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mardi 15 novembre 2016

Qui étaient les Illuminés de Bavière ? (Partie I)



Première partie : quelques repères chronologiques
Adam Weishaupt et la Compagnie de Jésus


« On donne ce nom d’Illuminés à ces hommes coupables qui osèrent de nos jours concevoir et même organiser en Allemagne, par la plus criminelle association, l’affreux projet d’éteindre en Europe le christianisme et la souveraineté. »
Joseph de Maistre


L’essayiste Henry Coston (1910-2001) indique dans son ouvrage intitulé La Conjuration des Illuminés, lequel comprend la traduction française d’importants documents originaux de la secte des Illuminés de Bavière, que de « toutes les sociétés secrètes à tendance politique, aucune n’a eu, et n’a encore, de plus grande influence ».

L’Ordre des Illuminés de Bavière a en effet inspiré la majeure partie des sociétés occultes ultérieures et contemporaines, sinon toutes, dans la mesure où Adam Weishaupt, son fondateur, sut parfaire – après avoir longuement étudié les fraternités qui l’avaient précédé –, sa structuration et son code. On lui attribue l’organisation en cercles concentriques des sociétés secrètes « de cadres », dont l’organigramme est composé de groupes hermétiques, hiérarchisés verticalement, où les adeptes ne connaissent que leur supérieur direct.

Adam Weishaupt est né le 6 février 1748, à Ingolstadt, ville d’Allemagne où il devint professeur de droit canonique en 1775. D’après Bernard Lazare, auteur de L’Antisémitisme, son histoire et ses causes, Adam Weishaupt aurait été juif (sans doute marrane, et juif par sa mère, ajoute le traducteur de Nesta Webster, ce qui expliquerait son éducation chez les jésuites). Léon de Poncins ainsi que d’autres le pensent également.

Profondément marqué par l’enseignement reçu chez les jésuites, ce spécialiste de la législation et du gouvernement de l’Église nourrissait une profonde aversion pour la religion, dont la doctrine lui semblait étriquée et la morale trop invasive et contraignante. À lire Weishaupt, tous ceux qui ne pensaient pas comme les jésuites devenaient l’objet d’ignobles persécutions. Ses lettres – qui passent sous silence lesdites poursuites et intrigues – résument leur caractère à une pure méchanceté.   Il apparaît dans les confessions d’Adam Weishaupt que le fonctionnement de l’Ordre était certes calqué sur celui des loges maçonniques, mais aussi et surtout sur celui de la Compagnie de Jésus. Weishaupt leur vouait une haine profonde, sans pour autant s’aveugler sur l’efficience et la solidité organisationnelles des Constitutions d’Ignace de Loyola. Plus que tout, l’unité morale des jésuites le fascinait… mais l’autorité de ces derniers était une entrave à la sorte d’élévation dont il rêvait dans la société et le monde universitaire. Les jésuites étaient de l’aveu même d’Adam Weishaupt ses plus méchants ennemis, mais ce dernier ne pouvait s’attaquer impunément à l’Université d’Ingolstadt, que les jésuites contrôlaient. L’Ordre des Illuminés allait donc avoir pour mission de faire des prosélytes, et de barrer la route à ces injustes despotes !

Si Weishaupt entendait façonner son idéal selon l’ordre jésuite – à qui il devait tout de même son éducation et son emploi –, il lui fallait instiller un ton et des mœurs différentes pour, comme il le disait lui-même, se différencier des autres sociétés occultes de son temps.


Fondation de l’Ordre


Fondé le 1er mai 1776, l’ordre des Illuminés de Bavière n’a officiellement existé qu’une dizaine d’années. Le Nouveau Larousse universel nous dit de l’Ordre des Illuminés qu’il « se donnait officiellement pour but d’éduquer les hommes selon les principes de la raison et de les pousser à s’entraider sans distinction de religion ; mais apparentée à la franc-maçonnerie, elle visait en fait à la destruction du catholicisme. Peu nombreuse, elle compta des adhérents influents, notamment à la cour de Weimar. »

Neuf années après sa création, le 2 mars 1785 exactement, le gouvernement bavarois promulguait un édit prohibant les rassemblements et les activités de l’ordre, élargissant même l’interdiction à toutes les loges maçonniques. La société secrète créée par Weishaupt sera dissoute par le même gouvernement l’année qui suivit, à la découverte notamment de précieuses archives chez le baron allemand Franz Xaver von Zwack, essayiste et membre de l’ordre.

