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dimanche 13 novembre 2016

« Démissionner » le peuple pour qu’il arrête de voter « mal » ?




La démocratie est-elle toujours « le pire système à l’exception de tous les autres » ?


Il existe très peu de valeurs universelles, tout compte fait, pour lesquelles tout le monde s’accorde à dire qu’il serait dommage de s’en priver. Une de ces valeurs est la vie. Une autre – la liberté. Je laisse le soin de protéger la vie aux médecins, mais je m’intéresse de près à la liberté et aux systèmes politiques qui peuvent la préserver.

La liberté consiste surtout à ne pas laisser quelqu’un d’autre prendre des décisions à notre place sur des sujets qui nous concernent. Or, la politique, telle qu’on la pratique aujourd’hui en France, consiste précisément à prendre des décisions à la place des autres. Je ne sais pas pour vous, mais moi personnellement j’ai en permanence l’impression que les décisions qui sont prises à ma place ne sont pas très éclairées.


Le refus de la politique ou la stratégie de l’autruche


Il existe aujourd’hui en France beaucoup de personnes qui ont la même frustration que moi. On voit cette frustration se manifester au fil des élections et des sondages : de plus en plus de personnes dénoncent le fait que les politiques prennent des décisions sans tenir compte de leur avis.

Les raisons de cette situation sont multiples, mais disons qu’il y a d’abord un phénomène de fossilisation de la classe politique qui est au fond un problème moral. La république est devenue une monarchie qui ne dit plus son nom, avec ses dynasties et ses baronnies, qui se sont installées au fil des années et qui vivent à grands frais et aux yeux des électeurs écœurés. Et non seulement les Français se rendent bien compte de tout cela, mais ils réalisent aussi qu’en contrepartie ils n’ont rien – que cette classe politique prend très souvent des décisions qui vont à l’encontre de leurs intérêts.

La déception est telle que la participation aux élections est souvent très loin de la limite symbolique des 50% des personnes en âge de voter ou même 50% des inscrits sur les listes. Le président actuel par exemple a été élu avec moins de 40% des inscrits, ce qui représente moins de 27% des Français. Quelle légitimité pourrait-on asseoir avec un tel score ?

Devant la menace croissante des votes extrêmes, les partis en place font leur mea culpa à chaque échéance électorale, en promettant que cette fois-ci c’est différent, les pratiques vont réellement changer.

La suite on la connaît tous, je ne vais pas perdre du temps à détailler les exemples abondants où l’échéance électorale passée, rien ne change.

La réaction de l’électeur, qui est un peu une réaction de l’autruche – j’occulte le problème et il n’existe plus – est donc parfaitement rationnelle dans le sens où pour se faire entendre dans un tel système, il faut déployer une énergie considérable et y consacrer beaucoup de son temps. On préfère alors se détourner de la politique, refuser de donner son consentement. De nombreux français vont même au-delà et votent « avec les pieds » – on voit de plus en plus de jeunes par exemple émigrer, ce qui en France est clairement un phénomène nouveau.

Il existe donc une vraie crise de confiance vis à vis du monde politique et une très forte demande de « faire différemment ».


Peut-on pour autant rejeter complètement la politique ?


Nombreux sont celles et ceux qui se réfugient derrière le rejet total de ce système et refusent de le cautionner en allant voter.  Au-delà du choix personnel de chacun, la politique est néanmoins inévitable, si on la conçoit au sens de l’organisation du pouvoir dans la cité et, par extrapolation, dans l’État.

Aristote disait que « l’homme est un animal politique » – la nature humaine est telle que nous avons besoin les uns des autres, nous avons besoin de vivre en communauté, plus ou moins large, et ce besoin nécessite la prise de certaines décisions en commun. Donc le problème politique ne se poserait pas si nous vivions chacun sur notre planète, mais je pense qu’une telle vision est utopique.
La question qui se pose n’est donc pas de savoir s’il est nécessaire d’avoir un pouvoir politique, mais quel est le système politique qui préserverait le plus notre liberté de choix et dans lequel nous pouvons nous exprimer et être consultés sur toutes les questions qui nous concernent en tant que membre de la communauté.
La réponse qui fait un quasi-consensus aujourd’hui c’est, sans surprise, la démocratie qui, comme disait Churchill, est le pire système à l’exception de tous les autres.


La démocratie participative – une lumière dans le tunnel ?


ais si aujourd’hui notre système politique est en crise, nombreux sont ceux qui pensent que c’est en grande partie parce que nous nous sommes éloignés du système de démocratie participative qui était aux origines de la démocratie dans la Grèce Antique, pour s’enfermer dans un système de démocratie représentative où finalement les représentants du peuple représentent surtout leurs propres intérêts.

