Le duel était prometteur. Sujet du débat : «
le christianisme et l’Europe : un mariage heureux ou contre-nature ? »
En ce quatrième jour du mois dédié au dieu Mars, s’affrontaient à Paris
dans un duel intellectuel entre païens et chrétiens deux personnalités
de haut niveau. Côté chrétien, Rémi Brague, écrivain, philosophe, universitaire à la Sorbonne et à la Ludwig-Maximilian Universität de Munich. Côté païen, Alain de Benoist,
politologue, journaliste et cofondateur du Groupement de recherche et
d’études pour la civilisation européenne (GRECE). Entre les deux, Louis Daufresne, rédacteur en chef à Radio Notre Dame.
Dans la salle paroissiale de l’église Saint-Lambert de Vaugirard se presse un public composite, mêlant jeunes, trentenaires et cheveux gris. On croise Karim Ouchikh, conseiller politique de Marine Le Pen à la Culture. « Est-ce que les païens viendront nombreux ce soir ? » demande ingénument un étudiant catholique à ses voisins, comme s’il parlait d’australopithèques. « Moi, en tout cas, je suis là ! » lui répond vivement une jeune femme, qu’il avait sans doute confondue avec une paroissienne de ses semblables. Alain de Benoist, impérial dans son pardessus sombre, et Rémi Brague, l’étiquette de la Lufthansa encore accrochée à sa valise, prennent place.
Dès le départ, le modérateur Louis Daufresne donne le ton : « je suis heureux que ces débats se déroulent sous les auspices du crucifix ! » Une pique que saisit immédiatement Benoist : « la paroisse Saint-Lambert n’a sans doute pas l’habitude d’accueillir des païens… » Reprenant les termes du débat, le chef de file de la nouvelle droite enfonce le clou, avec un sourire carnassier : « vous parlez de mariage entre Europe et christianisme... Je crois que l’Eglise est à l’origine du mariage d’amour, et que c’est le mariage d’amour qui est à l’origine de la désagrégation des familles aujourd’hui ! » Ricanements du côté des païens, hoquets étouffés du côté des chrétiens.
Plutôt Homère que Torquemada
Ouvrant les débats, Alain de Benoist donne des éléments sur son parcours personnel, décrivant son abandon de la foi catholique de son enfance, et son rejet de l’héritage chrétien. Il développe longuement l’éradication, criminelle selon lui, du paganisme par le christianisme en Europe, évoquant la « destruction de la culture gréco-romaine », et la « décapitation des chefs saxons » par Charlemagne. Il termine sa diatribe par un lapsus freudien : « le tribut du sang a été payé plus par les chrétiens que par les païens ». Le cofondateur du GRECE, en passant par un hommage appuyé à Nietzsche, « idéal indépassable, sauf par Heidegger », réfute le terme de « racines chrétiennes » de l’Europe. En effet, le christianisme est une religion importée du Moyen-Orient, et la culture européenne était préexistante à Jésus-Christ. Il conclut son intervention par un point Godwin : « Je me suis toujours senti plus proche d’Homère et d’Aristote que de saint Augustin, et a fortiori de Torquemada » Sentant que l’intervenant en profite pour lancer le débat à sa manière, Louis Daufresne le coupe alors, et donne la parole à Rémi Brague.
Le christianisme : catalyseur de l’Europe
Rémi Brague, en bon prof, rassemble ses notes et annonce, d’un air bonhomme et caustique : « revenons à la méthode ! » Il déclare écarter d’emblée du débat les éléments culturels : après tout, dit-il l’universalisme de saint Paul se retrouve dans le stoïcisme, tout comme la « règle d’or » de Jésus a un équivalent chez Confucius. Autre obstacle auquel il met en garde : « les hiers qui chantent ». « Les absents ont toujours raison : ce qui aurait pu se passer est forcément plus beau », prévient Brague, qui donne quelques exemples : « Ah, si le paganisme avait terrassé le christianisme ! » Signé Gibbon [1]. Ah, si Charles Martel n’avait pas arrêté les arabes à Poitiers ! Signé Nietzsche. » Un trouble traverse alors les rangs néo-païens, qui ne semblent pas apprécier ce rappel fort peu identitaire.
