On sait que dans un système de monnaie unique (une Union
Monétaire) comme la zone Euro, les pays membres ne peuvent dévaluer les
uns par rapport aux autres. Une dépréciation (ou une appréciation) de la
monnaie ne peut survenir qu’entre l’ensemble de la zone et le « reste
du monde ».
Dans cette Union Monétaire, un problème majeur est celui de
l’évolution de la compétitivité des pays membres. Les pays ne peuvent
désormais plus corriger des écarts de compétitivité par des
dépréciations monétaires. Cette compétitivité peut se calculer par
rapport à l’économie dominante de l’Union Monétaire, dans le cas de
l’Euro l’Allemagne. Si l’on veut mesurer l’effet de l’Union Monétaire
sur l’économie des pays considérés, il faut regarder comment cette
compétitivité a pu évoluer depuis la date d’entrée en vigueur de l’Union
Monétaire.
La question de la compétitivité.
Dans le cas de la Zone Euro, ce problème de la compétitivité relative
des pays est aujourd’hui un problème majeur. La compétitivité relative
évolue alors, depuis la date d’entrée en vigueur de l’UEM (1999), en
fonction :
- Des différences dans les rythmes d’inflation.
- Des différences dans les gains de productivité.
- Des différences dans la pression fiscale pesant sur les entreprises, sauf si une Union Fiscale a été décrétée.
- Des différences dans les taux de salaires directs et indirects (incluant les prestations sociales) sauf si une Union Sociale a été décrétée.
- De la montée en gamme de l’ensemble de la production du pays considéré par rapport à l’économie dominante.
On peut noter qu’un seul de ces facteurs s’apparente à une
compétitivité « hors coût ». En fait, l’ensemble des études disponibles
sur la zone Euro tend à montrer que la compétitivité « hors coût » a un
rôle relativement faible, de 10% à 30% suivant les pays. Il faut aussi
signaler que, en absence d’une Union Fiscale et d’une Union Sociale, les
gouvernements vont être tentés de mettre en œuvre des politiques de
dévaluation interne (faire baisser le salaire soit de manière relative
soit de manière absolue) ou d’alléger le fardeau fiscal pesant sur les
entreprises. Dans le premier cas, cela comprime fortement la demande
intérieure, et peut conduire à une récession importante si la demande
extérieure ne peut se substituer à la demande défaillante. Dans le
deuxième cas, cela peut conduire à des politiques fiscales qui soit vont
se traduire par une dette publique croissante, soit vont avoir pour
effet une forte réduction des dépenses publiques, ce qui aura à terme
des effets négatifs sur la santé et l’éducation de la population, et
entrainera une chute des gains de productivité.
En fait, la question des gains relatifs en inflation et en
productivité permet de déterminer l’ampleur nécessaire de la dévaluation
interne et des transferts de charges au profit des entreprises et au
détriment des ménages qu’il faut réaliser si l’on veut maintenir le
niveau initial de compétitivité. On peut en déduire le freinage de
l’activité qui en résulte. De fait, cette question de la compétitivité
se transforme pour la plupart des pays d’une Union Monétaire en un biais
dépressif important, ce qui avait été noté dès 2007 par Jorg Bibow[1].
C’est pour estimer cet effet, et le coût potentiel sur la croissance
qui en résulte que l’on va considérer l’évolution de deux facteurs de la
productivité, sur les pays de l’Europe du Sud. On présente donc ici
l’évolution de l’inflation et de la productivité dans 4 pays (Espagne,
Grèce, Italie et Portugal) pour chercher à estimer l’ampleur des autres
ajustements nécessaires si ces pays veulent rester en Union Monétaire
avec l’Allemagne.
La question de l’Inflation.
On considère que les taux d’inflation sont un bon indicateur de la
hausse des prix pour l’ensemble de l’économie, ce qui est bien entendu
une approximation. Pour être très précis il faudrait distinguer les
secteurs exportateurs, les secteurs exposés à la concurrence sur le
marché intérieur et les secteurs fonctionnant dans des conditions de
protection relative par rapport à la concurrence étrangère. On a donc
utilisé dans cette étude les taux d’inflation figurant sur la base de
donnée du FMI. Dans le cas de la zone Euro, nous obtenons pour les 4
pays choisis les chiffres suivants, en comparaison avec les taux
d’inflation en Allemagne.
