Philippe Mesmer
Reçu en France ce lundi (05/05/2014), le
Premier ministre Shinzo Abe ne cache pas ses convictions nationalistes,
qui l'amènent parfois à ranimer la flamme du Japon militariste. Ce jeu
dangereux trouve un écho dans un pays troublé par la crise et suscite la
colère croissante de ses voisins. Reportage.
Un vent mauvais souffle sur l'archipel nippon. Porteur de colère, de négationnisme et de xénophobie, il se nourrit des difficultés économiques et de l'exacerbation des tensions entre le Japon et ses voisins. Les nostalgiques du passé militariste s'en délectent. Les partenaires de Tokyo s'en inquiètent.
L'affaire a pris un tour nouveau le 26 décembre 2013. Ce jour-là, dans la grisaille d'un matin d'hiver, les télévisions interrompent soudain leurs programmes. Filmées depuis des hélicoptères, les images montrent de noires limousines roulant vers le nord du palais impérial, en direction du sanctuaire Yasukuni. A bord de l'une d'elles, Shinzo Abe (1).
Pour le premier anniversaire de son retour au pouvoir, le chef du gouvernement décide d'ignorer les mises en garde du vice-président américain, Joe Biden, et se rend dans ce sanctuaire où sont honorés, parmi les morts pour la patrie, 14 criminels de guerre condamnés par le Tribunal international de Tokyo. Pour Pékin et Séoul, le lieu symbolise le Japon militariste (2). "J'ai choisi ce jour pour témoigner, devant les âmes des morts, des réalisations depuis la mise en place du gouvernement, déclare Shinzo Abe en direct du sanctuaire, et pour promettre que plus personne ne souffrira de la guerre." Des mots qui, dans sa bouche, ne convainquent guère. Et pour cause.
Attendu en visite officielle à Paris, les 5 et 6 mai, le Premier ministre est issu de la mouvance la plus nationaliste de la classe politique nipponne. Passe encore qu'il veuille enseigner le patriotisme à l'école, mais il entend aussi réviser l'engagement pacifiste de son pays, exprimé dans l'article 9 de la Constitution, adoptée en 1947 sous la pression des Etats-Unis : "Le peuple japonais renonce à jamais à la guerre en tant que droit souverain de la nation, ou à la menace, ou à l'usage de la force comme moyen de règlement des conflits internationaux."
Près de soixante-dix ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, le Japon et ses deux voisins, la Chine et la Corée du Sud, se déchirent toujours sur l'interprétation historique du conflit et des épisodes qui l'ont précédé, tel que le massacre de Nankin, perpétré en décembre 1937 et janvier 1938 lors de l'occupation de cette ville chinoise par les troupes nipponnes.
La question des "femmes de réconfort" (3) - ces dizaines de milliers de Coréennes, en majorité, forcées de donner leur corps aux soldats de l'armée impériale - déchaîne aussi les passions. Mais ce climat délétère ne semble guère préoccuper Shinzo Abe : au mépris des protestations de Pékin et de Séoul, le Premier ministre japonais rejette les deux déclarations formelles d'excuses, exprimées par Tokyo en 1993 et en 1995, pour les crimes commis par la soldatesque nipponne.
La bataille des mémoires est attisée, depuis quelques années, par les différends territoriaux du Japon avec la Chine (4), autour des îles Senkaku-Diaoyu, et avec la Corée du Sud, sur les îlots Takeshima-Dokdo. Lors d'un sommet nippo-coréen, à la fin de mars, le Japon a promis de maintenir les excuses formulées dans les années 1990. Mais cet arrangement fleure bon l'artifice diplomatique. Tokyo et Séoul ont cédé aux pressions de Washington, inquiet des mauvaises relations entre ses deux principaux alliés en Asie orientale.
Dans son pays, l'ambiguïté des positions de Shinzo Abe alimente la surenchère : le 3 mars dernier, 500 élus de différents partis appellent le gouvernement à revenir sur les excuses exprimées en 1993. Pendant la réunion, Yohei Kono, auteur de la déclaration quand il était porte-parole du gouvernement, est qualifié de "traître" et son texte est assimilé à un "tissu de mensonges". Parmi les participants se trouve un vice-ministre de l'Education, Yoshitaka Sakurada.