Pour Rémi Brague, le christianisme n’a pas été un destructeur de la culture européenne, mais y a joué le rôle d’un catalyseur. « Le christianisme est une croyance délivrée d’un substrat culturel, c’est la seule religion qui en soit une ! Le judaïsme, c’est une religion et l’histoire d’un peuple. Le bouddhisme, c’est une religion et une sagesse ascétique. L’islam, c’est une religion et un système législatif. » Saint Paul s’étant débarrassé de la culture juive, pour ne garder que les Dix Commandements, il a permis un appel d’air, un vaste emprunt à la culture gréco-latine par le christianisme. L’Europe, ce sont des contenus gréco-latins, slaves, celtes… dans une forme chrétienne.
Brague en profite pour rappeler l’essence du christianisme : une relation personnelle à une personne, le Christ. « Le christianisme n’est pas un message, ce n’est pas un enseignement, c’est un événement : la vie de Jésus, mort et ressuscité ».
Le vieil homme et le suicidé
Reprenant la parole, Alain de Benoist déclare tout de go : « revenons à mon cheminement ». Un jeune du public chuchote : « hé, ça va les chevilles ? »
« A travers mon parcours, j’en déduis que l’Antiquité est auto-suffisante, le christianisme n’a rien apporté de plus », estime Benoist, qui préfère « la morale de l’honneur et des vertus à la morale du péché ». Déclarant que les évangiles n’ont pas de valeur historique, il établit l’opposition entre le « Jésus de l’histoire » et le « Jésus de la foi », qui décrédibilise selon lui la foi chrétienne. Benoist ajoute qu’il ne partage pas l’appel de saint Paul à « dépouiller le vieil homme et revêtir l’homme nouveau », car « cela mène aux régimes totalitaires ».
Sans se départir de son sourire crispé, Brague demande à son contradicteur : de quel paganisme vous réclamez-vous ? Il y a dans le paganisme des éléments sains, une attitude naturelle de l’homme envers ce qui le surplombe. Mais il y aussi le pire, l’idolâtrie, les bas instincts, les sacrifices humains... « Les Pères de l’Eglise ont repris ce qu’il y avait de fécond chez les païens, Aristote et Platon en premier lieu. Le paganisme a donc paradoxalement survécu au sein du christianisme, dans l’art par exemple » Pour Rémi Brague, pas de doute : les païens de 2015 sont des chrétiens qui s’ignorent. Il s’attarde sur les divinités païennes : « depuis la révolution scientifique du XVIIe siècle, je pense qu’il n’est plus possible de croire que Jupiter se cache derrière la foudre... »
Piqué au vif, Alain de Benoist balaye ces critiques d’un revers de la main : « Pour les sacrifices humains, je parle de la civilisation européenne, pas des mœurs des Aztèques ! » Quant aux dieux païens, s’il reconnaît qu’on ne peut plus y croire comme lors de l’Antiquité, il affirme qu’ils symbolisent des puissances bien réelles, comme « l’harmonie, fille de Mars, car issue du combat ! »
Alain de Benoist liste ensuite ses quatre griefs principaux contre le christianisme :
1/ Le christianisme, religion du salut individuel, a sécrété l’individualisme.
2/ Le monothéisme suscite le dogmatisme, l’intolérance, et tue l’altérité.
3/ L’universalisme, « ce qui me heurte le plus », s’oppose à une religion identitaire, aux dieux que chaque Cité peut avoir.
4/ Le christianisme est à l’origine de toutes les théories modernes : « avant d’être folles, ces idées étaient chrétiennes », selon la formule de Chesterton.
