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vendredi 18 novembre 2016

L’Amant de Glace


Nicolas Bonnal

Nous avions embarqué à Puerto Montt, le portail magique de la Patagonie pour une croisière frugale aux confins du monde ; nous faisions cap sur le glacier san Rafael, merveille de la nature, glacier de piedmont qui se jette dans la mer intérieure de fjords chiliens, protégé par de chapelets d’îles et des chenaux inaccessibles ou méconnus. Rien ne vaut ces paysages indescriptibles, ces parages insaisissables où l’on sait qu’on ne saisira rien. Il y a ce vent, ces brumes, ces côtes déchiquetées, ces havres oubliés, ces arbres si lointains. Ils sont là et ne semblent pas là non plus, parfois même innommés, moins présents que rêvés, confondant le paysage avec un état inconnu de l’âme.
Nous passons devant eux tel un courant d’air, nous ne nous arrêtons pas, nous ne pourrons jamais nous arrêter pour explorer ces milliers de milles désolés, mais qui nous désolent plus encore. Peut-être ce pays qu’on ne traverse pas sera-t-il l’ultime Thulé de la terre, lorsque cette dernière aura été détruite et rongée par le progrès. Mais je ne sais…
On m’interpella pour prendre une photo. C’était un vieux bonhomme chilien au regard vif et brillant, au merveilleux visage indien et buriné. Il ressemblait au Tronco des légendes mapuches, ce petit génie des forêts qui met enceintes les filles seules dans la forêt. Osvaldo – ainsi se présenta-t-il – était un retraité de l’administration. C’était sa dixième croisière dans ces aires hauturières. Il connaissait tous les bateaux, tous les sites que peuvent encore visiter les voyageurs sans moyens ou sans trop esprit d’aventure.
— Mais ne croyez pas, me dit-il, que l’on puisse se promener ainsi dans ces bois. On ne s’y aventure pas sans péril. Ils sont dangereux. Ils ont brûlé durant vingt ans au cours de votre entre-deux-guerres. Depuis ils savent se défendre.
Je pensai surtout qu’ils étaient maintenant défendus par la loi, les Chiliens s’étant lassés de brader leur
bois natif aux Japonais, ayant enfin compris que la nature n’est pas cette mère éternellement jeune et allaitante. Mais Osvaldo était un Chilote : il croyait encore aux forces vives de la nature. Chiloé est demeurée est un des rares lieux îliens de cette pauvre terre, où l’imaginaire est plus fort encore que la terre qui l’inspire.
— Je vous montrerai plus tard, au cours du voyage, me dit-il, comme la nature est encore consciente. Elle dispose du plus grand magasin de farces et attrapes du monde.
En dépit de l’inconfort du bateau, le voyage se passait bien. Il y avait beaucoup d’animation à bord, il y avait surtout des femmes, qui buvaient et qui dansaient jusqu’à une heure avancée de la nuit. Je préférai quant à moi la passerelle glacée, le poste de pilotage où je discutai avec le pilote ou le capitaine. Ils m’évoquaient ces passages secrets, ces zones militarisées, ces vastes estancias où, sous couvert d’écologie, les Landlords préparent le monde d’après notre monde. Nous passions devant des îles inouïes dont la plupart ne portent même pas de noms. Et quand elles en avaient un, de nom, il fallait retenir son souffle : les canaux ou îles aux noms si exotiques et inquiétants, Barbarossa, Walkyrie, Siegfried, Fröden, Hoppner, Stuttenkamer, terres où personne ne se rend habituellement. Je rêvai d’une base secrète dans l’île d’Anafur, tandis qu’Osvaldo souriant me parlait de la présence des U-boots dans ces latitudes aux temps des navigations impériales. Les seuls êtres pourtant capables de survivre dans ce paysage étaient les skuas ou les albatros, les baleines franques ou les éléphants de mer. Il y avait eu des hommes, mais il n’y avait plus. Le surpeuplement du monde est allé de pair avec la réfraction de l’espace vital de l’homme.
J’abandonnai mes méditations australes pour visiter avec mes compagnes d’excursion Coyhaique et les pueblos froids et de bois de ces paysages presque suisses. Il y avait là plusieurs jolies filles qui me lançaient quelques sourires ; car il y a trois sortes de Chiliennes : la veuve, la divorcée et la célibataire. Mais une en particulier captait mon attention, avec qui j’entamais une conversation amicale. Elle se nommait Sofia. La croisière s’amusait fort en tout cas, et Osvaldo ne cessait de me sourire lorsqu’il me voyait flanqué d’une de ces filles gouailleuses dont le whisky ne vient jamais à bout. Je préférai l’assurer de mes bonnes intentions, ne désirant pas passer pour un gringo ombrageux.
— Lorsque nous serons au glacier, je vous raconterai une histoire, me dit-il.
Le soir il fut élu Tronco à bord, comme je l’avais prévu. La reine émue était une belle galicienne venue d’Espagne, dont le visage pur et l’accent délicieux firent mes délices quelques heures. Sofia en fut jalouse.
Ce qui est surprenant, dans le vrai nouveau monde, c’est que lorsque la splendeur apparaît, elle dure, comme un beau rêve érotique qui ne prend jamais fin. Nous étions depuis des jours entourés de solitudes vertes et glacées, et cette mer intérieure m’apparaissait de plus en plus comme la mer de la terre du milieu. Nous traversâmes des eaux plus agitées. Plutôt chatouilleux sur la question, je me bourrai de somnifères et de médicaments contre le mal de mer. Et je m’endormais pendant que sur le pont dansaient les dames d’Iquique et Valparaíso.
