque. Lebrun
observe que les nouveaux sujets postmodernes et le pervers stricto sensu ont en commun le même fonctionnement, à savoir le déni du manque : « Ils
veulent récuser la modalité de jouissance prescrite par le langage pour
pouvoir en prôner une autre non soumise à tous ces avatars qui limitent
ladite jouissance […] un mode de jouir où le lien à l’objet n’est plus
médiatisé par le signifiant » (Lebrun : 2007, 339). Il souligne
encore au sein de la famille une forme de complicité entre les parents
et les enfants dans le but de dénier le manque, de l’éviter. Les parents
cherchent à éviter le conflit et les enfants en profitent, ils refusent
la soustraction de jouissance, revendiquent la Toute-puissance et
transgressent la Loi.
Selon
Charles Melman, la nouvelle économie psychique consiste dans un rapport
spécifique du sujet à l’objet : chez le névrosé, tous les objets se
détachent sur fond d’absence, le pervers, quant à lui, se trouve pris
dans un mécanisme où ce qui organise la jouissance est la saisie de ce
qui normalement échappe. Le comportement addictif en est un symptôme :
pousser le plaisir tiré de la possession de l’objet jusqu’à l’extrême de
la jouissance (Melman, 2003, 64). En outre, le pervers est intolérant à
la frustration, d’où une attitude agressive et des passages à l’acte
impulsifs, il ne reconnaît pas l’autre, le manipule ou le détruit comme
s’il s’agissait d’un objet ; on constate chez lui des éléments de la
structure paranoïaque : la haine de la différence et du sexe opposé qui
entraîne fréquemment des passages à l’acte. Rien d’étonnant donc à ce
que pervers narcissiques et psychopathes alimentent la chronique noire
des tabloïdes.
De
nos jours, les progrès de la science et de la technoscience, en matière
notamment de procréation, ne connaissent pas de limites, pas plus que
l’économie financière, ils repoussent indéfiniment les limites de la
morale, bouleversent le statut de la famille triangulaire et, en matière
de sexualité, font triompher le fantasme sur le réel. C’est ainsi que
dans la nouvelle économie psychique, chacun est invité à inventer son
propre sexe. Le concept de genre s’est substitué à la réalité de la
biologie, et la sexualité nourrit le sentiment de Toute-puissance.
A
partir de ce tableau de la psychopathologie de notre société, (déni de
la réalité et fuite dans l’imaginaire), on voit apparaître les effets
produits conjointement par la perte de l’étalon-or et de ce que j’ai
dénommé l’étalon-phallus : l’économie néo-libérale, qui vise
l’accroissement indéfini des richesses, nourrit la jouissance sans fin,
elle est en rapport avec un objet qui vient combler et apporte une
satiété en tuant le désir. Pour J.P. Lebrun, le mensonge consumériste
nous fait croire que nous pouvons être remplis. Il ne nous aide pas à
élaborer le vide qui est en nous.
Le règne du virtuel :
La
fin de l’économie réelle signe le règne de l’économie virtuelle. De la
même façon, dans la sphère socio-culturelle de famille, la T.V., ce
troisième parent, ne transmet pas le manque mais le plein et le
néo-libéralisme utilise ce media comme vecteur de conditionnement. C’est
ainsi que Patrick Le Lay, haut responsable de programmes T.V. déclare
cyniquement : « le but est de rendre le cerveau des téléspectateurs
‘disponible’, c’est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le
préparer entre deux messages » (in Barbier : 2013, 176).
Dans
cette perspective, J.G. Requena a exploré le discours de la T.V. comme
discours de la postmodernité (G. Requena : 1988). Il y voit une
structure en miroir qui s’organise autour de la relation imaginaire et
de la séduction, c’est-à-dire autour de la plénitude de la
Toute-jouissance qui caractérise la relation duelle avec la mère.