Avant que de fonder son ordre, Adam Weishaupt savait devoir faire preuve de prudence et de méfiance, et travailler le plus discrètement possible. Qui veut avancer dans l’ombre préfère travailler la nuit, et mener durant le jour une vie paisible et en tout point exemplaire… Professeur de droit à l’Université d’Ingolstadt, Weishaupt se risqua durant l’été 1776 à recruter deux de ses étudiants, auxquels il attribua les pseudonymes de Tibère et d’Ajax. Ce dernier, moins d’un mois après la fondation officielle de l’Ordre, présenta le baron Zwack à Weishaupt, qu’il initia et surnomma Caton. Pour les membres de l’ordre, Adam Weishaupt se nommerait Spartacus.

Au mois d’août 1784, le secret commence à s’éventer. À Innsbruck, les Rose-Croix calomnient l’Ordre des Illuminés, et des documents de la communauté sont exposés à des membres du gouvernement, et l’on a pris soin de présenter l’affaire comme dangereuse pour l’État. Les sociétés secrètes, par une ordonnance qui inquiète, sont subitement interdites en Bavière. La situation devient périlleuse, et l’on craint d’échanger avec les Illuminés d’Autriche et d’ailleurs. Les hauts gradés de l’Ordre autant que les subalternes sont sur la sellette.


L’Ordre fait long feu


Si les écrits originaux de l’Ordre des Illuminés ont été retrouvés chez Zwack, c’est par une pure négligence de ce dernier. Ces documents fameux – parus le 27 mars 1787 sous la forme d’un recueil – furent trouvés sous le linge de la femme de notre baron illuminé avec quelques insignes, durant une perquisition menée par une commission composée d’un commandant de place, d’un vicaire et d’un certain Lehrbach, chanoine de Freysingen. Quand ordre fut donné d’arrêter ce cher Caton, le courageux illuminé prit la fuite chez un proche : le comte de Preysing, vice-président du conseil aulique. Ce dernier lui donna protection, et l’aida à disparaître de Munich. La place de conseiller qu’occupait Zwack fut officiellement vacante dès le 31 octobre. Dès lors, le fuyard sut que s’il lui prenait la fantaisie de remettre les pieds en Bavière, les autorités lui mettraient les fers sans attendre. Après différentes tentatives pour se blanchir, Zwack trouva plus prudent de rester loin des baïonnettes.

