Le ministère de la Culture a soumis à
l’administration présidentielle son projet de programme sur « Les bases
de la politique culturelle de l’État ». Le ministre de la Culture,
Vladimir Medinsky, a confié au quotidien Kommersant sa vision de ce que
doit être la politique de l’État dans le secteur de la culture.
Nous devons passer du soutien d’un art « à la mode », « élitiste » et immanquablement provocateur au soutien à un art de talent et porteur de sens social. Nous n’allons censurer ni interdire personne. Messieurs, dames – votre liberté de création est fixée par la Constitution. Mais s’il vous chante de faire la propagande, au moyen du théâtre ou de l’animation par exemple, de la perversité et de l’étrangeté, de la sous-culture marginale des disciples de Breivik ou de celle des fumeurs d’opium, de phénomènes qui contredisent directement les valeurs traditionnelles de notre société – je vous en prie, faites-le sur votre propre argent et non sur celui des contribuables.
Pour parler la langue cynique des économistes, l’État n’investira que dans des projets qui viendront accroître le capital culturel et humain national. Mais si votre projet conduit à ce qu’il y ait moins de citoyens russes, à ce que leur santé physique et psychique se détériore, à les rendre asociaux, agressifs, à en faire des drogués, à ce qu’ils ne veuillent pas étudier ni grandir professionnellement, à ce qu’ils rejettent les valeurs familiales – pardonnez-moi. Ces projets, réalisez-les sans le soutien de l’État – en toute liberté, dans le cadre du Code pénal de la Fédération de Russie. Nous ne regarderons même pas de votre côté.
Nous ne sommes pas pour la tolérance, nous sommes pour l’acceptation de toute foi et les valeurs communes. D’autant que cette bienveillance envers les représentants d’autres confessions, races et nationalités est un trait traditionnel de la culture russe.
La tolérance – c’est toujours un sentiment négatif, c’est une acceptation sans amour, par la force, « en travers du ventre ». Et nous pouvons voir à quoi conduit l’imposition de la tolérance par en-haut en Europe : à la poussée impressionnante des mouvements nationalistes en Autriche, en France…
En Russie, dès l’origine, on s’est appuyé non sur la tolérance mais sur l’amour et le respect. Ne pas « supporter » la lezginka caucasienne mais l’admirer et la rejoindre, comme la rejoignent les Cosaques. Nous, Russes, nous écoutons aussi bien l’ensemble Vaïnah que les polyphonies mongoles non avec les dents serrées de tolérance – mais avec une admiration sincère. Parce qu’il y a là un miracle – quand la danse et le chant transmettent à ce point l’esprit d’un peuple, vous plongent dans son histoire.
Il y a un an, à Moscou, pour la première fois dans l’histoire, tous les ministres de la Culture des pays-membres du Conseil de l’Europe se sont réunis pour une conférence. Les ministres européens y ont quasiment à l’unisson proclamé le rejet du multiculturalisme, de cette politique de ce qu’on appelle la défense de la diversité et de l’égalité des sous-cultures isolées.
Dans le passé, ils considéraient qu’on n’avait pas besoin d’une « macro-culture unifiante ». Mais aujourd’hui, ils en sont venus à l’opinion qu’il doit exister une culture nationale unique, rassemblant tous ceux qui vivent dans un pays donné.
Vous voyez, en Europe, on renonce déjà au multiculturalisme – mais notre intelligentsia ne peut aucunement se sortir cette idée caduque de la tête. Merkel, Cameron, Sarkozy ont évoqué plus d’une fois l’échec du multiculturalisme. Nous avons, dans notre tradition, quelque chose de mieux : la coexistence et la collaboration millénaires de différentes cultures et traditions, érigées sur la communauté qui les réunit et non sur le fait de se supporter l’un l’autre, avec retenue et agacement. Il s’agit d’ailleurs d’une expérience extrêmement précieuse dans l’histoire mondiale. Qui a manqué aux colonisateurs en Amérique, en Inde et en Afrique.
Le multiculturalisme signifie un voisinage isolé de différentes cultures – sans « transfert thermique », sans enrichissement mutuel ni synergie. Les éléments du puzzle sont là, mais l’image elle-même qui doit se former est absente. Il n’y a pas de valeurs uniques, pas de langue commune, pas d’objectif commun.
