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samedi 10 mai 2014

Michel Maffesoli, le troll de la sociologie française



Michel Maffesoli, le troll de la sociologie française
 
 Jean-Laurent Cassely
 
 
Pour le sociologue des «tribus», anar de droite en marge de la sociologie française, les élites ne comprennent plus le fonctionnement de la société et les aspirations communautaires de ses membres. Et «le bavardage des journalistes, politiques, hauts fonctionnaires et “experts” n’intéresse plus grand monde». Et le sien?

«Ce n’est plus la société qui va dominer, ce sont les tribus. Non plus les grands ensembles, mais l’émergence de petits groupes réunis par des affinités électives: musicales, sexuelles, religieuses, sportives, etc.

La postmodernité, c’est les tribus plus Internet. C’est une synthèse d’archaïsme et de développement technologique».

C’est en tout cas ce que m’a expliqué Michel Maffesoli. A vrai dire c’est ce qu’il explique depuis une trentaine d’années. En rentrant de la rive gauche où il habite, mes collègues branchés Internet m’ont appris que sur la plateforme de partage d’images que l’on appelle Instagram, se nichait un petit hérisson américain du nom de Biddy qui, suivi par 342.514 fans, s’exhibait dans des positions désopilantes.

Il paraît même que Biddy est une sorte d’animal totémique qui relie les membres de la communauté virtuelle entre eux. Alors j’ai pensé que Michel Maffesoli avait peut-être eu raison avec toute cette histoire de postmodernité et de néotribus.

Dans Les nouveaux bien-pensants, paru en début d’année, livre cosigné avec sa femme Hélène Strohl, énarque qui consacre un chapitre à la «tribu» des hauts fonctionnaires, le sociologue écrit:

«La pensée authentiquement en phase avec son époque […] est enracinée dans la vie courante. En ce sens, elle doit, parfois, penser contre elle-même. C’est ainsi qu’elle peut éviter l’abstraction, la sophisitication inutile, et être concrète.»

Venant de quelqu’un qui utilise plus de locutions latines que le Pape à la minute et souvent critiqué pour son écriture hermétique, l’occasion était trop belle de demander de jouer le jeu de la concrétude.

Car qu’est-ce donc que cette post-modernité, mis à part un terme qui en jette. La définition qu’en donne Maffesoli est là suivante. La modernité, «rationalisation généralisée de l’existence» selon Max Weber rappelle le sociologue, était définie par le tryptique raison, travail et progrès; elle s’efface et une nouvelle société se fonde sur des valeurs nouvelles:

«Ce n’est plus simplement le travail qui est la grande valeur dominante, mais la création: “faire de sa vie une œuvre d’art“, et on voit bien comment le qualitatif chez les jeunes générations importe: “j’ai plus envie de perdre ma vie à la gagner”. Ce n’est plus la raison dominante. C’est à la fois la raison et les sens, le cerveau et le corps dans son entier, ainsi que les émotions collectives (sportives, musicales, consommatoires, etc.). Ce n’est plus demain / le progrès: c’est aussi le présent.»

Michel Maffesoli, sociologue de l’imaginaire et du quotidien, a fondé des théories qui ont suscité de nombreux travaux de recherche sur la musique techno et ses rassemblements festifs, les amateurs de Heavy Metal, la communauté gay, sur les petites cultures urbaines en marge ou sur les fans de jeux vidéos en ligne… A Paris-V, où il enseignait à l’époque où votre serviteur étudiait, cet amour du bizarre et du marginal lui valait déjà d’être regardé de travers. Les Maffesoliens suscitaient à la fois curiosité et inquiétude. Mais Maffesoli n’aime pas qu’on traite ses sujets –et ses enquêtés– de marginaux.

«Prenons la techno: ses amateurs disent en majeur ce que moi, peuple, je n’ose pas dire mais qui m’attire. Ils disent en majeur ce qui est vécu en mineur. Ce ne sont donc pas des marginaux mais une forme exacerbée […] c’est ce que ne veut pas voir l’opinion publiée.»
Tribus partout, République nulle part ?

Ses tribus et son néotribalisme ont eu leurs heures de gloire. Tout comme le nomadisme, le retour de l’hédonisme, de l’affect. Maffesoli a fait indéniablement école dans les milieux attentifs aux tendances —à l’éphémère et à la mode, diront les sceptiques, c’est-à-dire souvent, ses confrères.

«Dans l’université, j’étais un peu trop avant-gardiste, ça leur faisait peur… Et maintenant ils récupèrent mes idées! Par contre dans le monde de l’entreprise et de la pub, alors tout ce que j’ai dit sur les tribus ça marche».

Lors de sa sortie, le Tatoo, sorte d’ancêtre condamné d’avance du téléphone portable, avait pour slogan «restez connecté avec votre tribu». En 2003, Ardisson lance même un prime time sur France 2, «Tribus», consacré à ces groupes affinitaires autour desquels les sociétés se reconfigureraient désormais. Mais ce sera un flop.

