Jean-Pierre Stroobants et Cécile Ducourtieux |
A l'issue d'un été d'intenses tractations, le Luxembourgeois Jean-Claude Juncker, qui remplacera José Manuel Barroso à la tête de la Commission européenne le 1er novembre, a présenté, mercredi 10 septembre, son « collège » de 26 commissaires. Un par Etat membre, moins le Luxembourg (déjà servi par lui-même), et l'Italie, puisque Federica Mogherini a déjà été désignée, fin août, haute représentante pour les affaires étrangères, et du même coup, vice-présidente de la Commission.
L'équipe de M. Juncker a travaillé d'arrache-pied, tentant de concilier ses priorités, les équilibres politiques et géographiques européens, ainsi qu'une relative parité hommes-femmes. « On a vu passer 54 versions de l'organigramme, au dernier décompte », relève, effarée, une source au Parlement européen. L'ex-président de l'Eurogroupe, un vieux routier des arcanes bruxellois, sait qu'il est très attendu. Ses choix engagent l'Union pour les cinq prochaines années. Après le double mandat de José Manuel Barroso, son successeur espère une Commission plus forte, et plus politique.
Le Français Pierre Moscovici récupère, comme souhaité ardemment par la France, le portefeuille stratégique des affaires économiques et monétaires, chargé de la surveillance budgétaire (la fameuse règle des 3 % de déficit). L'Allemand Günther Oettinger hérite de l'économie numérique, une des priorités de la prochaine commission. Le Britannique Jonathan Hill n'est pas mal servi, avec les services financiers, malgré la fronde qu'a menée le premier ministre David Cameron contre la nomination de M. Juncker.
Parmi les autres traits saillants de cette nouvelle administration, le poids des pays de l'Est et du Nord. La Pologne, qui a déjà obtenu la présidence du Conseil européen (Donald Tusk), obtient le poste du marché intérieur, pour l'ex-vice première ministre Elzbieta Bienkowska. Avec la Suédoise Cecilia Malmström (au commerce), qui va exercer un deuxième mandat et la Danoise Margrethe Vestager, actuelle ministre de l'intérieur, la Scandinavie renforce sa présence à Bruxelles avec le portefeuille de la concurrence.
PAS DE « RECYCLAGE »
Le nombre de « poids lourds » politiques est également notable au total, cinq premiers (ou ex-premiers) ministres – dont bien sûr, Jean-Claude Juncker – trois vice-premiers et plusieurs ministres en fonction intègrent l'équipe. Cette fois, on ne pourra pas accuser Bruxelles de « recycler » des politiques indésirables dans leurs pays… L'exemple le plus frappant est sans doute celui du Finlandais Jyrki Katainen, 43 ans, qui a renoncé à son mandat de premier ministre pour rejoindre Bruxelles.
Enfin, M. Juncker fait le pari d'une nouvelle organisation, avec la nomination d'une poignée de vice-présidents chargés des dossiers jugés prioritaires. Des sortes de « super-commissaires » ayant un rôle de coordinateurs et de représentation. Ils ne disposeront pas d'une direction générale de plusieurs centaines de fonctionnaires à leur service, mais devraient jouir d'une partie des prérogatives de la présidence : la capacité d'imposer leur agenda. Le but est d'aboutir à une organisation plus concentrée sur les grands enjeux communautaires… L'idée est plutôt bien accueillie à Bruxelles, même si elle soulève des interrogations : les vice-présidents réussiront-ils à s'imposer sans administration ? Ne vont-ils pas s'épuiser en guerres de territoires avec les commissaires qu'ils « chapeautent » ? Les grands pays – la France, l'Allemagne, le Royaume-Uni – prudents, ont en tout cas préféré des portefeuilles « classiques ».
Certains observateurs bruxellois décrivent déjà la nouvelle équipe comme « la plus ambitieuse depuis celles de Jacques Delors » (de 1985 à 1994). A titre personnel, M. Juncker jouit, en outre, du fait d'être le premier président peu ou prou désigné par les électeurs européens plutôt que par les seuls chefs d'État, d'une légitimité inédite.
DOSSIERS BRÛLANTS
La future Commission ne devrait pas pouvoir bénéficier d'une période de rodage car les dossiers brûlants s'accumulent. A commencer par la crise ukrainienne. L'épisode ukrainien, parti d'une tentative de partenariat maladroitement négociée avec l'Europe, et vue par Moscou comme un acte d'agression, a démontré, ainsi que le souligne l'économiste André Sapir, membre du think-tank bruxellois Bruegel, que l'UE n'a « pas de stratégie globale par rapport à ses voisins, dans un environnement très volatile ».
Autre dossier prioritaire, l'économie, à l'heure où la croissance européenne patine, le chômage reste à des niveaux inacceptables et où la déflation menace. M. Juncker a annoncé la couleur : sa Commission aura une orientation très économique. Il a fait déjà une annonce : il veut mettre sur les rails un plan de relance de 300 milliards d'euros sur trois ans. Pour que l'Europe, qui ne dépense plus assez depuis la crise dans ses infrastructures énergétiques, de télécoms, etc., investisse à nouveau. Les grands pays – la France, l'Italie, l'Allemagne – soutiennent ce projet. Mais comment sera-t-il mis en musique ? D'où proviendront les 300 milliards d'euros, sachant qu'il n'est pas question que ce ne soit que de l'argent public ? Autre sujet hautement inflammable : comment concilier les exigences du pacte de stabilité et de croissance, et les difficultés de certains grands Etats membres – la France et l'Italie, deuxième et troisième économies de la zone euro –, qui ne seront à nouveau « pas dans les clous », dès l'examen des budgets prévisionnels 2015, auquel se livrera la Commission dès novembre ? « Les petits états membres dénoncent déjà une lecture à deux vitesses des traités : ils s'appliquent aux petits, pas aux gros » souligne une source européenne.
Enfin, l'immigration est aussi un dossier urgent. « La question est excessivement délicate, mais il faut que l'Europe puisse se doter de vrais moyens de contrôle de ses frontières », estime l'économiste bruxellois André Sapir. « Nos politiques communes en matière d'immigration et d'asile ne pourront fonctionner que si nous pouvons empêcher un afflux incontrôlé d'immigrants illégaux », répond M. Juncker. Qui ajoute toutefois que l'impératif humanitaire est d'éviter d'autres Lampedusa.
Source |
Le Monde