Alors que la « compassion universelle » – selon Dostoïevski – de notre culture, contrairement au multiculturalisme, garantit un espace culturel commun, une langue unifiée de dialogue culturel.
Pouchkine était ouvert et à Byron, et à Shakespeare, et aux chansons des Slaves du Sud, et à Heine et Schiller, et au Caucase, et à la Perse… Nous avons toujours absorbé avec amour le meilleur de toutes les cultures, en le prononçant au moyen de notre langue artistique russe. Konstantin Leontiev soulignait avec une parfaite justesse que « la Russie s’est toujours développée comme une complexité florissante, comme l’État-civilisation d’une multitude de peuples, cimenté par le peuple russe, la langue russe, la culture russe ».
La formule « défense des valeurs traditionnelles » s’oppose à une autre : « destruction des valeurs traditionnelles ». Notre culture, des siècles durant, a révélé ces valeurs et les a fixées dans des productions artistiques.
Vous voulez une liste ? Ouvrez un manuel scolaire de littérature, et prenez note :
La figure de Iaroslavna, dans le Dit de la campagne Igor. C’est noté ? En voilà, une valeur traditionnelle. Et si vous mettez en scène un opéra du Prince Igor dans lequel Iaroslavna danse autour d’une barre, se masturbe et quémande de la coke au khan polovtsien, ce sera précisément de la destruction des valeurs traditionnelles.
Continuez de noter. Les valeurs de service probe à la Patrie, de fidélité au serment et de fidélité à l’amour qui domptent le cœur de l’être le plus endurci même au moment de la « révolte russe ». C’est La Fille du Capitaine. Et si vous voulez filmer « votre vision » de la façon dont Petroucha Grinev a des rapports intimes avec Pougatchev, rendant jaloux un Chvabrine défoncé – ne comptez pas sur le soutien de l’État. Et ceci de ma part : vous aurez aussi des problèmes pour obtenir la licence de diffusion.
La force d’esprit d’un être simple qui demeure une personne dans des conditions d’humiliation et d’illégalité extrêmes – Ivan Denissovitch, chez Soljenitsyne.
On me demande : et Saltykov-Chtchedrine, le Réviseur de Gogol, les Frères Karamazov de Dostoïevski – y a-t-il là de quelconques valeurs positives ? La malversation et la vulgarité, la haine, le parricide ? Mais précisément l’affirmation des valeurs « par opposition » est une méthode encore plus efficace.
Je me résume : la culture, ce sont donc les valeurs du peuple, exprimées par la langue de l’art et transmises comme héritage.
L’artiste – indépendamment de sa nationalité – devient une partie de la culture russe au moment où il prend en héritage le système commun de valeurs scellé dans notre culture. Ainsi des gens de nationalités les plus diverses sont-ils devenus des génies russes.
C’est le Juif Isaac Levitan qui dévoile mieux que quiconque, totalement, le mystère le plus secret de la nature russe. L’Europe passe à côté, sans remarquer les charmes d’un matin gris dans un village russe, mais Levitan, miraculeusement, saisit cette musique et la transmet, la rend compréhensible au monde entier.
Le Petit-Russe Nikolaï Gogol-Ianovsky est un des pères fondateurs de la grande prose russe. Et tous nos écrivains « sortent du Manteau de Gogol ».
Le « code civilisationnel » historique de la Russie a rejeté seulement ce qui « ne rime pas » avec les valeurs traditionnelles des Russes. Les lois de la charia, par exemple (quoique même elles, dans les années de l’empire, bénéficiaient d’une acceptation raisonnable, par respect pour les traditions locales : par endroits, dans le Caucase, le tribunal de la charia existait parallèlement à la justice laïque, et la victime choisissait elle-même où s’adresser). Le voile et le trafic d’esclaves, en revanche, ne se sont pas acclimatés. Ainsi en ont décidé les ancêtres des musulmans de Russie, et c’est aujourd’hui notre code culturel commun.