Les nationalistes façonnent la mémoire collective des Japonais
Autre signe des temps, le nouveau patron de la NHK, l'audiovisuel public, Katsuto Momii, est un proche du Premier ministre. Le jour de son entrée en fonction, le 25 janvier, il n'hésite pas à relancer la controverse sur les femmes de réconfort. Et son cas n'est pas isolé. Naoki Hyakuta, auteur d'un ouvrage évoquant le courage des kamikazes de l'armée nipponne, pendant la Seconde Guerre mondiale, est nommé gouverneur de la NHK en octobre 2013. Quatre mois plus tard, il affirme tout de go que le massacre de Nankin est une invention pure et simple.
Toujours peu ou mal enseignés au lycée, ces épisodes de l'Histoire du XXe siècle restent méconnus de nombreux Japonais, qui grandissent, sans le savoir, dans une forme de déni. De plus en plus influents dans les sphères politiques et économiques, les nationalistes façonnent la mémoire collective des Japonais, entretenant le non-dit et l'oubli.
"Pourquoi s'excuser si on n'a rien fait de mal?" s'exclame Hiroyuki Fujita, éditorialiste du quotidien ultraconservateur Kokumin,qui approuve les thèses les plus négationnistes diffusées sur Internet par les très actifs extrémistes de droite. Pour ces netto uyoku, le Japon a mené des guerres de manière défensive, car sa sécurité était menacée. En conséquence, le tribunal militaire international qui a jugé les dirigeants nippons entre 1946 et 1948, à l'image du tribunal de Nuremberg, en Europe, n'a aucune validité. Pour les nationalistes, l'archipel n'a aucune raison de s'excuser.
"Venue des élites, cette vision de l'Histoire se répand dans la société avec d'autant plus de facilité qu'elle correspond aux convictions de Shinzo Abe, estime Koichi Nakano, professeur de sciences politiques à l'université Sophia, à Tokyo. Son ascension a commencé dans les années 1990, quand il s'est opposé à l'expression d'excuses officielles du Japon pour la conduite de Tokyo pendant la guerre." Directeur de l'Institut d'études sur l'Asie contemporaine à l'université Temple à Tokyo, Robert Dujarric confirme : "Abe croit à tout cela", souligne-t-il, tout en déplorant le manque de compréhension du monde par les dirigeants nippons.
Les 126 millions de Japonais restent attachés, en majorité, à la paix et au maintien de bonnes relations régionales, mais la passivité domine : "Shoganai", entend-on souvent ("Tant pis")... Pendant ce temps, les idées nationalistes se répandent, grâce notamment aux réseaux sociaux sur Internet. Les discours xénophobes "mordent" dans une société confrontée à de nombreux problèmes, parfois perçus comme des menaces. "Vingt ans de crises économiques, couplés à la montée en puissance de la Chine et aux succès sud-coréens, alimentent les frustrations et favorisent l'affirmation identitaire", note l'éditorialiste d'un quotidien d'opposition.
La communauté coréenne prise pour cible
Depuis quelques années, la rue japonaise, habituée aux camions noirs des groupuscules nationalistes proches du régime actuel, se transforme en théâtre des discours de haine, les heito supichi. Menés par de petites formations hyperactives sur Internet, ils prennent souvent pour cible la communauté coréenne. La plus connue de ces formations, la Zaitokukai (Association contre les droits accordés aux Coréens du Japon), créée en 2006, est aussi l'une des plus violentes, au moins par le verbe.
A Tokyo, ses militants ont défilé dans le quartier coréen de Shin-Okubo, le 17 mars dernier, aux cris de "Mort aux Coréens!" D'autres dénoncent avec véhémence les Chinois, ou encore les Blancs, accusés d'avoir imposé le pain de mie à un peuple attaché à la "culture du riz". Interrogé en juillet 2013 sur ces discours de haine, Shinzo Abe avait éludé : "Je laisse la réponse à la conscience des Japonais."
Dans les librairies comme chez les marchands de journaux, les titres critiques envers la Chine ou la Corée connaissent de véritables succès. En 2013, l'hebdomadaire conservateur Shukan Bunshun a consacré 48 de ses 49 éditions aux questions coréennes et/ou chinoises. "Ça fait vendre", explique un journaliste.
L'évolution se mesure, aussi, à chaque consultation électorale. Le 9 février dernier, Toshio Tamogami a obtenu 12 % des voix à l'élection du gouverneur de Tokyo. Ancien chef d'état-major des forces aériennes d'autodéfense (l'armée de l'air), il a été renvoyé de ce corps en 2008 pour avoir publié un texte niant le caractère agressif du Japon dans les années 1930-1940. Pourtant, il a fait campagne en jouant de la fierté d'être japonais et en qualifiant de "fabrications" le massacre de Nankin et la question des femmes de réconfort. Il bénéficiait alors du soutien de la Sosei Nippon, une organisation nationaliste présidée par Shinzo Abe en personne.
