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vendredi 9 mai 2014

Tensions extrêmes en Asie



Tensions extrêmes en Asie
 
 Nouriel Roubini
 
 
 
Plusieurs facteurs indiquent une aggravation des tensions entre grandes puissances asiatiques. La volonté de puissance de la Chine et la montée des nationalismes chez ses voisins peuvent-elles aboutir à un conflit armé ?

Le plus grand risque géopolitique de notre époque ne réside nullement dans le conflit opposant Israël et l'Iran autour de la prolifération nucléaire. Pas même dans ce désordre chronique qui affecte aujourd'hui tout un arc d'instabilité s'étendant du Maghreb aux montagnes de l'Hindu Kush. Ni même dans la menace d'une seconde guerre froide entre la Russie et l'Occident sur la question de l'Ukraine.

Bien que tous ces aspects constituent à l'évidence des menaces sérieuses, aucun ne l'est autant que le défi consistant à préserver le caractère pacifique de l'ascension de la Chine. C'est pourquoi il est extrêmement préoccupant de constater que les dirigeants et analystes japonais et chinois assimilent la relation entre leur deux pays à celle de la Grande-Bretagne et de l'Allemagne à la veille de la Première Guerre mondiale.

Les contentieux opposant la Chine à plusieurs de ses voisins autour d'îles revendiquées et autres aspirations maritimes (à commencer par son conflit avec le Japon) ne représentent que la partie émergente de l'iceberg. A mesure que la puissance économique de la Chine s'accentue, le pays est voué à dépendre de plus en plus des voies maritimes. Ceci nécessite le développement d'une marine capable d'éviter que l'économie ne soit étranglée par un blocage maritime. Mais ce que la Chine considère comme un impératif de défense pourrait être perçu par ses voisins et par les Etats-Unis comme une démarche d'agressivité et d'expansionnisme ; de même que l'impératif a priori défensif des Etats-Unis et de leurs alliés asiatiques pourrait être considéré par la Chine comme une tentative d'endiguement agressive.

Historiquement, chaque fois qu'une nouvelle grande puissance a émergé en opposition d'une puissance existante, un conflit militaire s'en est suivi. L'incapacité des Etats à gérer l'ascension de l'Allemagne a abouti aux deux guerres mondiales du XXe siècle, la confrontation opposant le Japon aux Etats-Unis dans le Pacifique ayant quant à elle exporté la Seconde Guerre mondiale jusqu'en Asie.

Aucune règle absolue ne saurait pour autant régir l'histoire. La Chine et ses interlocuteurs ne sont en rien condamnés à répéter les erreurs du passé. Le commerce, l'investissement et la diplomatie pourraient tout à fait désamorcer les tensions croissantes. Mais peut-on l'affirmer avec certitude ?

Aujourd'hui, plusieurs facteurs indiquent une aggravation des tensions entre grandes puissances asiatiques. Tout d'abord, les puissances asiatiques ont récemment élu à leur tête - ou s'apprêtent à élire - des dirigeants beaucoup plus nationalistes que leurs prédécesseurs. Le Premier ministre, Shinzo Abe, le président chinois, Xi Jinping, le président sud-coréen, Park Geun-hye, de même que Narendra Modi, sans doute le prochain Premier ministre de l'Inde, tombent tous dans cette catégorie.

Deuxièmement, tous ces chefs d'Etat sont aujourd'hui confrontés à des défis considérables autour de la nécessité de mettre en oeuvre des réformes structurelles suffisantes pour préserver des taux de croissance satisfaisants face à des forces économique globales qui bouleversent aujourd'hui les modèles d'hier. Des réformes structurelles de nature diverse constituent actuellement une nécessité cruciale en Chine, au Japon, en Inde, en Corée et en Indonésie. Si les dirigeants de l'un ou plusieurs de ces Etats venaient à échouer sur le front économique, ils pourraient bien être politiquement contraints de reporter la faute sur certains « ennemis » étrangers.

Troisièmement, de nombreux alliés des Etats-Unis en Asie (et ailleurs) s'interrogent sur le caractère crédible de la récente stratégie américaine de « pivot » vers le continent asiatique. Etant donné la fébrilité de la réaction américaine aux crises de Syrie ou d'Ukraine, le filet de sécurité américain en Asie apparaît de plus en plus fragile. La Chine teste désormais elle aussi la crédibilité des garanties américaines, étant de plus en plus envisagé que les amis et alliés de l'Amérique - à commencer par le Japon - soient contraints d'assumer eux-mêmes davantage de problématiques de sécurité.

Enfin, contrairement à une Europe dans laquelle l'Allemagne a accepté la responsabilité des atrocités de la Seconde Guerre mondiale, et contribué à cet effort mené sur plusieurs décennies en direction de la construction de l'Union européenne que nous connaissons aujourd'hui, aucun cadre d'accord historique n'existe entre les Etats asiatiques. C'est ainsi que les sentiments nationalistes continuent d'être inculqués à des générations actuelles pourtant étrangères à l'horreur des guerres du passé.

Il y a là une mortelle combinaison de facteurs, susceptible de déboucher sur un conflit militaire au sein d'une région essentielle à l'économie globale. Comment la Chine peut-elle bâtir une capacité militaire défensive légitime, dont a besoin toute grande puissance, sans inquiéter ses voisins et l'Amérique en semblant aspirer à une hégémonie stratégique en Asie ? Comment les autres puissances asiatiques peuvent-elles être certaines que les Etats-Unis s'investiront dans leurs préoccupations sécuritaires légitimes, et que l'Amérique ne les abandonnera pas à une finlandisation sous domination chinoise ?

Il s'agira pour les dirigeants de la région - comme pour les Etats-Unis - de faire preuve d'une sagesse considérable pour trouver une solution diplomatique aux multiples tensions géopolitiques et géoéconomiques actuelles. Seule cette sagesse pourra faire prévaloir le désir de paix et de prospérité sur les situations et tentations susceptibles d'aboutir à un conflit armé.


Nouriel Roubini , est président de Roubini Global Economics et professeur à la Stern School of Business (New York University).
Nouriel Roubini

Cet article est publié en collaboration avec Project Syndicate 2014. 
 
source
 
Les Echos