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mercredi 12 août 2015

Feu vert à la surveillance de masse


 
 Félix Tréguer
 
 
 
Profitant de l’émotion suscitée par les attentats de Paris, et sans remédier aux défaillances qu’ils ont révélées, le gouvernement français entend faire adopter une loi sur le renseignement qui permettrait une surveillance généralisée des communications. Le Sénat doit étudier début juin ce texte qui alarme tous les défenseurs des droits humains et du respect à la vie privée.



Pour les dirigeants français, la polémique autour de la loi sur le renseignement, examinée depuis la mi-avril au Parlement, n’est qu’un mauvais moment à passer. Un mal nécessaire et une parenthèse dans la politique qui prévaut depuis les révélations du lanceur d’alerte Edward Snowden sur les pratiques de la National Security Agency (NSA) américaine, en juin 2013. Car, jusqu’à présent, ils appliquaient avec zèle la devise de Louis XI : « Qui ne sait dissimuler ne sait pas régner. »

Sans tambour ni trompette — mais aussi sans scrupule —, la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) a développé depuis les années 1970 l’un des systèmes d’écoute et d’interception de masse les plus étendus du monde. Un dispositif d’autant plus performant qu’il s’appuie sur la présence française outre-mer et sur les liens privilégiés entre les services de renseignement et les grands câblo-opérateurs comme Alcatel ou Orange. Ces multinationales représentent de puissants atouts dans la course à la surveillance d’Internet. Et pour cause : c’est sur leurs câbles que se branchent les mouchards numériques. En 2011, l’Etat a également investi plusieurs dizaines de millions d’euros dans Qosmos et Bull, leaders du secteur des technologies d’interception des communications Internet. Leurs programmes analysent en temps réel le contenu du trafic et peuvent, par exemple, repérer l’utilisation d’outils cryptographiques et collecter ces données.

Bref, comme le résumait l’ancien directeur technique de la DGSE, M. Bernard Barbier, aujourd’hui passé dans le privé, la France « joue en première division » dans le domaine du renseignement technique (1). A l’automne 2013, des documents divulgués par M. Snowden ont d’ailleurs mis au jour la coopération de la DGSE avec la NSA et son homologue britannique, le Government Communications Headquarters (GCHQ, Quartier général des communications du gouvernement).

Mais, alors qu’aux Etats-Unis, au Royaume-Uni ou même en Allemagne l’affaire Snowden donnait lieu à des procès ou à des commissions d’enquête parlementaires, à Paris, le pouvoir a fait bloc en opposant silences ou démentis aux informations impliquant les agences françaises de renseignement.

Ce déni, particulièrement fréquent en France, répond alors à une nécessité : en l’absence d’un cadre juridique régulant ces pratiques, la moindre confirmation officielle fait courir le risque d’une condamnation de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), laquelle impose que toute ingérence des autorités dans la vie privée soit « prévue par la loi ».

Pour l’éviter, les acteurs politiques du renseignement français savent qu’il faudra en passer par une loi. Toutefois, le déclenchement de l’affaire Snowden et la pression de l’opinion rendaient l’ouverture d’un débat parlementaire extrêmement risquée. Les gouvernements ont joué la montre… jusqu’à ce que la montée en puissance médiatique de l’Organisation de l’Etat islamique (OEI), à partir de l’été 2014, puis, surtout, les assassinats de janvier 2015 à Paris changent la donne. Le premier ministre Manuel Valls présente alors la loi sur le renseignement comme l’une des principales réponses à ces événements tragiques, affirmant vouloir « conforter les capacités juridiques d’agir des services de renseignement (2) ». Sans même ouvrir un débat sur les failles du dispositif antiterroriste français — les auteurs des attentats, comme avant eux Mohammed Merah ou Mehdi Nemmouche, étaient suivis par les services —, le gouvernement sonne le branle-bas de combat. Le député socialiste Jean-Jacques Urvoas, spécialiste des questions de sécurité et futur rapporteur du texte à l’Assemblée nationale, dispose dans ses cartons d’un projet ficelé ; mais l’Elysée et Matignon en reprennent en main la rédaction, en lien étroit avec le monde du renseignement.
Des taux d’erreur significatifs