Le modèle de gouvernance politique qui a prédominé historiquement en France est celui d’un pouvoir très concentré et lorsqu’il est devenu démocratique, il a été naturellement incarné par la démocratie représentative.

Pourtant, il ne faut pas conclure très vite que tout élément de démocratie directe est impossible à l’échelle de l’État. Certains pays comme la Suisse ont conservé au fil des siècles une certaine dose de démocratie directe, mais toujours dans le cadre d’un régime représentatif. Force est de constater que dans ces pays-là, la crise vis-à-vis du monde politique que nous vivons en France n’existe pas où en tout cas, dans une moindre mesure, ce qui confirme qu’au moins en partie le problème réside bien dans le sentiment des individus de ne pas pouvoir s’exprimer et de ne pas être écoutés.
Déverrouiller l’organisation de référendums populaires est donc une voie qu’il faut clairement exploiter, à condition de s’engager à respecter le résultat qui ressortira des urnes, même s’il n’est pas plaisant (tout le monde se rappelle le référendum du 29 mai 2005 lors duquel le non à la constitution européenne l’avait remporté, ce qui n’a pas empêché la ratification du même projet sous la dénomination Traité de Lisbonne en 2008, sans passer par une nouvelle consultation des français).


Révolution numérique – quand la technologie bouscule les modèles établis


Ce qui risque de vraiment changer la donne et de bousculer le système politique c’est la révolution numérique, qui est loin d’être terminée. On peut aujourd’hui imaginer un nouveau mode de gouvernance qui implique de façon beaucoup plus active les citoyens.

Grâce aux nouvelles technologies, on peut maintenant consulter un très grand nombre de citoyens pour qu’ils prennent part au processus démocratique et même l’initier. N’oublions pas que plus de 60% des Français disposent aujourd’hui d’un smartphone, autrement dit sont connectés en permanence.

Ainsi, il existe de nombreuses mairies aux quatre coins du globe qui mettent à la portée de leurs citoyens le processus décisionnel, par exemple au sujet des investissements qui doivent être lancés à travers des budgets dits participatifs.

Est-ce qu’on peut vraiment parler d’une révolution qui soit à la hauteur de l’envergure du chamboulement que les nouvelles technologies numériques ont sur nos vies ? Sans doute pas. Cette nouvelle forme de démocratie participative à l’échelle communale, appliquée à des sujets mineurs ou locaux pour donner aux gens le sentiment qu’ils ont encore prise sur quelque chose est sans doute un pas dans la bonne direction, mais cela reste un tout petit pas.
Cela a quand même le mérite de rétablir un lien permanent entre les priorités des citoyens et les choix des élus. Et de réduire par la même occasion les coûts de transaction pour se faire entendre et dans ce sens – réduire le pouvoir des lobbies traditionnels.


La démocratie participative à l’échelle nationale


C’est l’étape au-dessus, et de nombreux pays s’y mettent. Par exemple, depuis peu la constitution finlandaise laisse la possibilité à tout citoyen d’imposer une proposition de loi dans l’agenda parlementaire. Les députés sont obligés d’examiner cette proposition si elle est accompagnée d’une pétition recueillant 50 000 signatures (l’équivalent de 1% de la population finlandaise, donc en France ce seuil serait ramené à 650 000 signatures). Pour faciliter le processus, l’ONG Open Ministry a ouvert un site collaboratif, une plateforme de brainstorming, avec des ateliers en ligne, où les citoyens débattent et se font aider de juristes pour rédiger la pétition. Une forme de co-production législative qui échappe au politique.


La production législative bottom-up – mythe ou réalité ?


En France aussi, des choses bougent de ce côté-là. Certaines lois, par exemple la loi sur le numérique, a été mise en ligne pendant trois semaines pour une discussion publique, lors de laquelle les internautes pouvaient commenter les articles de loi, les amender etc. À l’issue de cette concertation, un comité interministériel s’est réuni pour décider lesquelles des propositions ainsi récoltées avaient leur place dans la loi finale. Le ministère annonce la participation de plus de 20 000 internautes qui ont déposé plus de 8 000 amendements sur le site republique.numerique.fr. De 30 articles dans le texte initial, la loi est passée à 41 articles dans la version amendée par les internautes.

On voit aussi des sites de pétitions en ligne qui se créent, comme change.org, et qui arrivent à recueillir des centaines de milliers de signatures et avoir un réel impact sur certaines décisions politiques. Le cas très emblématique de la grâce présidentielle accordée à Jacqueline Sauvage, intervient à la suite d’une pétition signée par près de 500 000 internautes. Ou encore le cas de Rob Lawrie, cet homme qui a essayé de faire passer en Angleterre une fillette qui errait dans la jungle de Calais pour qu’elle rejoigne ses parents, dont la cause a réuni plus de 120 000 signatures. Parmi les victoires revendiquées par le site, on compte aussi l’abaissement du taux de TVA sur les protections périodiques féminines et la loi obligeant les supermarchés à distribuer les invendus.