La publication des Écrits originaux entraîna la démission d’un grand nombre d’Illuminés, notamment à Mayence.   Le 16 août 1787, suite aux surveillances mises en place, à différentes enquêtes et aux révélations concernant le meurtre par empoisonnement de l’héritier de Charles II Auguste de Palatinat-Deux-Ponts, une lettre d’ordres de l’Électeur de Bavière fut émise, clamant que « plus le temps s’écoule, et mieux se découvre combien est nuisible et dangereuse pour l’État et la religion la secte des Illuminés, si répandue dans nos États et au dehors. Il est impossible de prévoir les effets déplorables qui en résulteraient pour la postérité la plus reculée, si on ne s’occupait très sérieusement, pendant qu’il en est encore temps, d’extirper un mal qui sévit avec tant de violence et qui est beaucoup plus redoutable que la peste elle-même ». Les Illuminés étaient prévenus : leur berceau, la Bavière, était à éviter absolument. Si l’on avait l’audace de recruter des adeptes pour l’Ordre de Weishaupt, qu’importait votre titre, votre nom ou les circonstances, le fil de l’épée avait raison de votre vie. Si vous aviez été initié, votre engouement pour la subversion était récompensé par la confiscation de vos biens, suivie d’un bannissement pur et simple.   Finalement, Weishaupt se défendit d’être l’initiateur d’une abomination. Les documents ne reflétaient bien sûr en rien ses dispositions d’esprit à l’heure où on le jugeait… Il ne s’était en réalité contenté que d’imiter les Jésuites et les autres sociétés secrètes de son temps, en se gardant bien évidemment de nuire à la franc-maçonnerie :
« L’Ordre n’avait jamais prétendu, comme on l’en avait accusé sans fondement, dominer le monde, supprimer violemment les souverains ou les diriger comme des machines. (…) C’était, repris par des gens sincères, un plan vieux comme le monde et que les Jésuites avaient appliqué pour le mal. (…) L’idée d’un âge d’or n’est pas dangereuse ; ce pouvait être une rêverie, mais elle était très ancienne et le principe d’égalité et de liberté humaines sur lequel elle reposait se trouvait symbolisé dans les Saturnales et avait été de tout temps la doctrine favorite de la Maçonnerie. »
Paroles euphémiques et endormantes que l’acidité de certaines lettres des Écrits originaux vient heureusement dissoudre.


La Révolution française


Plus tard, en 1789, Mirabeau publia une Histoire secrète de la Cour de Berlin, dont le contenu devint suspect à certains, une fois achevé son rôle dans la Révolution (Mirabeau fut co-rédacteur de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen). Mirabeau… fauteur de complot ou voyageur désintéressé ? Il demeure que Knigge, dans un article du Journal de Schleswig, avança – afin de brouiller les pistes – que le parlementaire français avait décrit de manière épouvantable l’Ordre des Illuminés… Nesta Webster, paraphrasant Augustin Barruel, nous éclaire :
« À la loge des « Amis réunis » où les membres des loges maçonniques de toute la France se réunissaient, les mystères de l’illuminisme furent dévoilés par les deux émissaires allemands, et le Code de Weishaupt y fut même déposé sur la table. Il s’ensuivit qu’à la date de mars 1789, les deux cent soixante-six loges sous l’obédience du Grand Orient étaient toutes illuministes, et ce sans le savoir, car les simples maçons n’avaient pas été informés en général du nom de la secte qui leur avait apporté tous ces mystères. Seul un très petit nombre d’entre eux étaient dans le secret. »
Quoi qu’il en soit, si Mirabeau est passé à la postérité comme un parlementaire surdoué, un « représentant du peuple » incarnant la volonté nationale (pourquoi dans le cas contraire surnommer ce député du Tiers État « l’Orateur du peuple » ?) Honoré Gabriel Riqueti (de son vrai nom) était – prenons le temps de l’indiquer au lecteur – le fils d’un économiste célèbre et d’une dame issue de la noblesse provençale, un libertin qui, contre quelques livres d’or, conseillait secrètement le roi Louis XVI. Mais il y a une justice ici bas : sa correspondance avec la famille royale lui vaudra a posteriori la juste haine du peuple, et même une dé-panthéonisation. L’exemple de Mirabeau est frappant, symbolique, mais les Illuminés de Bavière comptèrent aussi dans leurs rangs d’autres figures intéressantes : l’officier de Barres (surnommé Archélaüs) « ci-devant Major en France », ou encore le prince Karl de Hesse, mécène de la Conjuration des Égaux menée en 1796 contre le Directoire par Gracchus Babeuf (souvent considéré comme le premier théoricien communiste) et l’exilé italien Buonarotti. Des historiens américains confirment l’influence de Weishaupt sur le marquis de Chefbedien, de la Loge des Amis Réunis et le duc d’Orléans, Grand Maître du Grand Orient de France et futur régicide de Philippe-Égalité.   La conspiration des Orléanistes, celle des Girondins, les efforts de la Prusse pour défaire l’alliance franco-autrichienne, tout cela ne donna guère l’occasion de remarquer par qui la colère du peuple était in fine utilisée. Toutefois, comme le précise Webster, « ceci n’implique pas que tous les acteurs de la Terreur étaient tous des Illuminés, c’est-à-dire des adeptes conscients de Weishaupt ». La lutte des classes et l’abolition du rapport capital/travail (théories prétendument marxistes) ont surtout été portées par Saint-Just et Robespierre, des « socialistes ayant le courage de leurs opinions ». La colère du peuple, échauffée par la famine que les Orléanistes ont (dit-on) organisée, fut trompée et utilisée contre les maîtres légitimes du royaume de France, et pas forcément au bénéfice du peuple : dissolution de la protection royale et du système organisé d’assistance publique, démantèlement des corporations, des centaines de milliers de travailleurs jetés sur les routes, dans la plus totale misère, abolition d’un nombre important de jours fériés… Sans compter l’« indispensable » politique de dépopulation entreprise par Robespierre, qui compta cent fois plus de gueux que de têtes poudrées…