Brague, tout en évoquant les sacrifices humains pratiqués par « nos ancêtres les Gaulois », s’attache à répondre à ces griefs. Le christianisme, explique-t-il, s’oppose au salut individuel : la notion d’Eglise, collective, y est trop attachée. « Le christianisme n’est pas un individualisme, ou alors, c’est un individualisme qui appelle à se dépasser, qui est conscient de ses limites », en faisant référence à la réponse de Chesterton à un journal anglais demandant à ses lecteurs « What’s wrong in the world ? » Le truculent écrivain anglais avait répondu : « Dear Sir,. I am. Yours, G.K. Chesterton. »
Pour Brague, la religion identitaire est source de violence, et les régimes athées du XXe siècles, eux-mêmes définis par Aron comme des « religions séculières », ont surpassé Torquemada dans la barbarie. Quant aux « vertus chrétiennes devenues folles », « pourquoi insister sur le fait qu’elles sont chrétiennes, et pas qu’elles sont folles ? » Cette remarque s’attire un ultime coup de griffe du vieux chat de Freyja : « ces vertus n’étaient pas païennes ! »
Louis Daufresne demande alors à Alain de Benoist : « finalement, vous êtes païen ou simplement admirateur de l’Antiquité ? », suscitant les rires du camp catholique. Répondant qu’il est païen, puisque ni athée, ni agnostique, le cofondateur du GRECE, en guise de conclusion programmatique, dessine une convergence pagano-chrétienne possible : contre la démesure et l’absence de références. Il ajoute : « je me réjouirais de la disparition du christianisme s’il y avait quelque chose de meilleur qui s’annonçait. Mais je ne le vois pas » Puis, il achève son propos en faisant l’éloge de Dominique Venner, suicidé à Notre-Dame de Paris en mai 2013. « J’admire son acte... En temps de paix, le suicide est le geste le plus noble qui soit. Je vous remercie ». Il semble savourer la situation de clore le débat ainsi, applaudi par un public en bonne partie chrétien, à la fois stupéfait, poli et soufflé par cette ultime provocation. Un jeune catholique murmure en rigolant à son voisin : « Tu connais la joie païenne ? C’est "Je vais aller me pendre. Au revoir"... »
L’esprit de finesse et l’esprit de géométrie
Alors que la salle se vide et que le public se disperse, les premières réactions fusent. « Brague a été très mauvais ! » , jette un participant. Les admirateurs d’Alain de Benoist repartent plutôt confiants, et satisfaits de la performance de leur champion. Mais nombre de participants estiment que la rigueur de Rémi Brague était plus profonde que la culture encyclopédique et les effets de manche de son contradicteur. « Alain de Benoist n’était pas très clair , on le sentait un peu patauger, c’en était attendrissant », s’amuse un spectateur. Un autre se fait plus sévère : « Pourquoi lui donner tant d’importance ? Alain de Benoist a changé d’idéologie très souvent ! Il fut tour à tour OAS, positiviste, scientiste, tiers-mondiste… Et pour un admirateur inconditionnel de Nietzsche et du paganisme germanique, il ne parle pas même allemand ! Comme feu Dominique Venner, d’ailleurs ». Plus mesuré,un autre intervenant départage les duellistes en une belle formule : « Alain de Benoist avait l’esprit de finesse, tandis que Rémi Brague avait l’esprit de géométrie »A l’un la forme, à l’autre le fond.
Plus tard, dans la soirée, deux jeunes catholiques, attablés dans un bar du quartier, reviennent sur le débat. Le premier s’étonne : « Tu y comprends quelque chose, à cette mode néo-païenne dans notre petit milieu ? - Bof, c’est très marginal… et ce sont surtout des tocards ! », lui répond le second. Quelques chaises plus loin, le ton est différent : « l’Eglise a un discours de fiottes ! Il faut prendre les armes, pas besoin d’aller en Syrie, on va se battre ici ! »
Quant à l’auteur de ces lignes, il rentre chez lui, songeant à l’audace du ténor païen, qui a fait applaudir le suicide blasphématoire de Dominique Venner dans une salle paroissiale. Il repense à ce qu’écrivait Chesterton, dans son ouvrage Orthodoxie :
"... je lus une sottise solennelle et désinvolte écrite par un libre penseur ; il prétendait qu’un suicidé n’est autre qu’un martyr. Cet évident mensonge m’a permis de clarifier le problème. Un suicidé est manifestement l’opposé d’un martyr. Le martyr est un homme qui tient tellement à une chose en dehors de lui-même qu’il en oublie sa propre vie. Un suicidé est un homme qui se soucie tellement peu de ce qui est en dehors de lui qu’il veut voir la fin de tout. L’un veut que quelque chose commence ; l’autre veut que tout finisse. En d’autres termes, le martyr est noble, justement parce qu’il confesse ce dernier lien avec la vie. Renoncerait-il au monde, haïrait-il toute l’humanité, il place son cœur en dehors de lui-même. Il meurt afin que vive quelque chose. Le suicidé est ignoble parce qu’il n’a pas cette attache avec ce qui est ; il n’est qu’un destructeur ; spirituellement, il détruit l’univers."
La disputatio entre Rémi Brague et Alain de Benoist en appelle d’autres.