Le 19 mars, le projet de loi est finalement adopté en Conseil des ministres. M. Valls déploie une stratégie de communication parfaitement huilée afin de gérer le paradoxe suivant : d’une part, le texte ne doit rien changer aux pratiques qui placent la France « en première division » ; de l’autre, on continue de soutenir publiquement que l’Etat se limite à de la « surveillance ciblée ». Face à ceux qui établissent un lien entre les pratiques autorisées dans le projet de loi et celles mises en lumière par M. Snowden, le premier ministre affirme qu’« il n’y aura aucune surveillance de masse des citoyens » et soutient même que « le projet de loi l’interdit » (3).

Pourtant, les parallèles abondent entre cette loi — dont le gouvernement admet qu’elle vise à légaliser les techniques existantes — et les pratiques en vigueur aux Etats-Unis ou au Royaume-Uni. Plusieurs dispositions-clés du texte paraissent contraires à l’article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales sur le « droit au respect de la vie privée et familiale ». Elles exposent la France à des recours devant la CEDH, pour peu que le texte actuel ne soit pas invalidé par le Conseil constitutionnel.

C’est le cas, par exemple, des « boîtes noires », qui constituent la mesure la plus contestée du texte. La loi autorise l’installation, sur les réseaux et les serveurs, de dispositifs destinés à scanner les trafics téléphonique et Internet en vue de détecter, à l’aide d’algorithmes tenus secrets, des communications suspectes en lien avec une menace terroriste. Sommé d’en dire plus lors des débats parlementaires, le ministre de la défense Jean-Yves Le Drian a expliqué qu’il s’agissait de repérer « des connexions à certaines heures, depuis certains lieux, sur certains sites ». Le directeur de la DGSE, M. Bernard Bajolet, a pour sa part indiqué que ses services souhaitaient y recourir pour déceler des « attitudes de clandestinité » (4), telles que l’utilisation de protocoles de chiffrement des communications — une technique que le Conseil de l’Europe recommande pour se protéger (lire « Résistance multiforme »).

Bien que le gouvernement s’en défende, les boîtes noires reposent nécessairement sur les technologies controversées d’« inspection des paquets en profondeur ». Ces outils occupent une place centrale dans plusieurs programmes de collecte massive de données. On sait depuis 2006 et les révélations du lanceur d’alerte Mark Klein, un ancien technicien de l’opérateur américain AT&T, que la NSA dispose de tels appareils aux Etats-Unis. Dès 2000, au Royaume-Uni, le gouvernement de M. Anthony Blair proposait au Parlement d’en autoriser l’usage au bénéfice du MI5, l’agence de renseignement intérieur. Face à la polémique, le choix avait été fait d’une disposition beaucoup plus générale relative aux équipements d’interception, dans le cadre du Regulation of Investigatory Powers Act. Mais, si l’utilisation de ces mouchards auscultant l’ensemble du trafic n’est malheureusement pas une nouveauté, le projet de loi permet en revanche à la France de rejoindre la Russie dans le club très fermé des pays où le droit les autorise expressément.

Quoi qu’en dise le gouvernement, il s’agit bien d’une forme de surveillance massive, même si, en définitive, seule une faible proportion des données fait l’objet d’analyses plus approfondies. En 2000, dans l’affaire « Amann contre Suisse », la CEDH avait jugé que la simple mémorisation par une autorité publique de données personnelles relatives à un individu portait atteinte à sa vie privée, en précisant que « l’utilisation ultérieure des informations mémorisées importe peu (5) ». La fuite en avant pilotée par M. Valls s’assimile à une ingérence caractérisée dans la vie privée de pans entiers de la population, alors même qu’il n’existe à leur égard aucune suspicion de lien avec une quelconque infraction. Le tout pour des résultats plus que douteux : ces dispositifs de collecte massive de données comportent des taux d’erreur significatifs, qui risquent de mettre les agents sur des fausses pistes et de placer sous surveillance des innocents.