La fin de l’Illuminisme et de Weishaupt


Malheureusement pour les adeptes de l’illuminisme, le 4 novembre 1799, un Édit interdisait aux membres du personnel de l’État d’appartenir à une quelconque société secrète. Une seconde interdiction datée du 5 mars 1804 – sorte de reformulation de cet Édit du 4 novembre 1799 – devait mettre un terme à l’illuminisme tel qu’on l’avait connu.

Dans l’entre-temps, des enthousiastes acharnés comme Bode (connu sous le pseudonyme d’Amélius), ancien Supérieur de l’Ordre et conseiller intime à la cour de Weymar, voulurent donner un second souffle à la secte. En 1789, à l’aube de la Révolution française, on dénombrait à Gotha une quarantaine d’adeptes, anciens adeptes (convaincus et toujours en activité) et insinués confondus. La Loge Ernest au Compas était fidèle à l’Ordre : son Maître, le surintendant Koppe (Accacius), avait laissé son siège à Bode en 1788. Les nouvelles recrues se faisaient rares, mais la Loge de Gotha, nouveau nid de l’illuminisme, comprit quelques admirateurs de la Révolution française. Pour le célèbre écrivain et éditeur allemand Rudolph Zaccharias Becker (Henricus Stephanus), ce qui se déroulait en France devait obligatoirement galvaniser la franc-maçonnerie allemande, et il invitait les officiers de l’armée, devant une si noble et éclatante défense de la liberté, à observer une sage neutralité si des émeutes venaient à éclater en Allemagne.
À partir de l’année 1790, il n’était plus question d’« Ordre des Illuminés ». La plupart des anciens supérieurs de l’Ordre n’eurent pas trop à souffrir du discrédit. Certains connurent même de belles carrières.   Quant à Weishaupt, il évita soigneusement de s’acoquiner avec la Loge Le Compas. Et bien qu’on l’y invitât à plusieurs reprises, il refusa d’entreprendre la mise en place d’un ordre quel qu’il soit, et finit sa vie à Gotha. Son culot légendaire l’aida même à soutirer une aide financière. Un homme comme Weishaupt, tant honni et calomnié, méritait bien un petit effort de sa patrie ! Après avoir publié un mémoire sur la réforme de l’armée et des monnaies, Weishaupt se vit allouer une pension de la part du gouvernement bavarois, qui consentait – doit-on y voir l’intervention de son ancien adepte Musée, alors ministre ? – à améliorer ses conditions de vie et à soutenir l’éducation de ses enfants. Sa pension personnelle fut même augmentée régulièrement jusqu’à son décès, le 18 novembre 1830.

Ce fut finalement un gâtisme avancé qui eut raison de cet esprit autoritaire, académique et indomptable. Ayant obtenu l’absolution tant désirée, Spartacus laissait derrière lui des traités de philosophie constituant autant de justifications de ses théories et de son défunt Édifice. Il semblerait donc que notre Général ait pu mourir de sa belle mort, joyeusement sénile, engraissé par le gouvernement qu’il avait un temps eu à cœur de renverser !

(Fin de la première partie.)


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