"Quand il n'y a plus d'argent, il ne reste que l'identité"
Selon les instituts de sondage, les plus perméables aux thèses nationalistes sont les jeunes. Or ils sont aussi les plus touchés par la précarité, qui affecte près de 40 % des travailleurs du Japon : "La grosse différence avec les quadras, note Tatsushi Mihori, cadre trentenaire fier de son pays mais hostile au nationalisme, c'est que nous sommes arrivés sur le marché du travail au début des années 1990, à une période où l'économie avait déjà commencé à ralentir. Nous n'avons connu que des difficultés."
Selon les instituts de sondage, les plus perméables aux thèses nationalistes sont les jeunes. Or ils sont aussi les plus touchés par la précarité, qui affecte près de 40 % des travailleurs du Japon : "La grosse différence avec les quadras, note Tatsushi Mihori, cadre trentenaire fier de son pays mais hostile au nationalisme, c'est que nous sommes arrivés sur le marché du travail au début des années 1990, à une période où l'économie avait déjà commencé à ralentir. Nous n'avons connu que des difficultés."
Son épouse, Hana, acquiesce : "Quand il n'y a plus d'argent, il ne reste que l'identité." Pas étonnant, dans ces conditions, qu'un groupe nationaliste tel que la Shikishimakai s'en prenne aux étudiants chinois, "bénéficiaires de bourses, d'un logement gratuit et qui finissent par trouver un travail au Japon", au détriment des "jeunes Japonais, dont les parents subissent licenciements et chômage" et qui "doivent renoncer au rêve d'intégrer une bonne université"...
Parmi les politiques, le silence domine. Principal mouvement d'opposition, le Parti démocrate du Japon est en pleine décomposition depuis sa défaite aux élections de 2012. Le Parti libéral-démocrate, au pouvoir, repris en main et rajeuni par Abe et ses proches pendant ses trois années dans l'opposition, entre 2009 et 2012, apparaît plus aux ordres que jamais.
Face aux propos haineux, il n'y a guère de recours légal. Le Japon n'a pas ratifié la convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale, qui appelle à sanctionner les discours de haine. Officiellement, Tokyo y voit un risque pour la liberté d'expression. Quant aux médias, ils semblent impuissants à lancer de vrais débats.
Des journalistes avouent leur inquiétude de manière anonyme, mais dans leurs articles, rien, ou si peu. Les dirigeants des journaux et des télévisions suivent la ligne fixée par un gouvernement populaire, pour l'instant, grâce à sa politique économique de relance. Tsuneo Watanabe, tout-puissant patron du quotidien Yomiuri, appuie même la nouvelle loi sur la protection des secrets, considérée par certains comme un relent de la loi de préservation de l'ordre public de 1925. Cette législation avait ouvert la voie à la répression des opposants et à la montée du militarisme.
La dynamique est clairement du côté des extrémistes, notamment parce que Pékin et Séoul se servent des postures nipponnes pour se donner le beau rôle. Le président chinois, Xi Jinping, a profité de sa visite à Berlin, en mars dernier, pour appeler le Japon à suivre l'exemple allemand sur la voie de la repentance. Un comble, venant du dirigeant du Parti communiste chinois, prompt à récrire à sa guise l'histoire nationale.
La présidente sud-coréenne, Park Geunhye, critique les Japonais, elle aussi, lors de ses déplacements dans le monde. "Elle veut sans doute faire oublier que son père, le dictateur Park Chunghee, a servi dans l'armée impériale nipponne sous le nom de Masao Takagi", note Moon Chung-in, politologue de l'université sud-coréenne Yonsei. Au début des années 1960, le père de l'actuelle présidente avait été très aidé par les Premiers ministres nippons Nobusuke Kishi et Hayato Ikeda, respectivement grand-père et grandoncle de Shinzo Abe.
Le seul frein aux dérives japonaises semble être à Washington, où l'administration Obama s'est déclarée "déçue" après la visite de Shinzo Abe à Yasukuni. Une formule qui vaut condamnation dans le langage feutré de la diplomatie. Les Etats-Unis méritent, ces temps-ci, leur surnom de "gendarme de l'Asie".
