Renaud Camus
Qu’est-ce qui a déclenché le mouvement de
révolte, en leur temps, dans les autres empires coloniaux ? Pourquoi
n’en survient-il pas chez nous ? Est-ce parce qu’en France et en Europe
la colonisation actuelle s’est faite progressivement, presque
insensiblement ? Parce qu’il n’y a pas eu de guerre de conquête à
proprement parler, pas d’épisode militaire violent et traumatisant,
comme la conquête de l’Algérie au temps de la monarchie de Juillet, à
partir duquel le peuple soumis puisse se dire « Voilà, c’est fait, c’est
officiel, à partir de maintenant nous sommes une colonie » ?
Mais en Tunisie et au Maroc non plus, il n’y a rien eu, de la part de la France, qui puisse vraiment s’appeler une guerre de conquête. La guerre du Rif s’apparente plus à la répression (difficile) d’une révolte qu’à l’instauration militaire d’une colonie. D’ailleurs, le Maroc et la Tunisie n’étaient pas officiellement des colonies. Ces pays étaient bien considérés pourtant comme faisant partie de l’empire colonial français, et ils étaient représentés par des pavillons, comme ses autres régions, à l’exposition coloniale de 1931, de même que les territoires sous-mandat, qui eux non plus n’avaient pas été conquis militairement.
La conquête militaire n’est donc absolument pas un élément constitutif indispensable à la colonisation, au caractère de colonie d’un pays. Son absence n’entraîne pas l’absence de révolte, de combat pour l’indépendance et la liberté, de soulèvement anticolonialiste. Tout juste paraît-elle impliquer, si l’on se réfère encore au Maroc et à la Tunisie, que cette révolte s’opère sans violence majeure. Mais justement, nous ne souhaitons pas du tout la violence : tout juste la révolte, le refus clairement signifié et traduit dans les faits, la décolonisation de la France et de l’Europe – laquelle suppose nécessairement la remigration, ou démigration, puisque la migration, l’immigration a été la forme particulière, inédite à cette échelle, de cette colonisation-ci, celle de nos propres contrées.
Toutes les définitions sont approximatives par définition. Il y a autant de colonisations que d’expériences historiques de la conquête et de l’asservissement des peuples par d’autres peuples. Y a-t-il autant de décolonisations ? Et qu’est-ce qui fait que chez nous, malgré les efforts de quelques-uns, le mouvement de soulèvement ne précipite pas, jusqu’à présent ?
Une donnée inquiétante à prendre en compte est que, de tous les empires coloniaux, l’empire colonial arabe est, avec le chinois, le seul à n’avoir jamais décolonisé, à l’époque moderne. Il a certes évacué l’Espagne, mais c’était il y a six siècles, et il y avait fallu six siècles (et il est depuis lors revenu). Même les conquêtes françaises et anglaises, a fortiori italiennes, au XIXe et au XXe siècle, se sont superposées aux siennes sans les remettre en cause. On oublie trop que les croisades étaient des guerres de libération. Les chrétiens d’Orient vivent depuis un millénaire et plus dans le deuil d’une indépendance et d’une liberté perdues, qui paraît évoluer de plus en plus vite vers l’éradication pure et simple. Est-ce là le sort qui nous attend ?
Un trait spécifique de la colonisation en cours est l’incroyable passivité des populations en voie d’asservissement, et la non moins stupéfiante coopération, complicité, bien proche de la trahison, que témoignent ceux qui les gouvernent. Il n’est plus temps de disserter ici sur les raisons de cette apathie létale, qui bien entendu sont complexes. Mettons en avant pour cette fois celle qui suscite le plus d’indulgence, ou le moins de mépris : l’incapacité à reconnaître ce qui survient pour ce que c’est vraiment, à savoir une colonisation ; l’absurde confusion de cette conquête coloniale avec une demande d’aide, de secours et d’asile, de la part d’individus si nombreux – des peuples entiers – qu’ils devraient être cent fois assez pour mettre fin dans leur propre pays, comme les peuples l’ont toujours fait, aux tyrannies et aux injustices dont ils se disent les victimes.
Nous serions encore cent fois assez, nous, les indigènes de ce continent, pour mettre fin avant qu’elle affermisse son emprise à la domination coloniale qui s’instaure, et qui déjà prétend réguler nos tenues, nos mœurs, notre régime alimentaire, notre calendrier, notre horizon intellectuel et celui de nos fenêtres, la silhouette de nos villes, notre politique étrangère et notre politique tout court. Il suffirait de se regrouper, de se nommer, de se compter, de se cotiser, de se serrer les coudes, d’abdiquer la peur et la fausse honte qui nous font tout accepter de conquérants innombrables, certes, mais de papier comme ils sont français, anglais ou italiens quand ils le sont. Les collaborateurs à leur solde, les remplacistes de ces remplaçants, sont si veules et de convictions si fluctuantes, si opportunistes, si bien fabriquées pour être retournées avec le vent, qu’à la première alerte un peu sérieuse ceux-là se précipiteraient vers quelque Sigmaringen de l’Atlas ou riad enchanté de Marrakech, où déjà ils ont leurs habitudes.
