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mercredi 18 mars 2015

Comprendre les négociations sur le nucléaire iranien



Comprendre les négociations sur le nucléaire iranien
 Gilles Paris, Yves-Michel Riols et Christophe Ayad
 
 
Les négociations sur le nucléaire iranien, qui reprennent dimanche 15 mars à Lausanne, en Suisse, entrent dans une phase décisive. La date butoir a déjà été repoussée à deux reprises depuis la conclusion d’un accord intérimaire, le 24 novembre 2013, à Genève, entre l’Iran et les grandes puissances, rassemblées au sein du groupe dit « 5 + 1 » (Etats-Unis, Russie, Chine, France, Royaume-Uni et Allemagne). Mais le président américain, Barack Obama, a indiqué qu’il ne soutiendrait pas une nouvelle prolongation si l’Iran et les grandes puissances ne parviennent pas à un accord politique d’ici à la fin mars.

Le calendrier : un accord politique d’abord

Le nouveau calendrier, entériné à Vienne le 24 novembre 2014, après l’échec d’un an de négociations, prévoit un processus en deux étapes : l’adoption d’un accord politique avant la fin mars, fixant les contours d’un compromis, et la conclusion d’un accord technique, réglant les innombrables détails scientifiques d’ici au 30 juin.

Ce report était destiné à donner une respiration à des négociations qui, même si elles piétinent, n’ont jamais été aussi avancées depuis l’ouverture, en 2003, des premiers échanges entre les Iraniens et les Européens. Autrement dit, les discussions sont trop engagées pour prendre le risque d’une rupture, lourde de conséquences alors que l’Iran joue un rôle majeur dans les grandes crises au Moyen-Orient.

A l’approche du rendez-vous de Lausanne, Barack Obama a clairement indiqué, le 8 mars, que la décision appartenait, selon lui, au camp iranien. « Nous arrivons à un point dans ces négociations où ce n’est plus une question de problèmes techniques mais de volonté politique », a-t-il affirmé à la chaîne de télévision CBS. « Au cours du prochain mois, nous serons en mesure de déterminer si leur régime peut ou non accepter un accord extraordinairement raisonnable, s’ils sont, comme ils le disent, seulement intéressés par un programme nucléaire civil », a jugé M. Obama.

Mais à en croire des sources américaines, les divergences sont telles que l’objectif n’est désormais plus de parvenir à un accord politique d’ici à la fin mars, mais à une simple « entente » qui permettrait de justifier une prolongation des tractations jusqu’au début de l’été. Le but est de permettre à John Kerry, le secrétaire d’Etat américain, de plaider une extension face à un Congrès méfiant, qui menace de faire dérailler le processus en adoptant de nouvelles sanctions contre l’Iran avant la fin des négociations. D’après un proche du dossier, cette « entente » porte sur un document de « 3 à 4 pages » qui ne serait pas rendu public et viserait avant tout à gagner du temps.

Mais toute prolongation des pourparlers est dangereuse, car elle risque de renforcer le camp des adversaires d’un accord, tant à Téhéran qu’à Washington. En Iran, la crédibilité du président modéré, Hassan Rohani, repose largement sur sa capacité à conclure un accord sur le nucléaire qui se traduirait par un assouplissement des sanctions économiques dont le pays a grandement besoin. Aux Etats-Unis, la marge de manœuvre de Barack Obama est fortement réduite par le nouveau Congrès, où les républicains contrôlent désormais le Sénat en plus de la Chambre et affichent leur défiance vis-à-vis d’un accord avec l’Iran.

Les centrifugeuses : mot-clef des négociations

Les centrifugeuses permettent d’enrichir l’uranium qui peut ensuite être utilisé pour alimenter une centrale civile ou servir à fabriquer une bombe atomique. Lors des premières négociations entre les Européens et les Iraniens, en 2003, l’Iran disposait de seulement 160 centrifugeuses. Aujourd’hui, la République islamique en possède près de 20 000, dont 9 000 sont en activité. Plus leur nombre est élevé, plus il est possible de réduire le « breakout », à savoir le temps nécessaire pour acquérir assez d’uranium enrichi pour l’élaboration d’une bombe. Pour le moment, ce délai est d’environ trois mois, selon les Occidentaux. Ils veulent qu’il soit « au moins supérieur à un an », d’après un proche du dossier. Une période jugée suffisamment longue pour détecter toute course clandestine à la bombe.