À l’inverse, des valeurs des peuples musulmans comme le fait d’honorer les parents et l’hospitalité se sont admirablement inscrites dans ce code civilisationnel. Le plus beau de là où se manifestait l’esprit du peuple s’est inscrit aisément dans le code russe. Les Cosaques orthodoxes, je le répète, se sont avec plaisir approprié la lezginka.
Dumas est aujourd’hui plus lu, probablement, en Russie qu’en France, la série télévisée russe sur Holmes et Watson a été reconnue en Angleterre comme la meilleure adaptation cinématographique de Conan Doyle. En Russie, on lit plus Balzac que dans sa patrie, Walter Scott qu’en Angleterre, Mayne Reid plus qu’aux États-Unis. La Russie est porteuse d’une tradition cultuelle intégrative, « remaniante ».
Il en a été ainsi et du roman russe, et de la peinture russe, et du théâtre russe, et du ballet russe. Il me semble que la culture russe, pour le monde, n’est pas une culture de pionniers et d’initiateurs, mais une culture de grands acheveurs.
La Russie n’est pas simplement l’Europe. La Russie, c’est tout de même, déjà la moitié de l’Europe. Mais la Russie est de loin plus vaste que seulement l’Europe.
Les racines de notre civilisation plongent à Byzance, qui a, mille ans durant, préservé et élevé à un nouveau niveau la culture de Rome. C’était une étonnante synergie de peuples – dans les sommets du pouvoir de Byzance, il y avait et des Goths, et des Arméniens, et des Slaves… Qu’est-ce qui unissait toute cette masse gigantesque de peuples de langues différentes ? Des valeurs communes, la foi.
Les meilleurs esprits aussi bien de notre philosophie que de la philosophie européenne sont depuis longtemps d’accord pour dire que la Russie est une civilisation indépendante, particulière, à l’égal de celle d’Europe occidentale, de la chinoise, de l’indienne, etc. À quoi bon se répéter. La Russie est complexe et multi-face.
Les places des villes européennes se ressemblent toutes, mais la place Rouge est à la fois semblable et autre.
Dire que la Russie doit en tout s’efforcer de devenir l’Angleterre et la Hollande revient au même que d’assurer, à la manière de certains critiques occidentaux, que Pouchkine est un imitateur de Byron. Non, il n’est pas Byron – il est autre.
On nous effraie : si vous n’êtes pas l’Europe, c’est que vous êtes l’Asie. C’est un dualisme erroné. Pouchkine n’est pas Byron, mais il n’est pas non plus Hafez.
Notre blason a deux têtes. On ne peut pas conduire une politique étatique dans le domaine de la culture en ignorant et en réprimant une partie de son âme, de sa mémoire et de son héritage.
À propos, c’est précisément de « l’Europe des Lumières » que sont arrivés chez nous des courants idéologiques comme le racisme, le fascisme, l’athéisme vulgaire, le communisme théorisant la « haine des classes » – toutes théories absolument occidentalistes d’origine et d’esprit. Et je ne parlerai même pas des « tout récents » emprunts à l’Occident, comme le culte du gain, l’antipatriotisme, le refus de la famille et de la moralité traditionnelles.
Au départ, nous nous saisissons des « produits culturels » à la mode venus d’Occident, mais avec les années, le superflu quitte notre culture, il ne s’y acclimate pas. En revanche, y resteront à jamais l’art classique européen et les valeurs classiques européennes.
Précisément en Russie, ces valeurs sont aujourd’hui préservées dans une plus grande mesure que dans les pays d’Europe occidentale. Peut-être verrons-nous la Russie dans le rôle de gardienne de la culture européenne, des valeurs chrétiennes et de la civilisation authentiquement européenne.
Je me risque à supposer qu’aujourd’hui déjà, les touristes russes qui séjournent en Grèce, en France ou en Espagne en savent peut-être plus que les locaux sur les travaux d’Hercule, sur l’Odyssée, Gargantua et Don Quichotte.
Sur le plan des valeurs, l’Occident se transforme aujourd’hui en son propre opposé, et la Russie a le devoir de se défendre culturellement contre cette « Anti-Europe » – pour, au moins chez elle, préserver un Shakespeare sans pédophilie et un Petit Prince sans « plastique » homosexuelle.