Inévitable dictature de la majorité ?


Le pouvoir de l’expression publique sur les supports numériques s’est révélé aussi très puissant dans le cas de la malheureuse loi travail. La pétition lancée sur le site change.org a réuni quelques 1 300 000 signatures en quelques jours. Résultat : le projet de loi a été amendé de façon à le vider presque entièrement de sa substance initiale.

Et c’est là qu’on touche à la limite de la démocratie participative qui est une bonne chose sur certains sujets bien cadrés et simples, mais qui n’est pas un remède miracle à l’abus de pouvoir et qui peut très facilement se transformer en dictature de la foule.

Pouvons-nous par exemple affirmer que la loi El Khomri est une mauvaise loi puisque 1 300 000 internautes semblent le penser ? On se heurte ici au principal défaut de la démocratie, qu’elle soit participative ou représentative – appliquée à des sujets qui dépassent la sphère régalienne, celle-ci se transforme rapidement en dictature de la majorité.

Pour illustrer ce point, poussons la logique de la décision majoritaire à l’extrême avec l’exemple des deux aveugles qui votent pour avoir chacun un œil de leur ami voyant. C’est une décision démocratique, prise à majorité absolue et tenant compte de l’expression directe de l’avis des intéressés, mais elle n’est pas légitime pour autant.
L’histoire ne manque pas d’exemples guère moins extrêmes – je pense à l’apartheid en Afrique du Sud ou à l’esclavage qui étaient des décisions avec lesquelles une majorité des citoyens était d’accord. À l’échelle de nos démocraties occidentales, les dérives se manifesteront surtout à un niveau matériel – pensez par exemple au fait que plus de 50% des Français ne payent pas d’impôts directs. Un vote démocratique, même s’il se faisait « à la source », directement auprès des Français, serait inévitablement en faveur d’une forte taxation des revenus et du patrimoine, sans que cela soit justifié autrement que par les préférences de la majorité.

Les résultats très controversés de certains référendums d’ailleurs le démontrent – le Brexit ou l’élection de Donald Trump laissent un goût amer chez une bonne partie de la population qui se sent prise au piège de personnes mal informées sur les sujets en jeu. Faut-il alors « dissoudre le peuple », selon la célèbre formule de Bertolt Brecht, puisqu’il ne vote pas de façon conforme aux attentes des élites ?


La démocratie directe et les « mauvais » choix


On s’aperçoit, en fin de compte, que la démocratie directe résout le problème des mauvais choix faits par la classe politique, mais pose un problème tout aussi important qui est celui des mauvais choix faits par des électeurs ignorants ou mal informés. Les médias n’ont cessé de le suggérer de façon plus ou moins inélégante – les personnes qui ont voté pour le Brexit en Grande Bretagne et les personnes qui ont voté pour Donald Trump aux États-Unis avaient un niveau d’éducation pas très élevé : sous-entendu – ne comprenaient pas du tout les enjeux du vote.

Cela n’aurait pas beaucoup d’importance s’ils ne prenaient pas des décisions ayant un impact sur tout le monde. Mais le fait est que les décisions qui sont aujourd’hui prises collectivement vont bien au-delà du raisonnable et de fait ces personnes se retrouvent avec un pouvoir inouï pour décider de choses qui auront un grand impact sur la vie professionnelle et personnelle de chacun d’entre nous. Et très franchement, entre une mauvaise décision qui m’est imposée par un homme politique et une mauvaise décision qui m’est imposée par l’électeur lambda, je ne vois pas la différence. Et le fait de savoir qu’ils ont été nombreux à voter pour cette mauvaise décision ne me console guère.

Ainsi, même si la technologie nous permet de consulter les citoyens au sujet de n’importe quelle décision, en l’état actuel des choses – c’est-à-dire un système de pouvoir politique qui dépasse largement la sphère régalienne et empiète allégrement sur les sphères économique et privée, cette voie me parait assez dangereuse car elle aboutirait à légitimer n’importe quelle règle liberticide au prétexte qu’une majorité de citoyens ait voté pour, ou bien, au contraire, à rejeter n’importe quelle réforme, car une majorité s’y oppose (je pense ici au paradoxe de Condorcet qui démontre qu’on peut avoir des situations où chaque projet proposé puisse réunir une majorité de votes qui lui sont opposés).

Ne nous méprenons pas, le vrai combat pour défendre la liberté individuelle c’est celui de la limitation du pouvoir collectif, peu importe s’il s’exprime à travers une monarchie, une démocratie représentative, ou une démocratie directe. C’est la seule garantie contre les abus de pouvoir et le seul salut pour ceux qui aspirent à une société libre.

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