Il devait être fort tôt. Je fus arraché de mes drogues par une sensation de douceur irréelle. J’avais l’impression de ne plus être en mer. Je m’aperçus par le hublot que nous remontions sur le glacier. Le ciel était rose, il régnait une atmosphère ouatée, comme si nous avions été dans un berceau au commencement du monde.
Je gagnai la passerelle. Il n’y avait pas de vent. Le bateau était entouré de petits blocs de glace bleutés.
L’eau grise, les blocs bleus, le ciel rose, cette symphonie de couleurs me donnaient la sensation d’entrer dans un dessein animé de la Création. L’eau du reste, dans ce chenal, était si calme qu’on ne se serait plus cru en mer. Je contemplai cette mer tranquille lorsque je croisai du regard mon Tronco. Nous n’échangeâmes même pas les trivialités d’usage. Devant le sublime, il faut toujours se taire.
— Et l’histoire que vous m’aviez promise ?
— Elle arrive, elle arrive… si le réchauffement climatique le permet toujours.
Comme nous approchions du glacier, les blocs se faisaient plus grands, l’aube rose laissait la place à un jour plus gris. Mais le soleil arrivait à dorer notre aurore hyperboréenne. D’autres passagers vinrent nous rejoindre, qui se contentèrent de trois photos numériques avant de retourner dans leur cabine. Le mauvais petit-déjeuner allait nous débarrasser des importuns.
— Regardez, me dit Osvaldo. Il est toujours là.
C’est là que je vis un grand bloc bleu aux formes rares. Je le pris tout d’abord pour un arbre gelé, puis je lui attribuai des formes humaines. En m’approchant, je crus voir un Ent, et crus reconnaître un visage.
— C’est l’amant de glace.
En longeant ce petit iceberg, je ne pus me retenir de frémir. La glace avait une expression, la glace avait un visage, et ce visage aux yeux fermés semblait grimacer, semblait souffrir. Je regardai s’éloigner cette pauvre statue de commandeur austral, pendant qu’Osvaldo lui-même perdait son beau sourire…
— Il était mon ami. Nous avions voyagé ensemble il y a longtemps déjà. Lui était un bel homme, il attirait les femmes. Un tout autre Tronco que moi-même. Un jour nous embarquâmes sur ce bateau. Nous étions comme là environnés de femmes. Mais Alfonso – tel
était son nom – rendit folle une fille à bord, une obèse qui plus est. Elle le suivait partout sur le pont, dans sa cabine, d’autant qu’il lui laissait sa part : il n’avait jamais été très gourmand. Il lui laissait ses fruits, ses pommes, je me souviens. Et il se moquait d’elle ouvertement, gratuitement. Les gens voyaient ce couple invraisemblable avec amusement…
Nous arrivions au glacier. L’énorme lit de glace se jetait dans la mer. Des rocs de glace violet se détachaient dans un azur illuminé par les pâles rayons.
Autour de nous, tout était fantôme de glace.
— Et un soir, il but plus que de raison, et puis il la ridiculisa, sans doute sous l’effet de l’alcool. Ce n’était pas un mauvais garçon. Je le laissai là, un peu énervé, et l’attendis toute la nuit dans notre cabine. Il ne revint pas.
Le pont s’emplit de passagers. Le glacier avait eu raison du petit-déjeuner.
Nous redescendîmes comme nous pûmes ; après tout, nous avions eu la meilleure part. Nous poursuivîmes dans l’inconfortable et glaciale salle à manger.
— On retrouva son corps au retour. Il avait dû tomber durant la nuit, et personne ne l’avait entendu. Ou bien quelqu’un s’était vengé…
— Vous le croyez vraiment ? y eut-il une enquête ?
— Non… on imputa son décès à l’alcool. Pourtant, Dieu sait qu’il y a un dieu pour les ivrognes, en Patagonie plus qu’ailleurs.
— Et l’iceberg ?
— Vous pensez bien que je n’ai pas refait cette croisière pendant des années, moi qui vis pourtant à Valdivia. Mais il y a cinq ans, en compagnie d’un autre ami, plus sage ce dernier, je suis retourné voir la lagune. Et je l’ai vu. J’ai cru moi aussi à un arbre de glace jusqu’à ce que je reconnaisse mon ami condamné à porter ce manteau des glaces jusqu’à la fonte des temps.
La fonte des temps… J’appréciai l’expression. Mais on nous appela pour embarquer sur les lanchas 1 qui devaient nous approcher du glacier. Nous descendîmes pour boire le Whisky con hielos. La glace était incroyable, douce, suave, maternelle. Jamais je ne pus depuis reprendre du glaçon industriel dans un verre. Et tandis que je savourais ma crème de whisky, je pensai qu’il y avait dedans un peu de la morgue d’Alfonso et de l’amour bafoué de sa terrible conquête.
Le retour fut encore plus beau. Je revis l’amant de glace poursuivre sa dérive incontinente d’un bord à l’autre du chenal. Des plaines immenses et sombres apparurent, un vent froid souffla. Sofia me sourit à nouveau sur le pont, et je fus des plus attentifs et chevaleresques. Osvaldo ne m’adressa plus la parole. La leçon avait porté ses fruits, et je pense encore, après toutes ces années, à sa dramatique histoire qui achève de fondre dans les eaux barbares de la Patagonie.
Notes
1. Embarcations.

De Contes latinos (Ed. Michel de Maule)