Sur le soutien de l’État et la liberté de création
Nous devons passer du soutien d’un art « à la mode », « élitiste » et immanquablement provocateur au soutien à un art de talent et porteur de sens social. Nous n’allons censurer ni interdire personne. Messieurs, dames – votre liberté de création est fixée par la Constitution. Mais s’il vous chante de faire la propagande, au moyen du théâtre ou de l’animation par exemple, de la perversité et de l’étrangeté, de la sous-culture marginale des disciples de Breivik ou de celle des fumeurs d’opium, de phénomènes qui contredisent directement les valeurs traditionnelles de notre société – je vous en prie, faites-le sur votre propre argent et non sur celui des contribuables.
Pour parler la langue cynique des économistes, l’État n’investira que dans des projets qui viendront accroître le capital culturel et humain national. Mais si votre projet conduit à ce qu’il y ait moins de citoyens russes, à ce que leur santé physique et psychique se détériore, à les rendre asociaux, agressifs, à en faire des drogués, à ce qu’ils ne veuillent pas étudier ni grandir professionnellement, à ce qu’ils rejettent les valeurs familiales – pardonnez-moi. Ces projets, réalisez-les sans le soutien de l’État – en toute liberté, dans le cadre du Code pénal de la Fédération de Russie. Nous ne regarderons même pas de votre côté.
Sur la tolérance
Nous ne sommes pas pour la tolérance, nous sommes pour l’acceptation de toute foi et les valeurs communes. D’autant que cette bienveillance envers les représentants d’autres confessions, races et nationalités est un trait traditionnel de la culture russe.
La tolérance – c’est toujours un sentiment négatif, c’est une acceptation sans amour, par la force, « en travers du ventre ». Et nous pouvons voir à quoi conduit l’imposition de la tolérance par en-haut en Europe : à la poussée impressionnante des mouvements nationalistes en Autriche, en France…
En Russie, dès l’origine, on s’est appuyé non sur la tolérance mais sur l’amour et le respect. Ne pas « supporter » la lezginka caucasienne mais l’admirer et la rejoindre, comme la rejoignent les Cosaques. Nous, Russes, nous écoutons aussi bien l’ensemble Vaïnah que les polyphonies mongoles non avec les dents serrées de tolérance – mais avec une admiration sincère. Parce qu’il y a là un miracle – quand la danse et le chant transmettent à ce point l’esprit d’un peuple, vous plongent dans son histoire.
Sur le multiculturalisme
Il y a un an, à Moscou, pour la première fois dans l’histoire, tous les ministres de la Culture des pays-membres du Conseil de l’Europe se sont réunis pour une conférence. Les ministres européens y ont quasiment à l’unisson proclamé le rejet du multiculturalisme, de cette politique de ce qu’on appelle la défense de la diversité et de l’égalité des sous-cultures isolées.
Dans le passé, ils considéraient qu’on n’avait pas besoin d’une « macro-culture unifiante ». Mais aujourd’hui, ils en sont venus à l’opinion qu’il doit exister une culture nationale unique, rassemblant tous ceux qui vivent dans un pays donné.
Vous voyez, en Europe, on renonce déjà au multiculturalisme – mais notre intelligentsia ne peut aucunement se sortir cette idée caduque de la tête. Merkel, Cameron, Sarkozy ont évoqué plus d’une fois l’échec du multiculturalisme. Nous avons, dans notre tradition, quelque chose de mieux : la coexistence et la collaboration millénaires de différentes cultures et traditions, érigées sur la communauté qui les réunit et non sur le fait de se supporter l’un l’autre, avec retenue et agacement. Il s’agit d’ailleurs d’une expérience extrêmement précieuse dans l’histoire mondiale. Qui a manqué aux colonisateurs en Amérique, en Inde et en Afrique.
Le multiculturalisme signifie un voisinage isolé de différentes cultures – sans « transfert thermique », sans enrichissement mutuel ni synergie. Les éléments du puzzle sont là, mais l’image elle-même qui doit se former est absente. Il n’y a pas de valeurs uniques, pas de langue commune, pas d’objectif commun.