Dans la salle paroissiale de l’église Saint-Lambert de Vaugirard se presse un public composite, mêlant jeunes, trentenaires et cheveux gris. On croise Karim Ouchikh, conseiller politique de Marine Le Pen à la Culture. « Est-ce que les païens viendront nombreux ce soir ? » demande ingénument un étudiant catholique à ses voisins, comme s’il parlait d’australopithèques. « Moi, en tout cas, je suis là ! » lui répond vivement une jeune femme, qu’il avait sans doute confondue avec une paroissienne de ses semblables. Alain de Benoist, impérial dans son pardessus sombre, et Rémi Brague, l’étiquette de la Lufthansa encore accrochée à sa valise, prennent place.
Dès le départ, le modérateur Louis Daufresne donne le ton : « je suis heureux que ces débats se déroulent sous les auspices du crucifix ! » Une pique que saisit immédiatement Benoist : « la paroisse Saint-Lambert n’a sans doute pas l’habitude d’accueillir des païens… » Reprenant les termes du débat, le chef de file de la nouvelle droite enfonce le clou, avec un sourire carnassier : « vous parlez de mariage entre Europe et christianisme... Je crois que l’Eglise est à l’origine du mariage d’amour, et que c’est le mariage d’amour qui est à l’origine de la désagrégation des familles aujourd’hui ! » Ricanements du côté des païens, hoquets étouffés du côté des chrétiens.
Plutôt Homère que Torquemada
Ouvrant les débats, Alain de Benoist donne des éléments sur son parcours personnel, décrivant son abandon de la foi catholique de son enfance, et son rejet de l’héritage chrétien. Il développe longuement l’éradication, criminelle selon lui, du paganisme par le christianisme en Europe, évoquant la « destruction de la culture gréco-romaine », et la « décapitation des chefs saxons » par Charlemagne. Il termine sa diatribe par un lapsus freudien : « le tribut du sang a été payé plus par les chrétiens que par les païens ». Le cofondateur du GRECE, en passant par un hommage appuyé à Nietzsche, « idéal indépassable, sauf par Heidegger », réfute le terme de « racines chrétiennes » de l’Europe. En effet, le christianisme est une religion importée du Moyen-Orient, et la culture européenne était préexistante à Jésus-Christ. Il conclut son intervention par un point Godwin : « Je me suis toujours senti plus proche d’Homère et d’Aristote que de saint Augustin, et a fortiori de Torquemada » Sentant que l’intervenant en profite pour lancer le débat à sa manière, Louis Daufresne le coupe alors, et donne la parole à Rémi Brague.
Le christianisme : catalyseur de l’Europe
Rémi Brague, en bon prof, rassemble ses notes et annonce, d’un air bonhomme et caustique : « revenons à la méthode ! » Il déclare écarter d’emblée du débat les éléments culturels : après tout, dit-il l’universalisme de saint Paul se retrouve dans le stoïcisme, tout comme la « règle d’or » de Jésus a un équivalent chez Confucius. Autre obstacle auquel il met en garde : « les hiers qui chantent ». « Les absents ont toujours raison : ce qui aurait pu se passer est forcément plus beau », prévient Brague, qui donne quelques exemples : « Ah, si le paganisme avait terrassé le christianisme ! » Signé Gibbon [1]. Ah, si Charles Martel n’avait pas arrêté les arabes à Poitiers ! Signé Nietzsche. » Un trouble traverse alors les rangs néo-païens, qui ne semblent pas apprécier ce rappel fort peu identitaire.
Pour Rémi Brague, le christianisme n’a pas été un destructeur de la culture européenne, mais y a joué le rôle d’un catalyseur. « Le christianisme est une croyance délivrée d’un substrat culturel, c’est la seule religion qui en soit une ! Le judaïsme, c’est une religion et l’histoire d’un peuple. Le bouddhisme, c’est une religion et une sagesse ascétique. L’islam, c’est une religion et un système législatif. » Saint Paul s’étant débarrassé de la culture juive, pour ne garder que les Dix Commandements, il a permis un appel d’air, un vaste emprunt à la culture gréco-latine par le christianisme. L’Europe, ce sont des contenus gréco-latins, slaves, celtes… dans une forme chrétienne.