"Abe ne semble pas se rendre compte de l'impact, à l'étranger, de ses agissements, souligne Robert Dujarric. Il donne la priorité au passé et ignore l'avenir." De fait, c'est une posture inquiétante. Mais elle semble lui profiter au Japon, où il est élu.
Un vent mauvais souffle sur l'archipel nippon. Porteur de colère, de négationnisme et de xénophobie, il se nourrit des difficultés économiques et de l'exacerbation des tensions entre le Japon et ses voisins. Les nostalgiques du passé militariste s'en délectent. Les partenaires de Tokyo s'en inquiètent.
L'affaire a pris un tour nouveau le 26 décembre 2013. Ce jour-là, dans la grisaille d'un matin d'hiver, les télévisions interrompent soudain leurs programmes. Filmées depuis des hélicoptères, les images montrent de noires limousines roulant vers le nord du palais impérial, en direction du sanctuaire Yasukuni. A bord de l'une d'elles, Shinzo Abe (1).
Pour le premier anniversaire de son retour au pouvoir, le chef du gouvernement décide d'ignorer les mises en garde du vice-président américain, Joe Biden, et se rend dans ce sanctuaire où sont honorés, parmi les morts pour la patrie, 14 criminels de guerre condamnés par le Tribunal international de Tokyo. Pour Pékin et Séoul, le lieu symbolise le Japon militariste (2). "J'ai choisi ce jour pour témoigner, devant les âmes des morts, des réalisations depuis la mise en place du gouvernement, déclare Shinzo Abe en direct du sanctuaire, et pour promettre que plus personne ne souffrira de la guerre." Des mots qui, dans sa bouche, ne convainquent guère. Et pour cause.
Attendu en visite officielle à Paris, les 5 et 6 mai, le Premier ministre est issu de la mouvance la plus nationaliste de la classe politique nipponne. Passe encore qu'il veuille enseigner le patriotisme à l'école, mais il entend aussi réviser l'engagement pacifiste de son pays, exprimé dans l'article 9 de la Constitution, adoptée en 1947 sous la pression des Etats-Unis : "Le peuple japonais renonce à jamais à la guerre en tant que droit souverain de la nation, ou à la menace, ou à l'usage de la force comme moyen de règlement des conflits internationaux."
Près de soixante-dix ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, le Japon et ses deux voisins, la Chine et la Corée du Sud, se déchirent toujours sur l'interprétation historique du conflit et des épisodes qui l'ont précédé, tel que le massacre de Nankin, perpétré en décembre 1937 et janvier 1938 lors de l'occupation de cette ville chinoise par les troupes nipponnes.
La question des "femmes de réconfort" (3) - ces dizaines de milliers de Coréennes, en majorité, forcées de donner leur corps aux soldats de l'armée impériale - déchaîne aussi les passions. Mais ce climat délétère ne semble guère préoccuper Shinzo Abe : au mépris des protestations de Pékin et de Séoul, le Premier ministre japonais rejette les deux déclarations formelles d'excuses, exprimées par Tokyo en 1993 et en 1995, pour les crimes commis par la soldatesque nipponne.
La bataille des mémoires est attisée, depuis quelques années, par les différends territoriaux du Japon avec la Chine (4), autour des îles Senkaku-Diaoyu, et avec la Corée du Sud, sur les îlots Takeshima-Dokdo. Lors d'un sommet nippo-coréen, à la fin de mars, le Japon a promis de maintenir les excuses formulées dans les années 1990. Mais cet arrangement fleure bon l'artifice diplomatique. Tokyo et Séoul ont cédé aux pressions de Washington, inquiet des mauvaises relations entre ses deux principaux alliés en Asie orientale.
Dans son pays, l'ambiguïté des positions de Shinzo Abe alimente la surenchère : le 3 mars dernier, 500 élus de différents partis appellent le gouvernement à revenir sur les excuses exprimées en 1993. Pendant la réunion, Yohei Kono, auteur de la déclaration quand il était porte-parole du gouvernement, est qualifié de "traître" et son texte est assimilé à un "tissu de mensonges". Parmi les participants se trouve un vice-ministre de l'Education, Yoshitaka Sakurada.
Les nationalistes façonnent la mémoire collective des Japonais
Autre signe des temps, le nouveau patron de la NHK, l'audiovisuel public, Katsuto Momii, est un proche du Premier ministre. Le jour de son entrée en fonction, le 25 janvier, il n'hésite pas à relancer la controverse sur les femmes de réconfort. Et son cas n'est pas isolé. Naoki Hyakuta, auteur d'un ouvrage évoquant le courage des kamikazes de l'armée nipponne, pendant la Seconde Guerre mondiale, est nommé gouverneur de la NHK en octobre 2013. Quatre mois plus tard, il affirme tout de go que le massacre de Nankin est une invention pure et simple.