D’où l’insistance des pays du « 5 + 1 » pour parvenir à une diminution significative du nombre de centrifugeuses. A l’approche de l’échéance de la fin mars, Laurent Fabius, le chef de la diplomatie française, a estimé, le 7 mars, que le compte n’y est pas. Il faut, a-t-il souligné, une plus grande « réduction » du nombre de centrifugeuses iraniennes, alors que le chiffre sur la table, selon un diplomate, tournerait autour de 6 500. M. Fabius a également plaidé pour une « limitation » de la capacité de « recherche et développement ». « C’est un point fondamental, insiste un diplomate. Si on lâche là-dessus, c’est comme si on ne faisait rien. »

Les Occidentaux estiment en effet que des concessions iraniennes sur le nombre de centrifugeuses ne seraient pas crédibles si, en parallèle, Téhéran est autorisé à développer la recherche sur des centrifugeuses plus puissantes, sans contrôle contraignant.

Par ailleurs, l’Iran veut installer, contre l’avis des Occidentaux, des centrifugeuses nouveau modèle, dites IR-2, deux à cinq fois plus puissantes que celles actuellement utilisées, dites IR-1, afin de réduire le temps nécessaire à l’enrichissement de l’uranium. Les centrifugeuses IR-1 ont un rendement environ quarante fois inférieur à celles utilisées par le consortium européen Urenco. L’Iran a fabriqué et installé plusieurs centaines de centrifugeuses de type IR-2, mais elles ne sont pas encore opérationnelles.

Le stock d’uranium

La question du nombre de centrifugeuses est liée à celle du volume du stock iranien d’uranium déjà enrichi. Plus celui-ci est limité, plus il est possible de laisser à l’Iran un nombre significatif de centrifugeuses. Et inversement.

Selon le New York Times, l’Iran aurait accepté d’envoyer en Russie une partie de son stock d’uranium, où il serait transformé en barres de combustible, seulement utilisables pour l’unique centrale nucléaire civile iranienne, à Bouchehr. Un scénario jugé « cohérent » par une source bien informée. Un tel processus créerait une barrière technologique en rallongeant le temps nécessaire pour se doter d’une bombe, au cas où l’Iran souhaiterait récupérer ce combustible pour en faire un usage militaire. Si l’Iran transfère en Russie une partie de son stock d’uranium, il lui faudrait alors près d’un an pour acquérir une bombe, une durée jugée suffisamment longue pour ne pas passer inaperçue.

Ce n’est sans doute pas un hasard si Moscou a annoncé, le 11 novembre 2014, à quelques jours de la date limite initiale pour conclure un accord, la livraison, à terme, de deux nouveaux réacteurs à destination de la centrale de Bouchehr, équipée pour le moment d’une seule unité de 1 000 mégawatts. Quatre réacteurs supplémentaires pourraient être construits sur le même site de Bouchehr, sur la côte du golfe Persique.

Ce contrat serait une façon de récompenser la collaboration russe dans le retraitement de l’uranium enrichi iranien en assurant à Moscou une confortable rente pour des dizaines d’années. La Russie en tire aussi un avantage évident car ce dispositif la replace au cœur du jeu diplomatique, lui accordant un levier supplémentaire à un moment où les contentieux entre Moscou et l’Occident s’accumulent (Ukraine, Syrie).

La Russie aimerait que les réacteurs de Bouchehr fonctionnent avec du combustible russe, car cela augmenterait les bénéfices de l’opération pour Moscou. Téhéran, en revanche, voudrait que le premier réacteur au moins soit alimenté avec du combustible iranien pour justifier le développement de son programme d’enrichissement d’uranium. Si l’Iran conserve le nombre actuel de centrifugeuses, « il lui faudra à peu près huit ans pour disposer d’un stock d’uranium légèrement enrichi pour assurer l’approvisionnement d’un réacteur du modèle de Bouchehr pour un an », relève François Nicoullaud, ancien ambassadeur de France à Téhéran. « Si les Américains et les Européens veulent préserver l’unité du “5 + 1”, dit-il, il leur faudra être particulièrement attentifs au dilemme rencontré par les Russes dans leurs discussions bilatérales avec les Iraniens. »

Le niveau d’enrichissement

Se focaliser uniquement sur le nombre de centrifugeuses serait une erreur, estime Kelsey Davenport, de l’ONG américaine Arms Control Association. « Il y a d’autres moyens qui peuvent rallonger le temps nécessaire à la production d’uranium de qualité militaire », souligne-t-elle. Ce délai peut être étendu si le stock d’uranium déjà enrichi est converti en poudre (dioxyde d’uranium, UO2) et placé sous strict contrôle international. Sous la forme de poudre, il n’est pas utilisable à des fins militaires. Cette mesure, dit-elle, « peut satisfaire les demandes des deux parties en permettant le développement d’un programme nucléaire civil, tout en garantissant à la communauté internationale que l’Iran ne peut pas se doter rapidement d’une arme nucléaire sans que cela se remarque ».