Dans un article sur l’utilisation de la notion de tribu dans le marketing paru en 2002, Bernard Cova écrivait que la «tribu» était désormais utilisée dans la presse «pour désigner un groupe d’amis, un club de supporters, la garde rapprochée de Jacques Chirac, une corporation ou encore une mode (la tribu “techno”), un “look” ou un style de vie. Même les familles (re)deviennent des tribus en se recomposant après un divorce».

Au tournant des XXe et XXIe siècles, les spécialistes du marketing se demandent comment s'adresser aux populations de leurs marchés, dont la culture et les attitudes leur semblent de plus en plus spécialisés: la tendance du «marketing tribal» est alors perçue comme une approche novatrice. Depuis, la référence est un peu passée de mode.
La république une et indivisible est derrière nous

Michel Maffesoli est persuadé que les évolutions de la société française valident les intuitions qu’il avait développées dans Le temps des tribus publié pour la première fois en 1988, avec cette métaphore empruntée à l’ethnologie: celle d’un désir de dépasser l’individualisme.

«Ma métaphore de la tribu: c’est que je trouve une forme d’épanouissement dans la communauté, dans le groupe. Ça nous est difficile à penser parce que dans notre vieux système républicain le mot que les hommes politiques ou que les journalistes emploient c’est le “communautarisme”, et on trouve que c’est pas bien, parce que le communautarisme ça me rend prisonnier de fait d’un groupe.

Plutôt que de parler de communautarisme, moi je propose l’idéal communautaire, c’est-à-dire que maintenant il faut prendre acte du fait qu’il y a une mosaïque, que la république n’est plus une et indivisible –chaque pièce garde sa configuration, sa couleur, sa structure, et pourtant ça tient ensemble, et c’est l’apprentissage qu’on est en train de faire actuellement».

Biddy le hérisson, on vous dit.

A présent, son dada semble être le couchsurfing, que son laboratoire, le CEAQ, étudie. C’est «une forme d’hospitalité du Moyen-âge, mais avec Internet. C’est-à-dire du vivre-ensemble. On a un filet à grosses mailles qui ne permet pas de le voir.» Il se passionne pour le préfixe co- qu’on sert en ce moment à toutes les sauces: coworking, cocréation, etc.

«C’est le cum, “avec” en latin, et pour moi ça veut dire qu’il y a une autre manière de penser le partage, ce ne sont plus des services spécialisés venus du haut qui vont régler ça, mais plutôt quelque chose venant du bas; c’est ça les tribus.»

Quand on mesure le poids médiatique qu'occupe la consommation dite collaborative depuis plusieurs années, difficile de ne pas voir en Maffesoli un précurseur de ce retour en vogue des «communautés».
Les élites consanguines

Mais son récent livre, Les nouveaux bien-pensants, ne parle pas tant de tribus que de l’écart grandissant entre les élites et ceux qu’ils sont censés représenter.

Après l’affaire Dieudonné, qui a révélé une énième fois le gouffre qui existait entre des médias globalement scandalisés et une grande partie de l’opinion, on ne peut que prêter l’oreille à cette critique vigoureuse des discours qui sont censés faire l’opinion et qui, souvent, semblent tourner dans le vide, ou n’être prononcés que pour s’entre-rassurer.

Maffesoli:

«On ne sait plus dire les mots pertinents. On reste sur nos vieux mots des XVIIIe et XIXe: “République”, “contrat social”, “citoyen”, “démocratie”, c’est amusant de voir comment dans tous les discours on emploie tous ces mots à tire larigo; les ethnologues le montrent d’ailleurs: l’incantation dans les tribus primitives, c’est le fait de chanter des trucs dont on n’est pas convaincu. Ça ne marche plus, mais on le dit, on le dit, on le dit: et là c’est frappant d’entendre ces mots: “république”, “république”, “république”, “démocratie”, “démocratie”, “démocratie”, mais ce sont des incantations qui ne correspondent plus vraiment à ce qui est vécu».

«Le bavardage des journalistes, politiques, hauts fonctionnaires et “experts” n’intéresse plus grand monde», écrit-il par ailleurs, marquant indéniablement un point.

«C’est ce que dit Machiavel dans Le Prince: il y a une différence entre la pensée de la place publique et la pensée du Palais.»

Entre «le peuple, enfin les gens qui vivent, l’homme sans qualité», et l’élite censée justement «dire» et «faire» en son nom.

Pourquoi ce décalage, cet anachronisme, cet éloignement?

«Ce qui est quand même frappant, si je le dis de manière savante, c’est qu’il y a de l’endogamie dans l’air.»

Et de manière non savante? Ben, c’est un peu House of Cards sur la rive gauche –Maffesoli y réside lui-même.

«Ça couche ensemble, voilà. Et dans les 5, 6, 7e arrondissements, vous avez le politique, qui est le petit ami du journaliste, qui a lui-même affaire avec tel énarque… Quand les ethnologues parlent d’endogamie, ils montrent que dans le fond ça appauvrit le sang et que ça produit une caste séparée, donc voilà ma réponse à votre question: ils ne voient pas, pour la bonne raison qu’ils sont ensembles. Que ça fricote.»