Toujours peu ou mal enseignés au lycée, ces épisodes de l'Histoire du XXe siècle restent méconnus de nombreux Japonais, qui grandissent, sans le savoir, dans une forme de déni. De plus en plus influents dans les sphères politiques et économiques, les nationalistes façonnent la mémoire collective des Japonais, entretenant le non-dit et l'oubli.
"Pourquoi s'excuser si on n'a rien fait de mal?" s'exclame Hiroyuki Fujita, éditorialiste du quotidien ultraconservateur Kokumin,qui approuve les thèses les plus négationnistes diffusées sur Internet par les très actifs extrémistes de droite. Pour ces netto uyoku, le Japon a mené des guerres de manière défensive, car sa sécurité était menacée. En conséquence, le tribunal militaire international qui a jugé les dirigeants nippons entre 1946 et 1948, à l'image du tribunal de Nuremberg, en Europe, n'a aucune validité. Pour les nationalistes, l'archipel n'a aucune raison de s'excuser.
"Venue des élites, cette vision de l'Histoire se répand dans la société avec d'autant plus de facilité qu'elle correspond aux convictions de Shinzo Abe, estime Koichi Nakano, professeur de sciences politiques à l'université Sophia, à Tokyo. Son ascension a commencé dans les années 1990, quand il s'est opposé à l'expression d'excuses officielles du Japon pour la conduite de Tokyo pendant la guerre." Directeur de l'Institut d'études sur l'Asie contemporaine à l'université Temple à Tokyo, Robert Dujarric confirme : "Abe croit à tout cela", souligne-t-il, tout en déplorant le manque de compréhension du monde par les dirigeants nippons.
Les 126 millions de Japonais restent attachés, en majorité, à la paix et au maintien de bonnes relations régionales, mais la passivité domine : "Shoganai", entend-on souvent ("Tant pis")... Pendant ce temps, les idées nationalistes se répandent, grâce notamment aux réseaux sociaux sur Internet. Les discours xénophobes "mordent" dans une société confrontée à de nombreux problèmes, parfois perçus comme des menaces. "Vingt ans de crises économiques, couplés à la montée en puissance de la Chine et aux succès sud-coréens, alimentent les frustrations et favorisent l'affirmation identitaire", note l'éditorialiste d'un quotidien d'opposition.
La communauté coréenne prise pour cible
Depuis quelques années, la rue japonaise, habituée aux camions noirs des groupuscules nationalistes proches du régime actuel, se transforme en théâtre des discours de haine, les heito supichi. Menés par de petites formations hyperactives sur Internet, ils prennent souvent pour cible la communauté coréenne. La plus connue de ces formations, la Zaitokukai (Association contre les droits accordés aux Coréens du Japon), créée en 2006, est aussi l'une des plus violentes, au moins par le verbe.
A Tokyo, ses militants ont défilé dans le quartier coréen de Shin-Okubo, le 17 mars dernier, aux cris de "Mort aux Coréens!" D'autres dénoncent avec véhémence les Chinois, ou encore les Blancs, accusés d'avoir imposé le pain de mie à un peuple attaché à la "culture du riz". Interrogé en juillet 2013 sur ces discours de haine, Shinzo Abe avait éludé : "Je laisse la réponse à la conscience des Japonais."
Dans les librairies comme chez les marchands de journaux, les titres critiques envers la Chine ou la Corée connaissent de véritables succès. En 2013, l'hebdomadaire conservateur Shukan Bunshun a consacré 48 de ses 49 éditions aux questions coréennes et/ou chinoises. "Ça fait vendre", explique un journaliste.
L'évolution se mesure, aussi, à chaque consultation électorale. Le 9 février dernier, Toshio Tamogami a obtenu 12 % des voix à l'élection du gouverneur de Tokyo. Ancien chef d'état-major des forces aériennes d'autodéfense (l'armée de l'air), il a été renvoyé de ce corps en 2008 pour avoir publié un texte niant le caractère agressif du Japon dans les années 1930-1940. Pourtant, il a fait campagne en jouant de la fierté d'être japonais et en qualifiant de "fabrications" le massacre de Nankin et la question des femmes de réconfort. Il bénéficiait alors du soutien de la Sosei Nippon, une organisation nationaliste présidée par Shinzo Abe en personne.
