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lundi 3 août 2015

L'Etat islamique est-il un Etat ?


 Guillaume Lagane
La qualité d'État de l'État islamique est souvent niée. Pour Guillaume Lagane, l'EIIL répond néanmoins à la plupart des critères juridiques de reconnaissance d'un État.

Erreur



Créé en 2006, l'Etat islamique d'Irak est devenu, en 2013, l'Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL). Son acronyme anglais (ISIS) ou arabe (Daech) est souvent utilisé par ses opposants pour nier sa qualité d'Etat et insister sur sa nature de groupe terroriste. Si sa cruauté n'est plus à démontrer, l'EIIL répond-il néanmoins aux critères de reconnaissance d'un Etat?

En droit international, un Etat existe à trois conditions cumulatives, rappelées en 1933 par la convention de Montevideo sur les droits et les devoirs des Etats. La première condition est l'existence d'une population. Ainsi, en 1975, la Cour internationale de justice a vérifié que la présence de tribus au Sahara occidental dès le XIX° s pouvait fonder les revendications d'indépendance de ce territoire qui n'était pas une terra nullius («sans maître») vide d'habitants. L'EIIL répond à cette condition, avec une population que sa politique d'épuration ethno-religieuse a réduite à une composante arabe et sunnite.

La seconde condition d'existence de l'Etat est le territoire. L'EIIL en possède un, à cheval sur l'Irak et la Syrie, où la frontière tracée à la fin de la première guerre mondiale n'existe plus. Toutefois, ce territoire fluctuant au gré des batailles, il n'y exerce pas une pleine souveraineté, une exigence rappelée en 1928 par la sentence arbitrale sur l'île des Palmes, que se disputaient Etats-Unis et Pays Bas. L'ONU a longtemps refusé de reconnaître la Palestine au nom de cette exigence: elle ne possédait pas de frontières bien établies face à Israël.

La troisième condition est l'existence d'un gouvernement. L'EIIL, qui a placé à sa tête un calife, qui s'efforce de payer les fonctionnaires et d'assurer quelques services publics de base pour asseoir sa popularité, pourrait répondre à ce critère. Encore celui-ci n'est-il pas jugé indispensable: selon la doctrine formulée, en 1930, par le ministre mexicain Estrada, l'existence d'un gouvernement est inutile et constitue même une ingérence dans les affaires intérieures de l'Etat.

Une dernière condition est parfois citée, celle de la reconnaissance par les autres Etats. L'EIIL n'est à ce jour reconnus par personne. Mais ce quatrième élément constitutif, popularisée à la fin du XIX°s par l'Allemand Georg Jellinek, n'est plus en vogue. Sous l'impulsion des Etats du sud pendant la décolonisation, la conception déclarative s'est imposée: la naissance d'un Etat est un fait objectif et qui ne dépend pas d'autrui.

On pourra s'étonner de l'absence de critères concernant les droits de l'homme. Certes, depuis que le secrétaire d'Etat américain Stimson a refusé de reconnaître le Mandchoukouo, l'Etat fantoche mis en place par les Japonais au début des années 1930, le droit international condamne les créations d'Etat par la force armée. Il exige aussi des nouveaux Etats qu'ils respectent les traités protégeant les droits fondamentaux.

Mais, en pratique, le réalisme prévaut. Le XXième siècle offre de nombreux exemples d'Etats totalitaires qui ont fini par être reconnu. Ainsi, après la sanglante révolution de 1917, le groupe bolchevique a créé un Etat nouveau sur le territoire de la Russie. Il a tué le tsar, sa famille et des milliers opposants. Pourtant, l'Union soviétique, d'abord combattue par les Occidentaux puis isolée par un «cordon sanitaire», a finalement été reconnue dans les années 1920 (par la France en 1924).

Si le sort des armes ne règle pas la question dans les mois et les années qui viennent, en faisant disparaître l'EIIL, un débat pourrait naître sur l'attitude à adopter face à ce groupe aux prétentions étatiques. 

Notes

Guillaume Lagane est maître de conférence à Sciences-Po Paris.


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