Pour fabriquer une bombe, il faut de l’uranium enrichi à 90 %. Un seuil rapidement atteignable dès lors que l’uranium a déjà été enrichi à 20 %. Après l’accord de Genève de 2013, l’Iran a accepté de réduire son stock d’uranium enrichi à 20 %. Les Occidentaux veulent que l’enrichissement de l’uranium soit plafonné à 5 % et aimeraient réduire le stock déjà enrichi à 20 %. L’Iran dispose de 7,6 tonnes d’uranium enrichi à 5 %. Pour obtenir une bombe, il faut à peu près 1 tonne d’uranium légèrement enrichi. Les Occidentaux aimeraient ramener le stock disponible au-dessous de ce seuil.

Les sites de Natanz, Fordow et Arak

L’Iran dispose de deux sites d’enrichissement dont l’existence avait été dissimulée. Celui de Natanz, le plus important, a été découvert en 2002. Celui de Fordow, construit sous terre dans une montagne près de la ville de Qom pour le protéger de bombardements, a été dévoilé en 2009. Les Occidentaux réclament la fermeture de Fordow, les Iraniens proposent de le convertir en centre de recherche médical.

A Arak, l’Iran poursuit la construction d’un réacteur de recherche à eau lourde. Les Iraniens auraient accepté de limiter la production à moins d’un kilo de plutonium par an, au lieu des dix kilos initialement envisagés, soit assez pour une ou deux bombes. Ils se disent également prêts à ne pas construire l’unité de retraitement, indispensable pour extraire du plutonium de qualité militaire.

Les sanctions

En cas d’accord final, l’Iran réclame une levée rapide de toutes les sanctions économiques qui frappent durement le pays depuis l’adoption de la première résolution des Nations unies en 2006. Les Etats-Unis et l’Union européenne ont également adopté des sanctions distinctes. Selon des sources iraniennes, le coût des sanctions pour le pays depuis bientôt dix ans est énorme : il est de l’ordre de 480 milliards de dollars (456 milliards d’euros), soit davantage qu’un an du PIB iranien.

Dans le cadre de l’accord intérimaire de Genève, les Occidentaux ont procédé à une première levée partielle des sanctions le 20 janvier 2014. Cette mesure était destinée à créer un climat de confiance pour faire avancer les négociations. Elle devait initialement ne durer que six mois mais a été prolongée jusqu’à juillet 2015, date ultime pour parvenir à un accord final entre l’Iran et les pays du « 5 + 1 ».

Depuis le début 2014, les Occidentaux ne s’opposent plus à l’exportation du pétrole iranien (environ un million de barils par jour) et les navires transportant le brut peuvent à nouveau être assurés. Un enjeu crucial quand on sait que le budget de l’Etat iranien dépend en grande partie des recettes des hydrocarbures. Les bénéfices économiques d’une levée totale des sanctions pétrolières seraient considérables pour l’Iran, qui dispose des quatrièmes réserves mondiales de pétrole.

De plus, les restrictions sur les importations destinées à l’industrie automobile et à l’entretien du parc aéronautique civil, ainsi que sur certains produits pharmaceutiques et les échanges des métaux précieux, ont aussi été levées. Selon les estimations américaines, l’assouplissement des sanctions en 2014 a permis à l’Iran de récupérer 7 milliards de dollars, dont 4,2 milliards de revenus actuellement gelés à l’étranger.

Les négociations en cours achoppent sur le rythme de levée des sanctions après la conclusion d’un accord. Téhéran réclame une levée immédiate et totale, ce qui n’est pas possible étant donné la complexité de l’écheveau tissé années après années. D’autant que les Occidentaux insistent sur une stratégie de donnant-donnant : pour eux, les sanctions seront levées au fur et à mesure de la bonne application d’un éventuel accord.

Pour les Iraniens, la question est d’autant plus cruciale compte tenu de la baisse des cours du pétrole (autour de 60 dollars le baril) due à une offre supérieure à la demande, qui grève sérieusement leurs finances. Liée à la stagnation économique, cette hausse a été accentuée par le refus de l’Arabie saoudite de diminuer sa production pour soutenir les prix.

