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vendredi 9 mai 2014

Dien Bien Phu l'incroyable victoire



Dien Bien Phu l'incroyable victoire

Hugues Tertrais
 
Le 7 mai 1954, les Français capitulaient à Dien Bien Phu. Cette bataille rangée et extrêmement moderne fut la seule de cette envergure dans les guerres de décolonisation. Comment l'expliquer ?

L'événement retentissant, qui éclate comme le tonnerre au printemps 1954 et scelle le sort de l'Indochine, voire de l'Union française tout entière, est quasiment passé dans le langage courant : « nouveau Dien Bien Phu » pour le siège de Khe Sanh au Sud-Vietnam en 1968, « Dien Bien Phu aérien » pour les bombardements de Noël 1972 sur le Nord, et il ne manque pas non plus de divers « Dien Bien Phu diplomatiques ». Cette version moderne du « David contre Goliath » apparaît synonyme de défaite absolue du fort contre le faible - ou de la victoire du second -, avec une référence implicite à une sorte de « quitte ou double » aux conséquences à la fois impensées et considérables. Mais pourquoi avoir livré là une bataille à ce point décisive ?

Objectif français : sécuriser

Dien Bien Phu, littéralement la « préfecture de la zone frontalière », se situe dans les confins montagneux du nord-ouest du Vietnam, donnant son nom à l'unique petite plaine de la zone. L'endroit est alors largement inconnu, sinon pour les peuples taï, nombreux dans la région : en Birmanie, en Chine du Sud, en Thaïlande bien sûr, au Laos aussi et au Vietnam. Curieusement, tous y localisent leur origine légendaire : les sept fils du héros mythique Khun Borom auraient engendré sept tribus qui se seraient dispersées dans toute l'Indochine.

Le choix du site par le QG du corps expéditionnaire français n'est pas d'y livrer une bataille décisive : l'opération Castor permet aux parachutistes français, le 20 novembre 1953, de « coiffer » l'endroit, tenu par un bataillon de l'APV. Il ne s'agissait alors, souligne le général Gras, que d'une « opération secondaire de couverture stratégique et à caractère politique local » [1]. L'idée était de sécuriser toute la région et, accessoirement, le Laos voisin, en y constituant une solide base aéroterrestre susceptible de bloquer les mouvements de troupes ennemies - une autre opération, Atlante, est alors prévue dans le centre Vietnam dans le même objectif.

La France n'en cherche pas moins une solution pour l'Indochine, après neuf ans d'une guerre à la fois vaine et très coûteuse. Début 1953, le retour des Républicains à la Maison Blanche, avec Eisenhower, encourage le président du Conseil René Mayer à créer les conditions d'une « sortie honorable » pour la France. Il rend très rapidement visite au président américain pour pouvoir s'appuyer sur une aide américaine accrue et tente de forcer le destin : dévaluation de la piastre (largement surévaluée depuis 1945), nouvel organigramme de commandement, nouveau chef aussi (le général Navarre), plan à deux ans pour restructurer l'outil militaire français et préparer le passage de relais aux armées « nationales » des États associés de l'Union française (le Cambodge, le Laos et le Vietnam), dont le gouvernement assure vouloir « parfaire l'indépendance ». Mais il n'est pas alors prévu de négocier avec Ho Chi Minh et la République démocratique du Vietnam (RDV).

Objectif vietnamien : attaquer

La difficulté est que la RDV et ses alliés relèvent le défi et paraissent décidés à livrer à Dien Bien Phu le combat décisif. Une intéressante correspondance chronologique se fait jour entre le niveau international - Est-Ouest - et le niveau indochinois. La conférence des Quatre réunit à Berlin du 25 janvier au 18 février 1954 les ministres des Affaires étrangères de France, de Grande-Bretagne, des États-Unis et de l'URSS. Si elle ne débouche sur rien pour l'Europe, elle décide de la réunion d'une conférence internationale à Genève sur la Corée et l'Indochine, avec la participation de la Chine populaire - dont ce serait la première grande « sortie » diplomatique. Cette perspective apparaît de nature à faire monter les enchères. Avant de passer à la table des négociations, chaque camp veut s'affirmer sur l'échiquier militaire. Or, précisément au moment où s'ouvre la conférence de Berlin, le général Giap décide, à proximité de Dien Bien Phu, d'ajourner le déclenchement de l'attaque du camp retranché, initialement prévue pour le 25 janvier et très sérieusement préparée, selon la stratégie « attaque éclair, victoire rapide » réalisable en quelques jours.

