Laurent Bouvet est professeur de Science politique à l’Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines. Il a publié L’Insécurité culturelle chez Fayard en 2015.
FIGAROVOX. – Donald Trump a déjoué la plupart des pronostics en battant Hillary Clinton à l’élection présidentielle américaine. Peut-on faire un parallèle entre les vies politiques américaine et française?
Laurent BOUVET. – Il est à la fois difficile de faire un parallèle tant les systèmes électoraux et les modes de scrutin sont différents (un seul tour, grands électeurs…) et évident qu’il y a des similitudes entre ce qui se passe en Europe, pas seulement en France, et aux États-Unis, où des leaders et des formations populistes ont le vent en poupe.
Ce qui vient de se passer avec Trump, c’est comme avec le vote en faveur du Brexit récemment au Royaume-Uni, l’expression de toute une partie des électeurs, des citoyens, contre des élites, contre un «système» politique, économique et médiatique, qu’ils estiment les tenir à l’écart, dont ils pensent qu’ils les ont «abandonnés» selon le mot qui revient souvent dans les enquêtes d’opinion.
Cette partie «abandonnée», «invisible» de nos sociétés démocratiques se rebiffe en quelque sorte en votant pour des leaders et des formations qui clament leur opposition à ce système ou qui prétendent être leur porte-voix contre celui-ci. Peu importe qu’ils soient eux-mêmes issus du système d’ailleurs. On peut constater que les critiques sociales sur la fortune d’un Trump ou le mode de vie d’une Le Pen n’ont aucune incidence sur leur électorat. Il ne s’agit plus d’un combat politique traditionnel articulé autour d’une vision de classe. C’est l’erreur de toute une partie de la gauche aujourd’hui qui continue de penser que les catégories populaires sont réductibles à la classe ouvrière d’antan et qu’elles devraient donc voter massivement pour leurs légitimes représentants. On a ainsi vu fleurir depuis la victoire de Trump, chez certains responsables de gauche en France notamment, l’idée que Bernie Sanders aurait battu Trump, lui, s’il avait été le candidat du parti démocrate plutôt que Clinton! L’illusion continue de fonctionner à plein alors que les cols-bleus de la Rust Belt (anciens états industriels du nord des États-Unis) ont massivement voté pour Trump et non pour Sanders aux primaires démocrates.
On a dit souvent que la candidature de Donald Trump était le baroud d’honneur des «petits blancs» face à un multiculturalisme transformé en projet politique. N’assiste-t-on pas à la cristallisation des mêmes clivages en France?
Attention d’abord à cette idée d’un «baroud d’honneur» de «petits blancs» face au caractère inexorable du projet multiculturaliste (on distingue bien ici le multiculturalisme de fait qui touche toutes les sociétés ouvertes aujourd’hui et le multiculturalisme normatif comme projet politique bien représenté aujourd’hui par les discours d’un Justin Trudeau, Premier ministre canadien par exemple). Il n’est pas du tout certain en effet que l’on assiste à une montée en puissance sûre et certaine du projet politique multiculturaliste dans les années qui viennent face aux réactions des populations auxquelles il est plus souvent imposé que proposé par une partie de leurs dirigeants, des médias, etc.
Je dirais plutôt que les réactions que l’on constate aujourd’hui dans de nombreux pays contre un tel projet en démontrent le caractère forcé et contraire à la volonté de pans entiers sinon de la majorité de la population dans les pays concernés. À la fois et indissociablement, comme on le comprend mieux maintenant visiblement, pour des raisons économiques et identitaires.
La réaction immédiate est évidemment portée par les leaders et les formations populistes mais dans le temps, elle peut être plus profonde et entraîner des modifications importantes du paysage politique au sein duquel le clivage autour du «commun», de ce qui fait et tient ensemble nos sociétés devient un enjeu majeur du débat politique, renvoyant aux marges à la fois la réaction populiste et les promoteurs du multiculturalisme normatif.
Finalement, l’insécurité culturelle est au cœur des inquiétudes occidentales de part et d’autre de l’Atlantique?
Cette forme d’inquiétude globale sur son propre devenir et sur le devenir de la société dans laquelle on vit, mêlant étroitement des éléments économiques, sociaux, culturels, que j’ai essayés, avec d’autres, de repérer et de préciser sous le terme d’insécurité culturelle, est en effet devenue un élément déterminant du comportement politique, électoral notamment, d’une partie croissante de la population de nos vieilles démocraties.
Pour une double raison, simple à comprendre même si elle est encore inaudible visiblement pour tout un tas d’observateurs et d’acteurs politiques: le sentiment d’abandon de la part des élites de pans entiers de la population et de territoires ; le mépris ostensiblement affiché par ces élites vis-à-vis de ces populations et évidemment durement ressenti par celles-ci. Nombre de nos concitoyens vivent aujourd’hui au quotidien cet abandon et ce mépris, et depuis de longues années. Ils ont pu à un moment continuer d’avoir espoir dans tel ou tel parti classique du jeu politique. Ils ont pu aussi cesser de participer à la vie politique (l’augmentation tendancielle des taux d’abstention dans les démocraties se vérifie partout désormais comme l’a bien montré ma collègue Pippa Norris notamment). Et évidemment ils ont commencé aussi à voter pour des leaders et des formations populistes qui mettent en scène cette insécurité culturelle, qui s’en font les champions en quelque sorte.