Outre les boîtes noires, les dispositions du projet de loi relatives à la « surveillance internationale » renvoient aux pratiques qui forment le cœur des révélations de M. Snowden : les interceptions réalisées à l’étranger resteront hors de tout cadre juridique. Comme l’a implicitement reconnu M. Bajolet lors des auditions, la surveillance exercée par la France sur le trafic international ne sera encadrée par la loi qu’à l’intérieur du territoire français, pour les communications « émises ou reçues » à l’étranger. Les échanges passant par un câble au large des côtes africaines, par exemple, pourront donc être scrutés sans limite aucune. La loi n’apporte aucune protection aux personnes situées hors du territoire national, au mépris de l’universalité des droits proclamée à l’article 1 de la Déclaration universelle des droits de l’homme.

La surveillance des communications françaises émises ou reçues à l’étranger sera quant à elle encadrée, mais de façon un peu plus lâche que si elles étaient strictement franco-françaises. D’apparence anodine, ce régime spécial se révèle décisif : la grande majorité des communications Internet des résidents français sont transfrontalières, puisqu’elles transitent notamment par les Etats-Unis ou d’autres pays européens qui abritent les serveurs des plus grosses plates-formes de l’industrie numérique. Ruse de la raison technojuridique : le régime d’exception devient la norme. En recourant à ce tour de passe-passe, les services de renseignement pourront court-circuiter l’une des maigres garanties offertes par le texte en matière de surveillance « nationale », à savoir l’avis préalable de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR), une autorité administrative indépendante composée de parlementaires et de magistrats, qui se substituera à l’actuelle Commission de contrôle des écoutes téléphoniques. Grâce à un amendement parlementaire, les personnes situées en France bénéficieront tout de même des limites prévues pour les durées de conservation (six mois maximum pour le contenu des communications).

Quel que soit le régime juridique en jeu (ou son absence), les agences de renseignement françaises, à l’instar de leurs homologues anglo-saxonnes, pourront donc intercepter massivement les flux internationaux partout dans le monde, France comprise, pour ensuite stocker, traiter et analyser ces données sur le territoire national, notamment dans les locaux franciliens de la DGSE. Ces procédures font écho à celles autorisées par le Foreign Intelligence Surveillance Act américain, sur lequel se fondent les plus importants programmes de surveillance de la NSA. Elles rappellent également le droit applicable au Royaume-Uni ou en Allemagne. Un texte analogue à celui voté en France permet d’ailleurs à Berlin d’espionner ses voisins pour le compte de la NSA, ce qui a déclenché fin avril un scandale politique.

Au-delà de ces mesures emblématiques, le projet de loi autorise de nombreuses techniques de surveillance ciblée : sonorisation des domiciles, interception des conversations téléphoniques et des communications Internet, intrusion informatique en vue de siphonner le contenu des ordinateurs, géolocalisation. La durée de conservation des données de connexion est portée de trois à cinq ans. Ces fameuses métadonnées (6) décrivent les caractéristiques plutôt que le contenu des communications et permettent de retracer avec précision les relations sociales et les activités d’un individu.

Enfin, l’éventail des missions de renseignement autorisant la mise en œuvre de ces techniques de surveillance s’élargit sensiblement : outre la prévention du terrorisme et de la criminalité organisée, il inclut notamment l’espionnage pour le compte des grands groupes industriels français, la conduite d’opérations en matière de cybersécurité, ainsi que la prévention des « atteintes à la forme républicaine des institutions » ou encore des « violences collectives de nature à porter atteinte à la sécurité nationale ». Or on connaît l’imagination dont font preuve certains policiers et procureurs dans l’interprétation de la notion de « terrorisme » — ce dont témoigne par exemple le renvoi devant le tribunal correctionnel de trois militants du groupe dit « de Tarnac » requis début mai par le parquet antiterroriste de Paris (7). Ces nouvelles catégories laissent donc craindre une banalisation de la surveillance policière des mouvements sociaux, avec à la clé de nouveaux reculs des libertés d’expression et d’association.

