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dimanche 29 mars 2015

Le salariat béat

Philippe Devos


 Il en est de certains salariés comme de ces animaux de compagnie en état de dépendance affective vis à vis de leur maître.


Après tout, leur patron leur reverse un salaire, et ils leur doivent donc les bienfaits qui en découlent : confort matériel et position sociale, tout ce qui constitue une vie bien remplie et épanouissante de petit boy-scout docile.
A chaque fin de mois, notre salarié béat découvre avec une joie non feinte la précieuse enveloppe contenant sa fiche de paie dans sa boîte aux lettres, l’ouvre avec émotion, la déplie fébrilement, et tandis qu’il caresse du regard le montant tout en bas d’argent fictif qui va venir gonfler son petit pécule numérique sur son compte en banque, il ne peut s’empêcher d’ajouter d’une voix intérieure vibrante de reconnaissance : « merci patron ! ».
Merci patron d’accepter que je te vende ma force de travail au prix du marché, que je puisse à mon tour participer à la vie de la fourmilière, en occupant à ton service quelques tâches parasites.
Que deviendrais-je sans toi, gentil patron, sinon l’un de ces fainéants laissé pour compte qui vit des minimas sociaux et qui ne connaît pas la joie d’un quotidien articulé autour du temps de présence en entreprise.
Merci patron bien aimé de me permettre de vivre cette passionnante aventure humaine consistant à empiler des chiffres dans des colonne, à modéliser des schémas, à inventer de nouveaux acronymes.
Il est de ces gens qui élèvent des menhirs pour d’autres et pour se sentir fier à l’idée d’avoir participé à l’érection d’un cailloux. Il est de ces gens pour construire des pyramides pour que d’autres y enfouissent leur trésor, et pour pleurer de joie quand on leur tend une écuelle en remerciement de leur servitude, avec l’assurance que leurs enfants pourront peut-être un jour, pour prix de leur servilité, devenir contre-maître et manier le fouet à leur tour.
Il est de ces gens pour développer des trésors d’imagination afin de faire de ce monde un monde où tout est figé, où rien d’autre n’est possible que de reproduire éternellement la dépendance à l’échange et à l’aliénation marchande.
Un rêve de patron dont nos silhouettes courbées sous l’apathie ou la la résignation tapisse les parois d’une vaste caverne aux allures d’open-space, un monde de citoyens désengagés où l’économie fait l’histoire et où le bonheur est devenu la représentation du bonheur, où l’on vit par procuration à coup d’écrans interposés. Une vaste officine de pharmaciens où l’on vient chercher sa dose d’anxiolytique lors d’inévitables crises existentielles, car malgré tout ce que feint de croire notre salarié béat :
Le PIB mesure tout, sauf ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue » Bob Kennedy.
Un monde où heureusement, envers et contre toutes nos prisons mentales, tout demeure possible.

Source : Diktacratie