Il prend l'exemple de François Hollande, qu’on avait pas forcément imaginé comme figure emblématique de cet entresoi sexuel.

«On a là la caricature du politique qui est avec une journaliste, une énarque puis une comédienne, c’est en raccourci une coupe épistologique: avec un petit morceau de peau on lit tout le corps social… il n’est bien sûr pas le seul, je ne dis pas ça pour lui, mais ça crée une forme d’entresoi.»
Maintenant je peux me lâcher

Quand nous nous sommes rencontrés, fin janvier, Michel Maffesoli l’a admis: «Je prends ma retraite dans deux mois donc du coup je me lâche!» Certains passages à charge ont des airs de règlements de compte. Il s’en défend.

«Non, un règlement de compte c’est quand il y a un contentieux avec la personne: j’ai voulu prendre des figures emblématiques. Ceux avec qui il y a contentieux ont été virés à la relecture…»

Ce qui est certain, c’est que ses promotions contestées, comme à l’Institut universitaire de France avec le soutien de Valérie Pécresse, ont valu à Michel Maffesoli d’être progressivement entouré d’une très vaste tribu d’ennemis dans le monde universitaire. «Ah... le cas Maffesoli !», lâche par exemple l’un d’eux quand on le questionne sur ce qu’il pensait du chercheur.

Il ne faut pas chercher longtemps pour trouver des profs ou chercheurs ne cachant pas leur rejet, parfois en termes durs, du personnage. Une pétition s’opposant à sa nomination au conseil d’administration du CNRS, le présentant comme «bien connu pour ses prises de position antirationnalistes et antiscientifiques», avait recueilli selon le site Liens-socio 3.000 signatures, dont une bonne part du Who’s Who de la discipline.
Pourquoi tant de haine ?

En 2001, le sociologue déjà marginalisé dans sa discipline se grille avec l’affaire Elisabeth Tessier: l’astrologue médiatique a réalisé sous sa direction une thèse de sociologie sur les rapports entre médias et astrologie —et non une thèse d’astrologie, justifie-t-il aujourd’hui, «d’ailleurs j’avais été prudent en mettant le matériel évoqué en annexes»… Une thèse «certes moyenne», admet-il volontiers, «mais comme il y en a des kilos».

«Sa “sociologie” est un simple discours mêlant le genre littéraire et le genre de l'essai politique», écrivait le sociologue Laurent Mucchielli à l’époque de la parution de Sarkologies, pourquoi tant de haine(s)?, essai consacré aux raisons de la fascination-répulsion qu’exerçait alors le président des riches. Sur la scène sociologique française, l’accusation de faire dans le «genre littéraire» est évidemment à prendre comme une critique très virulente...

«Ça embêtait ce que je disais sur le tribalisme, et comme on ne savait pas comment y faire, il y a eu à un moment l’affaire Tessier, on a pris Maffesoli la main dans le sac. A partir de là, on m’a fait les poches. En disant qu’il y avait indignité de Maffesoli.»

Il est vrai que Michel Maffesoli, même et peut-être surtout quand il est isolé, n’est pas du genre à douter que la postérité lui donnera raison.

«J’ai été attaqué, et ça m’a pas démolli hein! j’ai écrit des choses, je pense que ce que je fais durera, j’ai cette prétention».

Le sociologue Jean-Claude Kaufmann, rencontré récemment à l’occasion de la publication d’un livre consacré aux questions identitaires, reste mesuré dans son jugement même si ses relations avec lui sont distantes: «un essayiste intuitif, flairant l’air du temps». Puis au fil des polémiques, «il s’est glissé dans une posture de martyr».

«Intution», c’est aussi le terme qu’emploie Monique Dagnaud, sociologue spécialiste de la jeunesse et contributrice à Slate, à son sujet. «Il a des fulgurances, et beaucoup d’intuition, parfois plus que ceux qui travaillent sur de la statistique» même si, admet-elle également, l’affaire Tessier l’a «carbonisé».

«Il a des afficionados, en Italie c’est une star. Mais il est un peu mal vu en Fance où il est considéré comme un original, voire un hérétique. S’il avait eu un langage plus accessible, il aurait pu configurer une école de pensée.»

S’y mêle une autre accusation: celle d’être proche de la droite. «Anar», comme il se définit, qui n’a jamais voté, il est surtout perçu comme anar de droite –la nuance a son importance.

Maffesoli est un type de droite dans un monde de gauche. Le «sociologue a en effet particulièrement été chouchouté par le pouvoir politique en place, Valérie Pécresse et Nicolas Sarkozy», écrivait en 2011 Syvestre Huet dans Libération.

«Une des critiques qu’on me fait, c’est “Maffesoli, au fond il ne s’engage pas” parce que le pêché mignon de tous les intellectuels, qui sont de gauche, c’est tout de même de dire ce que devrait être le monde, alors que moi je m’en fous, je suis un vieil anar, j’ai pas envie de dire ce qui doit être…»

Et d'ajouter:

«c’est au nom de ce qui devrait être qu’il y a eu les pires camps de concentration.»

Et hop! Un petit point Godwin pour la route!
 
Source

Slate