Il
dénonce dans le spectacle télévisé le déficit de symbolique dû au fait
que le signe iconique, contrairement au signe linguistique, présente une
forte résistance à la représentation et par conséquent suppose un fort
indice de Réel, c’est-à-dire de hasard, de singulier. Ce Réel non
symbolisé, il le désigne sous le terme de : « lo radical fotográfico »,
en rappelant que les images télévisuelles sont issues de la photographie
qui a révolutionné la représentation au XIXe siècle ; en
effet la photographie, en montrant l’objet, en l’exhibant, substitue la
présentation à la représentation. C’est pourquoi l’image télévisuelle,
telle qu’elle se donne à voir dans le « reality show » et le film
pornographique, constitue le degré zéro de la représentation, sans
travail de mise en scène, sans essais, sans direction d’acteurs : « se
ofrece la pura huella salvaje de lo real en primer grado ».
On
remarquera que G. Requena prend soin de distinguer le Réel de la
réalité. Le Réel, en référence aux trois ordres lacaniens (Réel,
Imaginaire, Symbolique), se distingue de la réalité. En effet, la
réalité c’est la part du monde que nous manipulons, qui nous est
intelligible, dans la mesure où elle est médiatisée par le Symbolique,
alors que le Réel, c’est l’Autre, ce qui résiste, l’hétérogène, la
pulsion. Ces images-là relèvent d’une économie psychique clairement
psychotique, elles témoignent de ce que González Requena nomme « lo
siniestro », c‘est-à-dire : « la cualidad psíquica de la psicosis », ou
encore comme l’irruption du Réel dans la réalité en l’absence de
fondation symbolique .
Selon
lui, ces images sont issues de la perte de l’étalon phallus et du
déficit de la fonction paternelle. En l’absence de tiers terme, rien ne
met fin à la relation duelle, la subjectivation n’a pas lieu et
l’individu est livré à son délire, c’est-à-dire à l’expansion illimitée
de l’imaginaire qui anéantit la réalité. C’est le cas du psychotique
sans cesse menacé par le réel de la pulsion.
Cependant,
on constatera que les analyses de González Requena concernant la
nouvelle économie psychique sont sensiblement différentes des
précédentes ; en effet, le dérèglement mental induit par la société
postmoderne relève, selon lui, non pas de la perversion mais de la
psychose dans la mesure où il implique le concept de forclusion élaboré
par Lacan. C’est ainsi qu’il procède à une analyse approfondie des
structures communes aux discours télévisuel et psychotique. Dans cette
perspective, il observe une prédominance de la structure en miroir dans
laquelle le présentateur regarde dans le champ off hétérogène où se
situe le téléspectateur. La fonction référentielle susceptible de rendre
compte de la réalité se trouve alors éliminée au profit des fonctions
conative et expressive grâce auxquelles l’énonciateur établit une
relation exclusive avec l’énonciataire, de sorte que la paire JE/TU
élimine le troisième terme IL/ELLE bouclant hermétiquement le circuit de
la communication.
A
cela s’ajoute l’effet produit par une fonction phatique dominante
assurant un contact permanent entre énonciateur et énonciataire au
détriment du sens ; ce type de communication ne manque pas de rappeler
le bavardage vide, la logorrhée sans fin du psychotique. Il faut parler à
tout prix, remplir toutes les plages de silence, ce qui, une fois de
plus, relève de l’économie du plein.
On
aura compris que cette pseudo-communication reproduit la relation
imaginaire duelle en jouant le rôle d’un cordon ombilical : “Este
mundo a la vez fragmentado y totalizador ofrecido a la mirada voraz del
espectador en una relación dual, imaginaria, escópica, se parece
inquietantemente a ese otro mundo a la vez fragmentado, seductor y
absoluto que lo construyera todo para el individuo en el comienzo de su
existencia. El psicoanálisis lo llama la madre primordial.” (
Requena :1988,113) Cette forte dominante d’une économie psychotique
González Requena la retrouve dans le corpus filmique de la
postmodernité, notamment dans El Club de la lucha qu’il qualifie de Apoteosis del psicópata
(Requena : 2008). Il analyse l’évolution du processus psychotique chez
le personnage en le mettant en rapport avec le déclin de la fonction
paternelle associé au retour de l’imago maternelle archaïque. Le
personnage de ce film n’accède pas au statut de sujet et vit dans
l’univers spéculaire de la relation duelle. Il n’a pas d’identité, pas
de nom, puisqu’il ne peut se différencier de l’autre, de sorte que dans
le miroir il ne rencontre que son double. G.R. insiste sur l’univers
dé-réalisé dans lequel baigne le personnage ; ce sentiment de perte de
la réalité et de l’identité est alimenté par le contexte dans lequel il
vit où règne la production en série. En l’absence de langage c’est la
pulsion qui parle et provoque finalement la conduite suicidaire du
héros/psychopathe. Ce dernier est totalement soumis au discours du
Marché : on le voit feuilleter un catalogue d’IKEA et commander la
totalité des meubles et objets qui y figurent. On retrouve la même
standardisation dans les espaces qu’il traverse au cours de ses
voyages : avions, aéroports, hôtels – durant lesquels il se nourrit de
portions individuelles uniformement calibrées – forment une série
indistincte.