Alors que la « compassion universelle » – selon Dostoïevski – de notre culture, contrairement au multiculturalisme, garantit un espace culturel commun, une langue unifiée de dialogue culturel.
Pouchkine était ouvert et à Byron, et à Shakespeare, et aux chansons des Slaves du Sud, et à Heine et Schiller, et au Caucase, et à la Perse… Nous avons toujours absorbé avec amour le meilleur de toutes les cultures, en le prononçant au moyen de notre langue artistique russe. Konstantin Leontiev soulignait avec une parfaite justesse que « la Russie s’est toujours développée comme une complexité florissante, comme l’État-civilisation d’une multitude de peuples, cimenté par le peuple russe, la langue russe, la culture russe ».
Sur la défense des valeurs traditionnelles
La formule « défense des valeurs traditionnelles » s’oppose à une autre : « destruction des valeurs traditionnelles ». Notre culture, des siècles durant, a révélé ces valeurs et les a fixées dans des productions artistiques.
Vous voulez une liste ? Ouvrez un manuel scolaire de littérature, et prenez note :
La figure de Iaroslavna, dans le Dit de la campagne Igor. C’est noté ? En voilà, une valeur traditionnelle. Et si vous mettez en scène un opéra du Prince Igor dans lequel Iaroslavna danse autour d’une barre, se masturbe et quémande de la coke au khan polovtsien, ce sera précisément de la destruction des valeurs traditionnelles.
Continuez de noter. Les valeurs de service probe à la Patrie, de fidélité au serment et de fidélité à l’amour qui domptent le cœur de l’être le plus endurci même au moment de la « révolte russe ». C’est La Fille du Capitaine. Et si vous voulez filmer « votre vision » de la façon dont Petroucha Grinev a des rapports intimes avec Pougatchev, rendant jaloux un Chvabrine défoncé – ne comptez pas sur le soutien de l’État. Et ceci de ma part : vous aurez aussi des problèmes pour obtenir la licence de diffusion.
La force d’esprit d’un être simple qui demeure une personne dans des conditions d’humiliation et d’illégalité extrêmes – Ivan Denissovitch, chez Soljenitsyne.
On me demande : et Saltykov-Chtchedrine, le Réviseur de Gogol, les Frères Karamazov de Dostoïevski – y a-t-il là de quelconques valeurs positives ? La malversation et la vulgarité, la haine, le parricide ? Mais précisément l’affirmation des valeurs « par opposition » est une méthode encore plus efficace.
Je me résume : la culture, ce sont donc les valeurs du peuple, exprimées par la langue de l’art et transmises comme héritage.
L’artiste – indépendamment de sa nationalité – devient une partie de la culture russe au moment où il prend en héritage le système commun de valeurs scellé dans notre culture. Ainsi des gens de nationalités les plus diverses sont-ils devenus des génies russes.
C’est le Juif Isaac Levitan qui dévoile mieux que quiconque, totalement, le mystère le plus secret de la nature russe. L’Europe passe à côté, sans remarquer les charmes d’un matin gris dans un village russe, mais Levitan, miraculeusement, saisit cette musique et la transmet, la rend compréhensible au monde entier.
Le Petit-Russe Nikolaï Gogol-Ianovsky est un des pères fondateurs de la grande prose russe. Et tous nos écrivains « sortent du Manteau de Gogol ».
Le « code civilisationnel » historique de la Russie a rejeté seulement ce qui « ne rime pas » avec les valeurs traditionnelles des Russes. Les lois de la charia, par exemple (quoique même elles, dans les années de l’empire, bénéficiaient d’une acceptation raisonnable, par respect pour les traditions locales : par endroits, dans le Caucase, le tribunal de la charia existait parallèlement à la justice laïque, et la victime choisissait elle-même où s’adresser). Le voile et le trafic d’esclaves, en revanche, ne se sont pas acclimatés. Ainsi en ont décidé les ancêtres des musulmans de Russie, et c’est aujourd’hui notre code culturel commun.