Un « plan B » est mis en oeuvre quelques semaines plus tard. Une fois l'artillerie réinstallée, l'attaque aura finalement lieu le 13 mars, un mois et demi avant l'ouverture de la conférence de Genève, prévue pour le 26 avril... La nouvelle stratégie, « attaque sûre, progression sûre », prévoit un programme plus étalé dans le temps. Le camp communiste, en l'espèce la Chine, ne ménage alors pas son soutien à l'APV. Le théâtre est d'ailleurs proche de son territoire et de nouvelles routes sont ouvertes pour acheminer matériel, hommes et ravitaillement. Au coeur des combats, l'ultime offensive est lancée pour le 1er mai. Une semaine plus tard, le drapeau de la RDV flotte sur le PC de De Castries. Le lendemain, à l'initiative de la coprésidence soviétique de la conférence et après que la question coréenne a été débattue, commence à Genève sa phase indochinoise...

Les combats ont duré près de deux mois - 55 jours - du 13 mars au 8 mai 1954. La base aéroterrestre française n'apparaît plus fonctionnelle dès le début, la piste d'aviation ayant très vite été détruite, sous les feux d'une artillerie dissimulée sur les pentes escarpées, recouvertes de jungle, et d'un niveau non envisagé par les Français, qui sous-estiment leur adversaire et n'ont rien vu venir.

Entre 60 000 et 70 000 hommes s'affrontent alors, au rythme de trois moments principaux : la première attaque, l'offensive intermédiaire du 30 mars et l'assaut final du 1er mai. Quelque 50 000 soldats de l'APV, très déterminés, encerclent les 12 000 hommes du camp retranché, 15 000 avec les renforts parachutés. Des hommes d'abord sûrs d'eux-mêmes et longtemps impatients d'en découdre, mais quelque peu abasourdis par l'ambiance apocalyptique qui règne dans et autour de la base. Les premiers ont en effet le nombre et une puissante artillerie ; les seconds ont encore la base et le ciel, c'est-à-dire la possibilité d'un appui aérien et de parachutages.

Un stade "immense"

Accessible, aujourd'hui comme hier, en une bonne heure et demi d'avion depuis Hanoi, au-dessus d'un paysage tourmenté et montagneux, l'endroit ne porte guère les stigmates des combats, sauf pour mémoire, si l'on peut dire : un blindé abandonné, le PC français d'où le colonel puis général de Castries dirigeait la bataille, les collines-point d'appui, le PC du général Vo Nguyen Giap, sur la hauteur bien sûr, relié par tunnel à celui du général chinois le conseillant, le général Wei Guoqing. Mais le site, dont le choix attira après coup tant de critiques, garde sa majesté. Les géographes y reconnaissent une cuvette, le journaliste Robert Guillain le décrit plutôt comme un « stade immense », dont en l'occurrence « les gradins sont à l'ennemi » [2], avec cette touche française qui donne aux fameux points d'appui des prénoms féminins. Un cimetière aux héros vietnamiens victimes de la bataille jouxte le musée qui lui est consacré.

Mais nous ne disposons pas d'images « en temps réel » de la bataille de Dien Bien Phu. Il existe bien sûr des pellicules sur la période précédant l'attaque du 13 mars, de l'opération Castor entre autres. Mais l'aéroport ayant été neutralisé dès le début des combats, aucun film ne pouvait plus sortir ; et, lorsque le 7 mai, le silence revient, l'ordre français de cessez-le-feu est assorti de celui de détruire tous types d'armement. Le cameraman aux armées Pierre Schoendoerffer détruit ainsi l'essentiel de ses bobines. Les rares qu'il conserve secrètement lui seront prises lors de sa « longue marche » vers la captivité, après qu'il eut essayé de s'évader. Malgré des liens personnels avec le cinéaste soviétique Roman Karmen, il en perd alors définitivement la trace.

En face, la même situation finalement prévaut, toutes les images de la bataille ayant été reconstituées après coup, y compris - par Karmen justement - celles qui montrent le long défilé des prisonniers français évacués vers les camps, appelés à jouer leur propre rôle devant les caméras soviétiques.