Tableau 1
Inflation
Ecarts avec le taux d’inflation cumulé de l’Allemagne
|
||||
Grèce
|
Italie | Portugal |
Espagne
|
|
1999 | 0 | 0 | 0 | 0 |
2000 | 2,00% | 1,03% | 1,54% | 1,61% |
2001 | 3,81% | 2,22% | 2,98% | 3,74% |
2002 | 5,44% | 2,70% | 5,67% | 4,79% |
2003 | 8,01% | 4,09% | 8,30% | 7,30% |
2004 | 10,94% | 6,09% | 10,93% | 9,71% |
2005 | 12,43% | 6,73% | 11,96% | 11,35% |
2006 | 14,63% | 7,19% | 12,44% | 13,32% |
2007 | 16,66% | 7,83% | 14,21% | 15,75% |
2008 | 17,83% | 7,71% | 14,71% | 16,83% |
2009 | 20,19% | 8,86% | 15,00% | 19,13% |
2010 | 21,60% | 9,56% | 13,53% | 18,53% |
2011 | 26,83% | 10,29% | 13,99% | 19,96% |
2012 | 28,72% | 11,07% | 15,76% | 21,23% |
2013 | 28,38% | 12,88% | 16,99% | 22,13% |
2014 | 24,95% | 12,64% | 15,61% | 22,37% |
Source : Base de donnée du FMI.
On voit que l’inflation est à peu de choses près la même pour la
Grèce, l’Espagne et le Portugal de 1999 à 2007. L’écart s’ouvre
largement avec l’Allemagne. Puis, l’inflation tend à ralentir au
Portugal qui stabilise sa position par rapport à l’Allemagne, tandis
qu’elle continue d’augmenter, par rapport aux rythmes allemands, pour
l’Espagne et la Grèce et ce jusqu’en 2010. Ce n’est qu’à partir de cette
date que l’on note une divergence dans l’écart d’inflation avec
l’Allemagne. Il tend à se stabiliser en Espagne alors qu’il augment très
brutalement (2011 et 2012) en Grèce, avant de diminuer en 2013 et 2014.
Graphique 1
Source : base de données du FMI
Il est cependant clair que les dynamiques inflationnistes ont été
relativement similaires entre l’Espagne, la Grèce et le Portugal
jusqu’en 2007. Après, l’application de programmes d’austérité a eu des
effets différents, provoquant une baisse rapide de la croissance de
l’écart en Espagne, et au contraire une poussée d’inflation en Grèce,
avant que la brutalité des politiques préconisées par la « Troïka » ne
provoque une réduction de cet écart sur les deux dernières années.
Le cas de l’Italie est assez différents des trois autres pays, mais
n’est pas non plus sans poser problèmes. L’écart du taux d’inflation
avec l’Allemagne est régulièrement en hausse de 1999 à 2013. Certes, les
rythmes sont moins rapides que pour les trois autres pays, mais
l’Italie voit son écart d’inflation avec l’Allemagne augmenter de plus
de 12% au total en 2013 ce qui, sans l’EMU, aurait conduit à une
dépréciation monétaire du même ordre.
Un problème se pose : l’écart entre les dynamiques inflationnistes
est important (de 25%pour la Grèce à 12,5% pour l’Italie) et durable.
Or, ces pays sont censés avoir la même politique monétaire que l’Allemagne
puisque la politique monétaire est le fait de la BCE et non plus des
institutions monétaires nationales. Même si l’on accepte l’idée d’une
« mémoire » dans les anticipations d’inflation[2],
on aurait dû connaître vers 2004/2005 un alignement des rythmes
d’inflation sur l’Allemagne, entraînant des courbes (graphique 1) a peu
près plates. Or, ce n’est pas le cas. Ceci constitue à la fois un
argument pour montrer que l’inflation peut avoir une composante
non-monétaire[3],
mais aussi pour montrer la folie qu’il y avait de vouloir réaliser
l’Euro (l’EMU) avec des pays dont les structures économiques étaient si
différentes[4].
La question de la productivité.
Néanmoins, l’écart entre les rythmes d’inflation entre les 4 pays et l’Allemagne aurait pu être compensé si
les gains de productivité du travail avaient été plus rapides dans ces
pays qu’en Allemagne. Aussi, on regarde maintenant l’évolution de
l’écart des gains de productivités, à partir des statistiques de l’OCDE.