Brague en profite pour rappeler l’essence du christianisme : une relation personnelle à une personne, le Christ. « Le christianisme n’est pas un message, ce n’est pas un enseignement, c’est un événement : la vie de Jésus, mort et ressuscité ».
Le vieil homme et le suicidé
Reprenant la parole, Alain de Benoist déclare tout de go : « revenons à mon cheminement ». Un jeune du public chuchote : « hé, ça va les chevilles ? »
« A travers mon parcours, j’en déduis que l’Antiquité est auto-suffisante, le christianisme n’a rien apporté de plus », estime Benoist, qui préfère « la morale de l’honneur et des vertus à la morale du péché ». Déclarant que les évangiles n’ont pas de valeur historique, il établit l’opposition entre le « Jésus de l’histoire » et le « Jésus de la foi », qui décrédibilise selon lui la foi chrétienne. Benoist ajoute qu’il ne partage pas l’appel de saint Paul à « dépouiller le vieil homme et revêtir l’homme nouveau », car « cela mène aux régimes totalitaires ».
Sans se départir de son sourire crispé, Brague demande à son contradicteur : de quel paganisme vous réclamez-vous ? Il y a dans le paganisme des éléments sains, une attitude naturelle de l’homme envers ce qui le surplombe. Mais il y aussi le pire, l’idolâtrie, les bas instincts, les sacrifices humains... « Les Pères de l’Eglise ont repris ce qu’il y avait de fécond chez les païens, Aristote et Platon en premier lieu. Le paganisme a donc paradoxalement survécu au sein du christianisme, dans l’art par exemple » Pour Rémi Brague, pas de doute : les païens de 2015 sont des chrétiens qui s’ignorent. Il s’attarde sur les divinités païennes : « depuis la révolution scientifique du XVIIe siècle, je pense qu’il n’est plus possible de croire que Jupiter se cache derrière la foudre... »
Piqué au vif, Alain de Benoist balaye ces critiques d’un revers de la main : « Pour les sacrifices humains, je parle de la civilisation européenne, pas des mœurs des Aztèques ! » Quant aux dieux païens, s’il reconnaît qu’on ne peut plus y croire comme lors de l’Antiquité, il affirme qu’ils symbolisent des puissances bien réelles, comme « l’harmonie, fille de Mars, car issue du combat ! »
Alain de Benoist liste ensuite ses quatre griefs principaux contre le christianisme :
1/ Le christianisme, religion du salut individuel, a sécrété l’individualisme.
2/ Le monothéisme suscite le dogmatisme, l’intolérance, et tue l’altérité.
3/ L’universalisme, « ce qui me heurte le plus », s’oppose à une religion identitaire, aux dieux que chaque Cité peut avoir.
4/ Le christianisme est à l’origine de toutes les théories modernes : « avant d’être folles, ces idées étaient chrétiennes », selon la formule de Chesterton.
Brague, tout en évoquant les sacrifices humains pratiqués par « nos ancêtres les Gaulois », s’attache à répondre à ces griefs. Le christianisme, explique-t-il, s’oppose au salut individuel : la notion d’Eglise, collective, y est trop attachée. « Le christianisme n’est pas un individualisme, ou alors, c’est un individualisme qui appelle à se dépasser, qui est conscient de ses limites », en faisant référence à la réponse de Chesterton à un journal anglais demandant à ses lecteurs « What’s wrong in the world ? » Le truculent écrivain anglais avait répondu : « Dear Sir,. I am. Yours, G.K. Chesterton. »
Pour Brague, la religion identitaire est source de violence, et les régimes athées du XXe siècles, eux-mêmes définis par Aron comme des « religions séculières », ont surpassé Torquemada dans la barbarie. Quant aux « vertus chrétiennes devenues folles », « pourquoi insister sur le fait qu’elles sont chrétiennes, et pas qu’elles sont folles ? » Cette remarque s’attire un ultime coup de griffe du vieux chat de Freyja : « ces vertus n’étaient pas païennes ! »