Apocalypse

Les récits des survivants permettent d'approcher le climat de la bataille. Les deux côtés décrivent des déluges de feu infernaux et des silences pareillement angoissants : « C'était dantesque, raconte un jeune officier français ! [...] La nuit du 30 mars, j'étais parti à découvert avec mon radio et mes jumelles pour régler un tir d'artillerie sur Dominique : c'était l'enfer ! On ne voyait plus à dix mètres ; ça tremblait, c'était véritablement wagnérien ! [...] C'était quelque chose de complètement hors dimension par rapport à tout ce que nous avions rencontré jusque-là [3]. » Un chef de groupe vietnamien, lancé à l'assaut de la colline A1 (Eliane 2), garde un souvenir tragique du même 30 mars : « La puissance de feu ennemi nous matraque violemment. [...] Dès le premier jour de combat, nous perdons beaucoup d'hommes. Nous marchons dans des tranchées, enjambant les cadavres de nos camarades pas encore évacués ou enterrés. Chaque soldat porte un sac de riz grillé à la ceinture, il nous arrive de devoir récupérer les sacs de nos morts pour nous nourrir, quand le ravitaillement n'arrive pas à temps [4]... »

Du côté français, la référence à Verdun s'impose, même si Dien Bien Phu ne se situe certes pas sur la ligne de front : le même paysage lunaire cependant, les mêmes tranchées inondées aussi, dans lesquelles il faut progresser et se battre, quand la pluie s'ajoute à la nuit, mais qui finiront par atteindre le coeur du dispositif français. Lorsque les combats s'arrêtent, le silence surtout impressionne.

La bataille constitue finalement l'imprévu du plan Navarre et la « sortie honorable » n'est plus d'actualité. Le montage politico-militaire des États associés semble se poursuivre, comme dans un théâtre d'ombres : l'indépendance-association a été accordée fin 1953 au Cambodge et au Laos et, après de longues tractations, au Vietnam de Bao Dai, par traité signé à Paris le 4 juin 1954 - les négociations finales s'étaient ouvertes le 8 avril, en pleine bataille. Mais l'allié américain ne paraît pas au rendez-vous : à deux reprises en avril, le gouvernement français sollicite son aide, mais en vain. « Nous assistons en ce moment à l'effondrement ou à la disparition de la France en tant que grande puissance », aurait sobrement commenté le secrétaire d'État Foster Dulles lors du second refus américain [5].

Le bilan humain est lourd. Quand le camp retranché est submergé, il y reste environ 10 000 hommes épuisés, sur 15 000 présents au départ sur la base ou y ayant été acheminés. Après plusieurs semaines de captivité, il en reviendra à peine 3 300. Mais les autres sont-ils vraiment morts ou bien, ressortissants de la région ou de l'Union française, sont-ils partis vers d'autres destinations, proches ou lointaines ? Les troupes de l'Union française comprennent en effet des soldats indochinois et africains ; et ceux qui sont morts ont été victimes de la faim, d'épuisement ou de maladie. Les visages faméliques de nombreux prisonniers français rendus à la liberté constituent en tout cas une image forte de la mémoire de l'événement. Du côté vietnamien, les estimations parlent de 20 000 à 30 000 victimes (morts ou blessés), soit peut-être la moitié des combattants engagés.

Pour le reste, l'écho international de la défaite française réveille d'un coup le monde colonisé, comme en 1905 la victoire japonaise contre la Russie réveilla l'Asie. « Lâchons l'Asie, prenons l'Afrique », avait d'ailleurs préconisé cinquante ans plus tôt le géographe Onésime Reclus [6], c'est fait ou presque, sans autre possibilité de choix ! Mais l'Afrique « lâche » à son tour, par le Nord : l'insurrection algérienne éclate à peine six mois après la capitulation de Dien Bien Phu.
 
Notes

1. Cf. Général Y. Gras, Histoire de la guerre d'Indochine , Plon, 1979, p. 523.

2. Cf. R. Guillain, « Week-end à Dien Bien Phu », Le Monde , 14-15 février 1954.

3. Cf. J. Allaire, dans P. Journoud et H. Tertrais, Paroles de Dien Bien Phu. Les survivants témoignen t, Taillandier, 2004, p. 138.

4. Cf. Nguyen Sy Trinh, dans Dao Thanh Huyen et al., Dien Bien Phu vu d'en face. Paroles de Bo Doi , Nouveau monde, 2010, p. 178.

5. FRUS 1952-1954, vol XIII 1, Indochina, April, 23, 24 1954.

6. Cf. O. Reclus, Lâchons l'Asie, prenons l'Afrique , Librairie universelle, 1904.
 

Source

L'histoire