Ici encore, il y a des imprécisions statistiques, qui portent sur le
calcul précis des heures ouvrées. Mais, l’utilisation des données de
l’OCDE nous a semblé une meilleure garantie d’homogénéité des données
entre les différents pays que le calcul à partir des données nationales.
Tableau 2
Productivité
Ecarts avec la croissance cumulée de la productivité en Allemagne
|
||||
Grèce
|
Italie | Portugal |
Espagne
|
|
1999 | 0 | 0 | 0 | 0 |
2000 | 1,84% | 0,80% | 0,74% | -0,73% |
2001 | 3,29% | -1,51% | -1,26% | -2,11% |
2002 | 3,72% | -3,43% | -1,57% | -2,20% |
2003 | 9,02% | -5,11% | -2,30% | -2,59% |
2004 | 11,37% | -4,53% | -0,75% | -3,42% |
2005 | 8,33% | -5,08% | -0,55% | -4,76% |
2006 | 9,37% | -8,28% | -2,71% | -7,82% |
2007 | 9,88% | -9,81% | -1,78% | -8,84% |
2008 | 8,49% | -10,48% | -1,46% | -6,99% |
2009 | 10,24% | -8,11% | 4,31% | 2,42% |
2010 | 3,28% | -9,60% | 4,33% | 1,08% |
2011 | -2,98% | -11,79% | 1,54% | 0,01% |
2012 | -0,41% | -13,22% | 3,18% | 3,04% |
2013 | 0,11% | -12,79% | 5,27% | 5,44% |
2014 | -0,12% | -13,67% | 3,18% | 4,84% |
Source :
OECD Economic Outlook, Volume 2014 Issue 2 – © OECD 2014 | |
Annexe : Table 12. Labour productivity in the total economy |
Note: Productivité du travail mesurée par unité du PIB par personne employée.
On constate ici des évolutions très divergentes. L’écart dans le
domaine des gains de productivité avec l’Allemagne apparaît très
important pour l’Italie et l’Espagne. Par contre, la Grèce améliore sa
position de 1999 à 2004 (apportant ainsi un démenti cinglant à tous ceux
qui, outre Rhin ont qualifié les travailleurs grecs de « cueilleurs
d’olives »), tandis que le Portugal a une croissance de la productivité
comparable à celle de l’Allemagne.
Graphique 2
Source : OCDE et calculs du CEMI-EHESS
Par contre la crise de la dette a des effets très différents selon
les pays. A partir de 2008, l’Espagne et le Portugal rattrape les gains
réalisés en Allemagne. Cette évolution est particulièrement forte pour
l’Espagne qui gagne 12% par rapport à l’Allemagne. On peut expliquer
ceci par l’hypothèse que la hausse du chômage (très importante dans ces
deux pays) s’est faite essentiellement par la fermeture des unités de
production les moins efficaces et en particulier par la
fermeture (ou l’arrêt) de chantiers de construction alors que les
entreprises industrielles, qui sont traditionnellement plus productives
que le secteur du bâtiment, étaient moins touchées par la forte
récession. Par contre, c’est un phénomène inverse qui se produit en
Grèce. Ici aussi le chômage augmente fortement à partir de 2009, mais il
entraine un effondrement de la productivité qui se traduit par une
dégradation importante de la situation de la Grèce par rapport à
l’Allemagne.
Si l’évolution de l’Espagne et du Portugal est plus ou moins conforme
avec la théorie économique, il n’en va pas de même pour la Grèce. On
peut donc penser que la brutalité avec laquelle la politique de la
Troïka a été appliquée a entraîné des fermetures d’entreprises même
rentables, et mêmes à forte productivité (effet de crise de liquidité),
mais aussi que la quasi destruction du système social en Grèce a eu des
effets très pervers sur l’engagement et la disponibilité de la force de
travail. De ce point de vue, et bien qu’aucune étude générale n’ait été
entreprise, il faut s’interroger sur les conséquences économique et productives de coupures importantes dans le domaine social et dans les infrastructures de soutien à la population.
Il reste qu’il y a un pays dont l’évolution est préoccupante, c’est
l’Italie. On ne voit aucun signe d’amélioration des gains de
productivité par rapport à l’Allemagne. La dégradation est régulière et à
peu de choses prés constante. L’écart de productivité avec l’Allemagne
s’est très largement creusé depuis 1999.
La compétitivité et le « besoin » en dévaluation interne.
