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lundi 3 août 2015

Henry Laurens :« Al-Qaida et Daech en compétition »





 Marie-Laetitia Bonavita
L'auteur, professeur au Collège de France, titulaire de la chaire d'histoire contemporaine du monde arabe, décrypte les forces et les faiblesses des mouvements terroristes ainsi que les relations entre l'islam et le monde occidental

Erreur

LE FIGARO. - Al-Qaida au Yémen vient de revendiquer l'attentat contre Charlie Hebdo lancé par les frères Kouachi. Amedy Coulibaly, l'auteur de la prise d'otages de la porte de Vincennes, a, pour sa part, proclamé sa loyauté au chef de Daech. Quelle est la différence entre les deux mouvements ?

Henry LAURENS. - Daech est né d'al-Qaida. Le mouvement s'inspirede son mode de franchise qui reposesur l'allégeance au groupe de diverses entités géographiquement séparées. Ainsi à chaque fois que le mouvement connaît un succès, il engrange des ralliements.La comparaison s'arrête toutefois là. À l'époque d'al-Qaida, le recrutementse faisait sérieusement, avec une méthode et un programme à respecter, sans parler d'un commandement centralisé . Le fonctionnement de Daech paraît plus brouillon autant qu'on puisse le savoir.

Les stratégies appliquées par al-Qaida et Daech diffèrent également. Ben Laden pouvait être considéré comme le petit-fils du révolutionnaire argentin Che Guevara. Sa méthode consistait à multiplierles foyers d'insurrection afin d'amener l'ennemi à se disperser, comme il l'a fait en Tchétchénie, au Kosovo, puis en Irak, en Arabie saoudite et au Maghreb. Daech fait le contraire en se concentrant sur un territoire, ce qui le rend plus vulnérable car plus facile à liquider. Mais cette fragilité s'arrête là. Le commandement décentraliséde l'organisation rend son fonctionnement plus souple. Il semble quesur le terrain ses élémentsont une très large liberté d'action.

Le mode opérationnel des terroristes est apparu très professionnel…

Ces événements montrent qu'on a bien affaire à une filière djihadiste entraînée. Comme l'indique mon ami Farhad Khosrokhavar, il semble que les frères Kouachi se soient radicalisés depuis plusieurs années. Ce qui est sûr, c'est qu'il est plus facile de débusquer des terroristes qui appartiennent à un réseau. Selon certains spécialistes, quand une forcene dépasse pas quatre personnes, elle passe sous le radar de la surveillance policière. Il est difficile de se prémunir contre les loups solitaires ou les malades mentaux. Fruit sans doute de la fermeture des asiles, les prisons comptent un gros pourcentage de ces malades. Tous ces gens sont sensibles au buzz médiatique qu'engendrent les actions meurtrières. Merah s'autofilmait quand il tuait. Le sentiment de stigmatisation d'une communauté peut amener aussi certains de ses éléments à se radicaliser.

Boko Haram, talibans, Daech sont-ils voués à se regrouper en un mouvement encore plus dangereux qu'al-Qaida?

Je ne crois pas en une Internationale islamiste, car il existe trop de divisions et de luttes au sein des différents mouvements. Aujourd'hui, il est clair qu'al-Qaida et Daech sont en compétition, d'où d'ailleurs des surenchères dans les actions. Mais une possible coordination entre ces différents mouvements ne peut être écartée. Par ailleurs, les cadres de ces mouvements sont en renouvellement constant, du fait de l'élimination régulière des dirigeants par des tirs de drones américains. Le chef de Daech, al-Baghdadi, qui était il y a dix ans une personnalité de second plan, doit sa promotion à ce processus.

Comment l'Europe peut-elle se protéger contre une éventuelle ramification de mouvements terroristessur son territoire?

Si beaucoup de djihadistes partis combattre en Syrie semblent vouloir rentrer au pays, peu y parviennent. À ma connaissance, Daech n'a pas vraiment de stratégie en Europe, car il est trop occupé à se battre sur les territoiresqu'il a investis. Ce n'est pas le cas d'al-Qaida, qui peut s'appuyer sur ses différentes franchises (Maghreb, péninsule Arabique…). La protection est avant tout de nature policière. Comme toujours, il y a un arbitrage douloureux entre les exigences de la sécuritéet la défense nécessaire des libertés.

Que pensez-vous de la notion d'islamophobie?

Je dis toujours que le plus grand responsable de l'islamophobie au monde est Ben Laden. Je pense que la première cause de l'islamophobie vient de certains musulmans qui incitent à la haine, ce qui diffère d'ailleurs de l'antisémitisme classique, qui n'était pas une réaction à un comportement ou à une action. Je préfère ne pas utiliser le terme de racisme, qui fait référence à la biologie, alors que, dans le même temps, on affirme que les races n'existent pas. Je préfère le terme anglo-saxon, «hate crime», qui signifie «crime de haine». Combattre l'incitation à la haine me paraît plus approprié que de dénoncer à tout bout de champ le racisme.

Comment expliquer la tension croissante des relations entre l'islam et le monde occidental?

Deux points essentiels sont à avoir à l'esprit. Le monde musulman, au moins dans sa dimension continentale(de la Méditerranée au Pakistan) ,reste un espace géopolitique où s'affrontent les puissances régionales et internationales. On est donc là dans une continuation de l'époque coloniale. Il en résulte que, pour les populations, le colonialisme et l'impérialisme restent des réalités vivantes. Ce qui domine est une culture du ressentiment aussi bien par rapport à l'histoire des deux derniers siècles que pour la réalité contemporaine. En ce qui concerne le domaine proprement religieux, ce sont les questions «sociétales» qui importent. C'est tout le vaste domaine des relations de genre et de sexualité. Aujourd'hui, le champ de bataille porte essentiellement sur le corps de la femme. Il peut se résumer de façon lapidaire par le rapport entre voile et dévoilement. Il existe en effet un paradoxe à porter un voile, qui signifie ne pas vouloir être un objet sexuel, dans une société très sexualisée comme la nôtre, les publicités en faisant la démonstration quotidienne. Aussi, le fait de porter le voile attire les regards et est, donc, plus violent sexuellement qu'un nombril à l'air. Cette conduite est finalement contraire aux valeurs islamiques prétendument défendues.

Une jeune femme qui porte un foulard a tendance à dire non seulement «Dieu me l'ordonne», mais «c'est aussi mon droit». On voit là qu'il y a là deux légitimités qui sont en fait contradictoires, celle d'un ordre divin et celle d'une liberté individuelle qui pourrait être aussi bien invoquée pour le droit au piercing.





Notes

Henry Laurens est également professeur d'histoire et diplômé d'arabe littéraire à l'Institut national des langues et civilisations orientales ( Inalco), membre du comité éditorial de la revue Maghreb-Machrek.

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