À l’inverse, des valeurs des peuples musulmans comme le fait d’honorer les parents et l’hospitalité se sont admirablement inscrites dans ce code civilisationnel. Le plus beau de là où se manifestait l’esprit du peuple s’est inscrit aisément dans le code russe. Les Cosaques orthodoxes, je le répète, se sont avec plaisir approprié la lezginka.
Dumas est aujourd’hui plus lu, probablement, en Russie qu’en France, la série télévisée russe sur Holmes et Watson a été reconnue en Angleterre comme la meilleure adaptation cinématographique de Conan Doyle. En Russie, on lit plus Balzac que dans sa patrie, Walter Scott qu’en Angleterre, Mayne Reid plus qu’aux États-Unis. La Russie est porteuse d’une tradition cultuelle intégrative, « remaniante ».
Il en a été ainsi et du roman russe, et de la peinture russe, et du théâtre russe, et du ballet russe. Il me semble que la culture russe, pour le monde, n’est pas une culture de pionniers et d’initiateurs, mais une culture de grands acheveurs.
Sur la Russie et l’Europe
La Russie n’est pas simplement l’Europe. La Russie, c’est tout de même, déjà la moitié de l’Europe. Mais la Russie est de loin plus vaste que seulement l’Europe.
Les racines de notre civilisation plongent à Byzance, qui a, mille ans durant, préservé et élevé à un nouveau niveau la culture de Rome. C’était une étonnante synergie de peuples – dans les sommets du pouvoir de Byzance, il y avait et des Goths, et des Arméniens, et des Slaves… Qu’est-ce qui unissait toute cette masse gigantesque de peuples de langues différentes ? Des valeurs communes, la foi.
Les meilleurs esprits aussi bien de notre philosophie que de la philosophie européenne sont depuis longtemps d’accord pour dire que la Russie est une civilisation indépendante, particulière, à l’égal de celle d’Europe occidentale, de la chinoise, de l’indienne, etc. À quoi bon se répéter. La Russie est complexe et multi-face.
Les places des villes européennes se ressemblent toutes, mais la place Rouge est à la fois semblable et autre.
Dire que la Russie doit en tout s’efforcer de devenir l’Angleterre et la Hollande revient au même que d’assurer, à la manière de certains critiques occidentaux, que Pouchkine est un imitateur de Byron. Non, il n’est pas Byron – il est autre.
On nous effraie : si vous n’êtes pas l’Europe, c’est que vous êtes l’Asie. C’est un dualisme erroné. Pouchkine n’est pas Byron, mais il n’est pas non plus Hafez.
Notre blason a deux têtes. On ne peut pas conduire une politique étatique dans le domaine de la culture en ignorant et en réprimant une partie de son âme, de sa mémoire et de son héritage.
À propos, c’est précisément de « l’Europe des Lumières » que sont arrivés chez nous des courants idéologiques comme le racisme, le fascisme, l’athéisme vulgaire, le communisme théorisant la « haine des classes » – toutes théories absolument occidentalistes d’origine et d’esprit. Et je ne parlerai même pas des « tout récents » emprunts à l’Occident, comme le culte du gain, l’antipatriotisme, le refus de la famille et de la moralité traditionnelles.
Au départ, nous nous saisissons des « produits culturels » à la mode venus d’Occident, mais avec les années, le superflu quitte notre culture, il ne s’y acclimate pas. En revanche, y resteront à jamais l’art classique européen et les valeurs classiques européennes.
Précisément en Russie, ces valeurs sont aujourd’hui préservées dans une plus grande mesure que dans les pays d’Europe occidentale. Peut-être verrons-nous la Russie dans le rôle de gardienne de la culture européenne, des valeurs chrétiennes et de la civilisation authentiquement européenne.
Je me risque à supposer qu’aujourd’hui déjà, les touristes russes qui séjournent en Grèce, en France ou en Espagne en savent peut-être plus que les locaux sur les travaux d’Hercule, sur l’Odyssée, Gargantua et Don Quichotte.
Sur le plan des valeurs, l’Occident se transforme aujourd’hui en son propre opposé, et la Russie a le devoir de se défendre culturellement contre cette « Anti-Europe » – pour, au moins chez elle, préserver un Shakespeare sans pédophilie et un Petit Prince sans « plastique » homosexuelle.
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Le courrier de Russie