Pour reprendre les propres termes de G.Requena, la société postmoderne a engendré « un ser seriado, intercambiable, abstracto » au lieu de « un individuo real, irrepetible, singular ».
Ce vécu de dé-réalisation généralisé débouche sur la question de la
jouissance. Dans l’incapacité de vivre une expérience « réelle » en
l’absence d’une médiation symbolique, le personnage, rivé au registre
imaginaire, n’a d’autre solution que le passage à l’acte qualifié par
l’auteur de « violencia máxima como única vía de acceso a la experiencia de lo real ».
Il bascule ainsi de l’aliénation à la jouissance illimitée
caractéristique d’une société de consommation qui dénie le manque, à la
décharge pulsionnelle qui fait voler le moi en éclats.
A
propos de la dénomination psychopathe attribuée au personnage, on est
en droit de se demander quelle est la différence entre le psychopathe,
le psychotique et le pervers. Amaya Ortiz de Zárate (1996, pp.123-126)
précise la distinction entre les deux premiers : si les trois présentent
un dysfonctionnement au niveau de la gestion du manque, le psychopathe
et le pervers quant à eux souffrent d’un trouble de la personnalité qui
n’affecte pas leur lucidité au moment où ils passent à l’acte,
contrairement au psychotique qui, d’ailleurs, est jugé irresponsable par
les juges. Comme nous pouvons le constater, les structures mentales du
psychopathe sont sensiblement les mêmes que celles du pervers : dans les
deux cas, il y a déni de la réalité, alors que le psychotique est
affecté par le processus de forclusion, privé donc de la dimension
symbolique du langage. En ce qui concerne le protagoniste de EL club de la lucha
, l’un des traits distinctifs qu’il partage avec le pervers est
l’absence totale d’empathie, le mépris devant la souffrance de l’autre
et la jouissance qu’il tire de ce spectacle : « esa ausencia de empatía constituye sin duda el rasgo más evidente del psicópata »
(G. R. :2008, 69). González Requena fait encore remarquer que ce type
d’économie psychique est une constante du cinéma post-classique
hollywoodien dans lequel les figures du psychopathe et du psychotique se
substituent de façon récurrente au héros mythique ; c’est le cas du
film El de Buñuel dont le protagoniste est un paranoïaque délirant, aliéné à la Diosa Madre, substitut de l’imago maternelle.