Face à cette extension des pouvoirs dévolus aux services de renseignement, les contrôles sont dérisoires. Le premier ministre, qui chapeautera l’action des services, pourra autoriser des opérations de surveillance en outrepassant l’avis préalable de la CNCTR. Le texte crée certes une procédure de contentieux devant le Conseil d’Etat, qui pourra être saisi par la CNCTR et par les personnes s’estimant victimes de mesures de surveillance, mais la procédure sera entourée d’opacité. Le texte permet aux services de présenter aux juges administratifs des documents classés secrets et d’obtenir des audiences à huis clos. Le plaignant et son avocat seront alors mis hors jeu.

Là encore, le projet de loi français s’inscrit dans les tendances à l’œuvre dans le droit anglo-saxon, notamment avec les « closed material procedures » britanniques. Une récente étude du Parlement européen critique sévèrement ces « procédures pour documents classés » ; elle dénonce leur incompatibilité avec le droit à un procès équitable (8). Une justice secrète d’autant plus inquiétante dans le contexte français que le manque d’indépendance du Conseil d’Etat vis-à-vis du pouvoir exécutif est régulièrement pointé du doigt. Et quand bien même les juges concluraient à l’illégalité d’une poursuite, aucune forme de transparence ne sera possible, sauf à obtenir l’aval de la Commission consultative du secret de la défense nationale, auquel le premier ministre pourra de toute façon s’opposer.

Le texte a réuni contre lui un front assez large : associations de défense des droits humains, syndicats de magistrats, d’avocats, de journalistes, associations de chômeurs ou d’assistants sociaux, organisations internationales telles que le Conseil de l’Europe, mais aussi des juges antiterroristes, des syndicats de policiers et l’actuel président de la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS). Le pouvoir a cependant fait front, arguant d’un soutien de l’opinion, mesuré par sondage. Malgré les quelques francs-tireurs rangés aux arguments des opposants, le texte a été adopté en première lecture à l’Assemblée par 438 voix contre 86 (5 mai 2015). Des amendements parlementaires ont corrigé plusieurs dispositions, notamment en renforçant l’effectivité du contrôle de la CNCTR, mais l’essentiel du projet demeure intact. Une fois le texte promulgué, la surveillance « à la française » reprendra de plus belle, avec le surcroît de légitimité dont l’aura dotée cette opération de blanchiment législatif.

En février 1987, soucieux de soustraire les services de renseignement au débat public, le ministre de l’intérieur d’alors, M. Charles Pasqua, affirmait sans ambages que « la démocratie s’arrête là où commence l’intérêt de l’Etat ». La phrase garde toute son actualité à l’ère de la massification des données numériques. La nouveauté, peut-être, réside dans l’importance des fuites qui lèvent le voile sur la réalité du pouvoir. Elles engendrent de nouvelles mobilisations citoyennes, lesquelles travaillent à une double réappropriation de la technique et du droit pour tenter de « raisonner la raison d’Etat ».

Notes

Félix Tréguer est Juriste. Cofondateur de l’association de défense des libertés La Quadrature du Net (www.laquadrature.net)



(1) Jean-Marc Manach, « Frenchelon : la DGSE est en “1re division” », Bug Brother, 2 octobre 2010.

(2) Conférence de presse, 21 janvier 2015.

(3) Conférence de presse, 19 mars 2015.

(4) Respectivement : Assemblée nationale, séance du 15 avril 2015 ; audition en commission des lois de l’Assemblée nationale, le 24 mars 2015.

(5) Cour européenne des droits de l’homme, affaire « Amann contre Suisse] », no27798/95, 16 février 2000, paragraphe 69.

(6) Les données de connexion incluent notamment l’adresse IP, les date et heure de début et de fin de la connexion, les pseudonymes utilisés, mais aussi les données administratives détenues par les opérateurs telles que les nom et prénom ou la raison sociale de l’abonné, les adresses postales associées, l’adresse de courrier électronique, les numéros de téléphone et les mots de passe utilisés.

(7) La version imprimée de cet article indiquait à tort que le parquet avait « décidé » de ce renvoi. Le pouvoir de renvoyer des prévenus devant un tribunal correctionnel appartient aux seuls magistrats du siège (et plus particulièrement au juge d’instruction).

(8) Didier Bigo et al., « National security and secret evidence in legislation and before the courts : Exploring the challenges » (PDF), étude pour la commission aux libertés civiles, justice et affaires intérieures, Parlement européen, 2014.
  

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