On combine alors ces données en retranchant à l’écart de productivité
la valeur de l’écart d’inflation afin de voir comment se combinent les
effets de hausse de prix et de productivité. Le résultat est
impressionnant tant pour le cas de la Grèce que pour celui de l’Italie.
Tableau 3
Somme des écarts productivité et inflation des quatre pays d’Europe du sud avec Allemagne
|
||||
Grèce | Italie | Portugal | Espagne | |
1999 | 0 | 0 | 0 | 0 |
2000 | -0,2% | -0,2% | -0,8% | -2,3% |
2001 | -0,5% | -3,7% | -4,2% | -5,9% |
2002 | -1,7% | -6,1% | -7,2% | -7,0% |
2003 | 1,0% | -9,2% | -10,6% | -9,9% |
2004 | 0,4% | -10,6% | -11,7% | -13,1% |
2005 | -4,1% | -11,8% | -12,5% | -16,1% |
2006 | -5,3% | -15,5% | -15,1% | -21,1% |
2007 | -6,8% | -17,6% | -16,0% | -24,6% |
2008 | -9,3% | -18,2% | -16,2% | -23,8% |
2009 | -10,0% | -17,0% | -10,7% | -16,7% |
2010 | -18,3% | -19,2% | -9,2% | -17,5% |
2011 | -29,8% | -22,1% | -12,4% | -19,9% |
2012 | -29,1% | -24,3% | -12,6% | -18,2% |
2013 | -28,3% | -25,7% | -11,7% | -16,7% |
2014 | -25,1% | -26,3% | -12,4% | -17,5% |
Source : calcul du CEMI-EHESS et tableaux 1 et 2 de ce texte.
Le « besoin » en dévaluation interne (soit en baisse des salaires
nominaux) et en allègement de charges sur les entreprises apparaît comme
énorme en Grèce et en Italie. Dans ces deux pays, qui sont aussi ceux
qui ont la dette publique la plus importante et le moins de marge de
manœuvre fiscal, il faudrait un double effort, sur les salaires et sur
les charges des entreprises, d’environ 25% pour compenser la
détérioration de la productivité avec l’Allemagne depuis 1999.
Graphique 3
L’effort apparaît moindre en Espagne (mais néanmoins substantiel) et
surtout au Portugal. On voit que la Grèce et l’Italie ne peuvent espérer
stabiliser leur situation au sein de la zone Euro qu’à la condition de
réaliser une dévaluation salariale (la dévaluation interne) d’environ
20%. Cela conduit à regarder une autre hypothèse : celle d’une sortie de
l’Euro (et de la fin de l’Union Monétaire). Une dépréciation de la
monnaie nationale (la Drachme et la Lire) d’environ 25% permettrait à
ces pays de retrouver leur compétitivité par rapport aux pays de l’Union
Monétaire. Même dans le cas de l’Espagne, cette solution apparaît comme
meilleure à celle de la poursuite des politiques d’austérité, car il
faudra faire des sacrifices supplémentaires pour espérer retrouver la
compétitivité de 1999.
On mesure ici toute la folie qu’il y a eu à chercher à faire
une Union Monétaire sans mécanismes de transferts, sans union fiscale et
sans union sociale. Dans la situation actuelle seule une sortie rapide
de l’Euro peut épargner aux populations de trois pays, l’Espagne,
l’Italie et la Grèce une poursuite des souffrances et du désespoir qui
en est le produit.
[1] Bibow J.,, « Global Imbalances, Bretton Woods II and Euroland’s Role in All This », in J. Bibow et A. Terzi (dir.), Euroland and the World Economy: Global Player or Global Drag?, New York (N. Y.), Palgrave Macmillan, 2007
[2]
C. Conrad et M. Karanasos, « Dual Long Memory in Inflation Dynamics
Across Countries of the Euro Area and the Link between Inflation
Uncertainty and Macroeconomic Performance », Studies in Nonlinear Dynamics & Econometrics, vol. 9, n° 4, novembre 2005 (publié par The Berkeley Electronic Press, http://www.bepress.com/snde ).
[3]
D’où la notion de l’inflation structurelle. Voir Sapir J., « What
Should the Inflation Rate Be? (On the Importance of a Long-Standing
Discussion for Defining Today’s Development Strategy for Russia) », Studies on Russian Economic Development, vol. 17, n° 3, mai 2006 et
[4] Sapir J., Faut-il sortir de l’Euro ?, Le Seuil, Paris, 2012.