Pour ma part je ne sais pas comment il faut vous le dire. Révoltez-vous ! Révoltez-vous ! Révoltez-vous !
Mais en Tunisie et au Maroc non plus, il n’y a rien eu, de la part de la France, qui puisse vraiment s’appeler une guerre de conquête. La guerre du Rif s’apparente plus à la répression (difficile) d’une révolte qu’à l’instauration militaire d’une colonie. D’ailleurs, le Maroc et la Tunisie n’étaient pas officiellement des colonies. Ces pays étaient bien considérés pourtant comme faisant partie de l’empire colonial français, et ils étaient représentés par des pavillons, comme ses autres régions, à l’exposition coloniale de 1931, de même que les territoires sous-mandat, qui eux non plus n’avaient pas été conquis militairement.
La conquête militaire n’est donc absolument pas un élément constitutif indispensable à la colonisation, au caractère de colonie d’un pays. Son absence n’entraîne pas l’absence de révolte, de combat pour l’indépendance et la liberté, de soulèvement anticolonialiste. Tout juste paraît-elle impliquer, si l’on se réfère encore au Maroc et à la Tunisie, que cette révolte s’opère sans violence majeure. Mais justement, nous ne souhaitons pas du tout la violence : tout juste la révolte, le refus clairement signifié et traduit dans les faits, la décolonisation de la France et de l’Europe – laquelle suppose nécessairement la remigration, ou démigration, puisque la migration, l’immigration a été la forme particulière, inédite à cette échelle, de cette colonisation-ci, celle de nos propres contrées.
Toutes les définitions sont approximatives par définition. Il y a autant de colonisations que d’expériences historiques de la conquête et de l’asservissement des peuples par d’autres peuples. Y a-t-il autant de décolonisations ? Et qu’est-ce qui fait que chez nous, malgré les efforts de quelques-uns, le mouvement de soulèvement ne précipite pas, jusqu’à présent ?
Une donnée inquiétante à prendre en compte est que, de tous les empires coloniaux, l’empire colonial arabe est, avec le chinois, le seul à n’avoir jamais décolonisé, à l’époque moderne. Il a certes évacué l’Espagne, mais c’était il y a six siècles, et il y avait fallu six siècles (et il est depuis lors revenu). Même les conquêtes françaises et anglaises, a fortiori italiennes, au XIXe et au XXe siècle, se sont superposées aux siennes sans les remettre en cause. On oublie trop que les croisades étaient des guerres de libération. Les chrétiens d’Orient vivent depuis un millénaire et plus dans le deuil d’une indépendance et d’une liberté perdues, qui paraît évoluer de plus en plus vite vers l’éradication pure et simple. Est-ce là le sort qui nous attend ?
Un trait spécifique de la colonisation en cours est l’incroyable passivité des populations en voie d’asservissement, et la non moins stupéfiante coopération, complicité, bien proche de la trahison, que témoignent ceux qui les gouvernent. Il n’est plus temps de disserter ici sur les raisons de cette apathie létale, qui bien entendu sont complexes. Mettons en avant pour cette fois celle qui suscite le plus d’indulgence, ou le moins de mépris : l’incapacité à reconnaître ce qui survient pour ce que c’est vraiment, à savoir une colonisation ; l’absurde confusion de cette conquête coloniale avec une demande d’aide, de secours et d’asile, de la part d’individus si nombreux – des peuples entiers – qu’ils devraient être cent fois assez pour mettre fin dans leur propre pays, comme les peuples l’ont toujours fait, aux tyrannies et aux injustices dont ils se disent les victimes.
Nous serions encore cent fois assez, nous, les indigènes de ce continent, pour mettre fin avant qu’elle affermisse son emprise à la domination coloniale qui s’instaure, et qui déjà prétend réguler nos tenues, nos mœurs, notre régime alimentaire, notre calendrier, notre horizon intellectuel et celui de nos fenêtres, la silhouette de nos villes, notre politique étrangère et notre politique tout court. Il suffirait de se regrouper, de se nommer, de se compter, de se cotiser, de se serrer les coudes, d’abdiquer la peur et la fausse honte qui nous font tout accepter de conquérants innombrables, certes, mais de papier comme ils sont français, anglais ou italiens quand ils le sont. Les collaborateurs à leur solde, les remplacistes de ces remplaçants, sont si veules et de convictions si fluctuantes, si opportunistes, si bien fabriquées pour être retournées avec le vent, qu’à la première alerte un peu sérieuse ceux-là se précipiteraient vers quelque Sigmaringen de l’Atlas ou riad enchanté de Marrakech, où déjà ils ont leurs habitudes.
Pour ma part je ne sais pas comment il faut vous le dire. Révoltez-vous ! Révoltez-vous ! Révoltez-vous !
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