Le budget iranien est établi sur la base d’un baril supérieur à 120 dollars. Si la chute des cours devait se prolonger, Téhéran, dont les capacités d’exportation sont limitées par les sanctions, se trouverait rapidement dans une situation difficile, comme ce fut le cas entre 1986 et 1988, lors de la guerre contre l’Irak, quand la baisse des cours avait contraint Téhéran à accepter un armistice désavantageux.

La résistance du Congrès américain

Le principal obstacle à une levée des sanctions se trouve aux Etats-Unis : le nouveau Congrès, élu le 4 novembre 2014 et désormais entièrement contrôlé par les républicains, risque de s’opposer à la levée des sanctions votées par le passé. En revanche, Barack Obama peut annuler les « ordres exécutifs » qu’il a pris en tant que président et laisser le soin à son successeur, à partir du 21 janvier 2017, de lever par la suite les sanctions adoptées par le Congrès, s’il s’avère que l’Iran respecte ses engagements pris dans le cadre d’un accord.

Plusieurs initiatives ont été avancées pour contrer la Maison Blanche sur ce dossier. Quarante-sept des 54 sénateurs républicains ont ainsi publié, le 9 mars, une lettre ouverte adressée aux dirigeants iraniens dans laquelle ils rappellent que le pouvoir de suspendre définitivement les sanctions contre l’Iran relève du Congrès. Autrement dit, les républicains tentent ouvertement de saper l’autorité du chef de l’exécutif sur un point clé des négociations, même si le Sénat pourrait basculer à nouveau du côté démocrate en 2016.

Dans le même registre, l’actuel chef de la majorité républicaine du Sénat, Mitch McConnell, a soutenu un projet permettant aux parlementaires de torpiller tout compromis négocié par la Maison Blanche qu’ils jugeraient inacceptable. Toutefois, les sénateurs démocrates, dont l’appui est nécessaire, ont fait barrage à ce texte qui voudrait que cinq jours après la conclusion d’un accord, le président Obama soit obligé de soumettre l’accord conclu avec l’Iran au Congrès, accompagné d’une analyse prouvant que ce compromis obligera Téhéran à respecter ses engagements et certifiant qu’un tel accord ne menace pas la sécurité des Etats-Unis. Autre frein : ce texte empêcherait aussi M. Obama de lever des sanctions pendant 65 jours, le temps que le Congrès examine le document négocié et décide, ou non, de l’approuver.

Pour l’instant, le Congrès s’est abstenu de voter des mesures contraignantes supplémentaires sur l’Iran. Mais si les négociations traînent en longueur, Mitch McConnell a averti qu’il lancerait une procédure pour faire adopter de nouvelles sanctions contre Téhéran après l’échéance de la fin mars. Une initiative qui risquerait de faire capoter les pourparlers si ces rétorsions entraient en vigueur avant l’échéance finale des négociations, le 1er juillet. Cette agressivité a cependant produit des résultats contraires à ceux recherchés puisqu’elle a fragilisé l’alliance bipartisane qui prévalait généralement jusqu’à présent lorsqu’il s’agissait de l’Iran.

Les inspections

Un autre point de litige entre les Iraniens et les pays du « 5 + 1 » porte sur la durée d’un régime d’inspection renforcé des installations nucléaires. Pour s’assurer que l’Iran respecte ses engagements en cas d’accord, les Occidentaux plaident pour une mise sous tutelle des infrastructures iraniennes pendant une période longue, allant de dix à vingt ans. Ils demandent, en outre, à l’Iran de ratifier le protocole additionnel de l’Agence internationale pour l’énergie atomique (AIEA) qui permet des inspections plus intrusives. Ce protocole a été signé par l’Iran en 2003, mais n’a pas été ratifié par son Parlement.

De son côté, l’Iran plaide pour un régime d’exception limité ne dépassant pas cinq ans. Or, celui envisagé par les Etats-Unis est, au minimum, deux fois plus long. Il a été dévoilé, le 2 mars, par Barack Obama. « Si, véritablement, l’Iran accepte de geler son programme là où il en est pendant au moins dix ans […], si nous obtenons cela, ainsi que des moyens de le vérifier, aucune autre mesure que nous pourrions prendre ne nous donnera mieux la garantie qu’ils n’ont pas l’arme nucléaire », a-t-il dit dans une interview à l’agence Reuters.

Source:

Le Monde.fr