"Quand il n'y a plus d'argent, il ne reste que l'identité"
Selon les instituts de sondage, les plus perméables aux thèses nationalistes sont les jeunes. Or ils sont aussi les plus touchés par la précarité, qui affecte près de 40 % des travailleurs du Japon : "La grosse différence avec les quadras, note Tatsushi Mihori, cadre trentenaire fier de son pays mais hostile au nationalisme, c'est que nous sommes arrivés sur le marché du travail au début des années 1990, à une période où l'économie avait déjà commencé à ralentir. Nous n'avons connu que des difficultés."
Selon les instituts de sondage, les plus perméables aux thèses nationalistes sont les jeunes. Or ils sont aussi les plus touchés par la précarité, qui affecte près de 40 % des travailleurs du Japon : "La grosse différence avec les quadras, note Tatsushi Mihori, cadre trentenaire fier de son pays mais hostile au nationalisme, c'est que nous sommes arrivés sur le marché du travail au début des années 1990, à une période où l'économie avait déjà commencé à ralentir. Nous n'avons connu que des difficultés."
Son épouse, Hana, acquiesce : "Quand il n'y a plus d'argent, il ne reste que l'identité." Pas étonnant, dans ces conditions, qu'un groupe nationaliste tel que la Shikishimakai s'en prenne aux étudiants chinois, "bénéficiaires de bourses, d'un logement gratuit et qui finissent par trouver un travail au Japon", au détriment des "jeunes Japonais, dont les parents subissent licenciements et chômage" et qui "doivent renoncer au rêve d'intégrer une bonne université"...
Parmi les politiques, le silence domine. Principal mouvement d'opposition, le Parti démocrate du Japon est en pleine décomposition depuis sa défaite aux élections de 2012. Le Parti libéral-démocrate, au pouvoir, repris en main et rajeuni par Abe et ses proches pendant ses trois années dans l'opposition, entre 2009 et 2012, apparaît plus aux ordres que jamais.
Face aux propos haineux, il n'y a guère de recours légal. Le Japon n'a pas ratifié la convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale, qui appelle à sanctionner les discours de haine. Officiellement, Tokyo y voit un risque pour la liberté d'expression. Quant aux médias, ils semblent impuissants à lancer de vrais débats.
Des journalistes avouent leur inquiétude de manière anonyme, mais dans leurs articles, rien, ou si peu. Les dirigeants des journaux et des télévisions suivent la ligne fixée par un gouvernement populaire, pour l'instant, grâce à sa politique économique de relance. Tsuneo Watanabe, tout-puissant patron du quotidien Yomiuri, appuie même la nouvelle loi sur la protection des secrets, considérée par certains comme un relent de la loi de préservation de l'ordre public de 1925. Cette législation avait ouvert la voie à la répression des opposants et à la montée du militarisme.
La dynamique est clairement du côté des extrémistes, notamment parce que Pékin et Séoul se servent des postures nipponnes pour se donner le beau rôle. Le président chinois, Xi Jinping, a profité de sa visite à Berlin, en mars dernier, pour appeler le Japon à suivre l'exemple allemand sur la voie de la repentance. Un comble, venant du dirigeant du Parti communiste chinois, prompt à récrire à sa guise l'histoire nationale.
La présidente sud-coréenne, Park Geunhye, critique les Japonais, elle aussi, lors de ses déplacements dans le monde. "Elle veut sans doute faire oublier que son père, le dictateur Park Chunghee, a servi dans l'armée impériale nipponne sous le nom de Masao Takagi", note Moon Chung-in, politologue de l'université sud-coréenne Yonsei. Au début des années 1960, le père de l'actuelle présidente avait été très aidé par les Premiers ministres nippons Nobusuke Kishi et Hayato Ikeda, respectivement grand-père et grandoncle de Shinzo Abe.
Le seul frein aux dérives japonaises semble être à Washington, où l'administration Obama s'est déclarée "déçue" après la visite de Shinzo Abe à Yasukuni. Une formule qui vaut condamnation dans le langage feutré de la diplomatie. Les Etats-Unis méritent, ces temps-ci, leur surnom de "gendarme de l'Asie".
"Abe ne semble pas se rendre compte de l'impact, à l'étranger, de ses agissements, souligne Robert Dujarric. Il donne la priorité au passé et ignore l'avenir." De fait, c'est une posture inquiétante. Mais elle semble lui profiter au Japon, où il est élu.
Notes
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Source
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L'Express