Louis Daufresne demande alors à Alain de Benoist : « finalement, vous êtes païen ou simplement admirateur de l’Antiquité ? », suscitant les rires du camp catholique. Répondant qu’il est païen, puisque ni athée, ni agnostique, le cofondateur du GRECE, en guise de conclusion programmatique, dessine une convergence pagano-chrétienne possible : contre la démesure et l’absence de références. Il ajoute : « je me réjouirais de la disparition du christianisme s’il y avait quelque chose de meilleur qui s’annonçait. Mais je ne le vois pas » Puis, il achève son propos en faisant l’éloge de Dominique Venner, suicidé à Notre-Dame de Paris en mai 2013. « J’admire son acte... En temps de paix, le suicide est le geste le plus noble qui soit. Je vous remercie ». Il semble savourer la situation de clore le débat ainsi, applaudi par un public en bonne partie chrétien, à la fois stupéfait, poli et soufflé par cette ultime provocation. Un jeune catholique murmure en rigolant à son voisin : « Tu connais la joie païenne ? C’est "Je vais aller me pendre. Au revoir"... »
L’esprit de finesse et l’esprit de géométrie
Alors que la salle se vide et que le public se disperse, les premières réactions fusent. « Brague a été très mauvais ! » , jette un participant. Les admirateurs d’Alain de Benoist repartent plutôt confiants, et satisfaits de la performance de leur champion. Mais nombre de participants estiment que la rigueur de Rémi Brague était plus profonde que la culture encyclopédique et les effets de manche de son contradicteur. « Alain de Benoist n’était pas très clair , on le sentait un peu patauger, c’en était attendrissant », s’amuse un spectateur. Un autre se fait plus sévère : « Pourquoi lui donner tant d’importance ? Alain de Benoist a changé d’idéologie très souvent ! Il fut tour à tour OAS, positiviste, scientiste, tiers-mondiste… Et pour un admirateur inconditionnel de Nietzsche et du paganisme germanique, il ne parle pas même allemand ! Comme feu Dominique Venner, d’ailleurs ». Plus mesuré,un autre intervenant départage les duellistes en une belle formule : « Alain de Benoist avait l’esprit de finesse, tandis que Rémi Brague avait l’esprit de géométrie »A l’un la forme, à l’autre le fond.
Plus tard, dans la soirée, deux jeunes catholiques, attablés dans un bar du quartier, reviennent sur le débat. Le premier s’étonne : « Tu y comprends quelque chose, à cette mode néo-païenne dans notre petit milieu ? - Bof, c’est très marginal… et ce sont surtout des tocards ! », lui répond le second. Quelques chaises plus loin, le ton est différent : « l’Eglise a un discours de fiottes ! Il faut prendre les armes, pas besoin d’aller en Syrie, on va se battre ici ! »
Quant à l’auteur de ces lignes, il rentre chez lui, songeant à l’audace du ténor païen, qui a fait applaudir le suicide blasphématoire de Dominique Venner dans une salle paroissiale. Il repense à ce qu’écrivait Chesterton, dans son ouvrage Orthodoxie :
"... je lus une sottise solennelle et désinvolte écrite par un libre penseur ; il prétendait qu’un suicidé n’est autre qu’un martyr. Cet évident mensonge m’a permis de clarifier le problème. Un suicidé est manifestement l’opposé d’un martyr. Le martyr est un homme qui tient tellement à une chose en dehors de lui-même qu’il en oublie sa propre vie. Un suicidé est un homme qui se soucie tellement peu de ce qui est en dehors de lui qu’il veut voir la fin de tout. L’un veut que quelque chose commence ; l’autre veut que tout finisse. En d’autres termes, le martyr est noble, justement parce qu’il confesse ce dernier lien avec la vie. Renoncerait-il au monde, haïrait-il toute l’humanité, il place son cœur en dehors de lui-même. Il meurt afin que vive quelque chose. Le suicidé est ignoble parce qu’il n’a pas cette attache avec ce qui est ; il n’est qu’un destructeur ; spirituellement, il détruit l’univers."
La disputatio entre Rémi Brague et Alain de Benoist en appelle d’autres.
Notes: |
[1] Historien britannique du XVIIIe siècle, célèbre pour son ouvrage Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain. Il est tout aussi célèbre pour sa haine du christianisme, conséquence d’une éducation protestante puritaine inhumaine. Converti au catholicisme alors qu’il était étudiant à Oxford, il fut envoyé par son père en « cure de désintoxication » protestante à Genève. Il tomba là-bas amoureux de la fille du pasteur qui l’héberge. Son père s’opposant à ce mariage, il regagna l’Angleterre, blessé à jamais par la caricature de morale qu’il prit pour le christianisme. Comme la plupart des antichrétiens militants. |
Source: |
Le Rouge et le Noir