Nous en sommes aujourd’hui à une sorte de point de rupture électoral que l’on voit arriver depuis des années – et à propos duquel nous sommes un certain nombre à avoir alerté en vain -: l’accès au pouvoir, local et national, de leaders et formations populistes. L’insécurité culturelle n’est plus ni un fantasme ni une construction médiatique, c’est devenu une réalité politique aux conséquences aussi tangibles qu’incertaines.
Que dire de la gauche Clinton? Quelles leçons la gauche française peut-elle en tirer?
On peut y voir, outre l’échec d’une personnalité et d’un clan, d’une «machine» politique, au sens américain du terme, qui domine le Parti démocrate depuis près de 30 ans, la difficulté pour la gauche de gouvernement aujourd’hui, pour la social-démocratie en général, à conquérir et conserver le pouvoir sans pouvoir s’appuyer sur une base électorale suffisamment large dont font partie historiquement les catégories populaires, ou du moins une partie d’entre elles.
Le remplacement stratégique de ces catégories populaires par une coalition de groupes minoritaires, souvent désignés par un critère spécifique de leur identité culturelle (femmes, homosexuels, jeunes issus de l’immigration…) ne suffit pas à garantir la victoire de cette gauche qui se dit «progressiste». D’autant que son programme économique et social n’est plus principalement dirigé vers les catégories populaires mais plutôt vers des catégories sociales supérieures, diplômées, vivant dans les métropoles, profitant de la mondialisation et de l’ouverture des frontières.
Si bien que le clivage économique classique n’est plus opérationnel pour cette gauche puisqu’il s’est en quelque sorte inversé tandis qu’elle rejetait dans le même temps toute pertinence des interrogations «identitaires» ou culturelles de ces mêmes catégories populaires. Aujourd’hui, l’électorat de la gauche de gouvernement s’est donc considérablement réduit et cette réduction la prive de toute perspective de pouvoir dans les années qui viennent.
Trump, c’est aussi le rejet du libre-échangisme maximaliste, un partisan de l’État stratège, du protectionnisme intelligent. Il souhaitait également augmenter les impôts des plus riches et diminuer ceux des classes moyennes, etc. La gauche française, en se privant de ces outils traditionnels qui reposent sur l’État-nation, a-t-elle abandonné l’idée de faire des politiques économiques de gauche?
Le fait de ne pas ou plus vouloir réfléchir à certains enjeux, de disqualifier a priori certaines préoccupations et de ne plus se poser de questions par rapport à la réalité de l’évolution des relations internationales ou de l’économie a privé la gauche dans son ensemble d’une grande partie de sa capacité d’action. Et nos concitoyens l’ont parfaitement compris. D’autres forces politiques aussi, notamment chez les populistes, qui ont repris des thèmes autrefois chers à la gauche, comme ceux que vous mentionnez mais aussi comme le patriotisme ou l’attachement à la souveraineté du peuple.
On l’a particulièrement éprouvé ces dernières décennies avec la construction européenne. Par dogmatisme et par aveuglement idéologique, la gauche a très largement contribué à bâtir un monstre bureaucratique aussi inefficace qu’illégitime politiquement. La question européenne est devenue le Nœud Gordien de la gauche européenne contemporaine. Si elle ne parvient pas à le trancher, elle ne pourra retrouver son rôle historique d’émancipation collective des populations des pays européens. Celles-ci allant chercher les voies et moyens de cette émancipation ailleurs, souvent pour le pire.
Il ne faut pas oublier non plus le succès important de Bernie Sanders aux primaires démocrates. Mélenchon doit-il se réjouir de l’échec de la gauche Clinton?
Je ne suis pas certain que ce que l’on appelle la gauche de la gauche ou la gauche radicale (par opposition à la gauche de gouvernement) ait des raisons de se réjouir de l’échec de Clinton. Car même si Bernie Sanders a fait une excellente campagne et a su capter notamment l’attention de nombreux jeunes Américains, il n’a pas attiré à lui les suffrages des ouvriers de la Rust Belt. Cette gauche radicale pas plus que la gauche de gouvernement ne convainc les électeurs. En particulier parce que ses solutions économiques apparaissent souvent comme décalées par rapport au besoin de trouver de nouvelles solutions aux difficultés économiques que nous vivons. Et que ces solutions ne doivent pas nécessairement venir de la puissance et de l’argent publics.
Surtout si l’on considère la vision très largement répandue d’un multiculturaliste normatif au sein de cette gauche. On y rencontre parfois même, aujourd’hui, certains élus, certaines organisations très favorables à l’islam politique et à une critique très virulente de tout ce qui peut constituer notre commun.
Bref, il n’y a pas là de solution nouvelle à la crise structurelle de la gauche, et le talent indéniable d’un Mélenchon en France par exemple, qui a bien compris ces enjeux en infléchissant substantiellement son discours par rapport à 2012, ne suffira pas à convaincre nos concitoyens issus des catégories populaires notamment de voter pour lui en 2017.
Nous entrons pour la gauche dans son ensemble, partout dans les démocraties libérales, dans une phase de refondation indispensable. Et pour ce faire, il lui faudra quitter nombre des vieux habits endossés pendant des décennies en veillant à ne pas tout oublier de ce qui fonde son origine.
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