Le
psychanalyste Michel Tort, pour sa part, s’élève contre le discours
freudo-lacanien que je viens de développer, ce discours qui, selon ses
propres termes, condamne la faillite des pères incapables de dire non,
prescrit la nécessité absolue de renoncer à la jouissance sous peine
d’abandonner le pouvoir aux mères et à leurs fils non castrés. Il
dénonce une régression de la psychanalyse lacanienne par rapport à ses
fondements freudiens, dans la mesure où la fonction du père, selon
Freud, n’est pas de séparer l’enfant de la mère mais de construire le
sur-moi du sujet. Il rappelle les thèses de Lacan pour les combattre,
notamment celle sur le déclin de l’image social du père qui entraînerait
des effets dévastateurs sur le psychisme de l’individu, à savoir la
forclusion chez le psychotique, soit l’impossibilité d’accéder à la
subjectivité. Il cite les propos de Lacan sur le nouveau pouvoir des
mères : « La mère est une femme que nous supposons arrivée à la plénitude de ses capacités de voracité féminine » ou : « cette mère inassouvie, insatisfaite, autour de laquelle se construit toute la montée de l’enfant dans le chemin du narcissisme » ou encore : « la
femme accède difficilement au symbole et donc à la famille humaine,
mais par contre, elle accède facilement au primitif et à l’instinctuel,
ce qui l’établit dans un rapport direct à l’objet non plus de son désir
mais de son besoin » (in Tort, M : 2005, 126 ). Il ne fait aucun
doute que les sentences lacaniennes concernant la femme et la mère ont
de quoi faire frémir les oreilles d’un auditoire féministe. Michel Tort
reprend le schéma de l’Œdipe selon Freud et Lacan en observant qu’il ne
relève pas d’une donnée anthropologique mais d’une construction
idéologique et non anthropologique. Ce schéma, je le rappelle, établit
la prévalence initiale de la mère comme objet dans une relation
fusionnelle, puis le passage à la prévalence du père qui intervient
comme tiers pour séparer la mère de l’enfant. Cet ordre chronologique
supposé universel : « la mère puis le père » correspond à la
division traditionnelle des sexes et à leur rôle dans l’éducation. A la
mère les premiers soins, au père la relation « à la réalité ». Or ce
système, soutient M.T., n’est pas fondé en nature, c’est une donnée
historique. Si le père, jusqu’à nos jours intervenait peu dans
l’éducation des tout petits, cela relève d’un phénomène culturel ; si à
l’origine entraient en jeu des facteurs biologiques, ce n’est plus le
cas aujourd’hui.
En
effet, à l’orée du XXI° siècle, observe Michel Tort, les progrès des
techno-sciences, les revendications et les luttes féministes, la
nouvelle place des femmes dans la société, rendent caduques ces
arrangements historiques. De fait, il est devenu fréquent de faire
grandir un fœtus en milieu artificiel ; dans ces conditions, pourquoi la
personne chargée des premiers soins serait-elle nécessairement une
femme ? La réalité prouve qu’un homme fait aussi bien l’affaire et que
cette dernière solution écarte le danger d’une supposée omnipotence
maternelle et par conséquent la nécessité d’un père séparateur. Donc,
Michel Tort soutient que le schéma traditionnel du patriarcat associe de
façon arbitraire l’aliénation à la mère et la subjectivation par le
père. Il poursuit son entreprise de démolition de la thèse
freudo-lacanienne en proposant d’inverser les termes : « Pourquoi la
mère, la femme ne serait-elle pas sujet à part entière, capable de
donner son autonomie à son enfant ? Pourquoi la fonction paternelle
défaillante serait-elle à l’origine des violences des jeunes, des
toxicomanies, des conduites à risque, des violences sexuelles ? »
(Tort, M. : 2005, 200). Le psychanalyste fait encore remarquer qu’au
lieu de déplorer les effets catastrophiques du déclin sur la nouvelle
économie psychique, que ce soit le déni ou la forclusion, il vaudrait
mieux constater l’émergence d’une nouvelle figure, celle du père de
l’enfant, au lieu du père de famille.
En
conclusion de ce bref exposé du débat qui oppose ceux qui déplorent la
crise du symbolique et ceux qui célèbrent la fin du dogme paternel, et
pour revenir au lien de cause à effet entre la disparition concomitante
de l’étalon- or et de l’étalon- phallus, il me semble intéressant
d’évoquer les commentaires de Jean -Claude Michéa concernant la double
pensée, terme qu’il emprunte à Georges Orwell. Le philosophe met en
lumière la contradiction dans laquelle s’enferment de nos jours les
intellectuels de gauche qui prennent pour cible le libéralisme
économique effréné alors qu’ils prennent la défense d’un libéralisme
culturel émancipé de toute référence symbolique au manque et qu’ils
œuvrent pour le triomphe des droits illimités de l’individu ; cette
gauche moderne s’oppose farouchement au capitalisme financier et
simultanément en appelle à transgresser toutes les frontières et toutes
les limites culturelles ou morales établies, ce qui revient à soutenir
simultanément deux thèses incompatibles. (Michéa : 2008).