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samedi 10 mai 2014

La mort programmée de l’école (une recension de « La Fabrique du crétin » de J.-P. Brighelli)



  La mort programmée de l’école (une recension de « La Fabrique du crétin » de J.-P. Brighelli)
 
 Donatien Véret, du Collectif Bara
 
 
Essayiste et enseignant, Jean-Paul Brighelli écrit, dans un article du Point, que « désormais le FN est le seul à poser les bonnes questions et à avancer des réponses crédibles ». Rien d’étonnant à ce que l’auteur de La fabrique du crétin, après des précautions d’usage, valide en tout point les analyses du Collectif Racine. Dans ce livre paru en 2005, il critiquait en effet l’éducation telle qu’elle va. Derrière ce titre provocateur de « fabrique du crétin », il ne s’agit pas d’accabler l’élève qui serait ramené à sa condition d’éternel ignorant : l’auteur désigne le produit d’un système autant que son initiateur. La fabrique du crétin, c’est ce « système éducatif qui se fait gloire d’enseigner l’ignorance ». Jean-Paul Brighelli, en 200 pages, s’attache à comprendre le désordre qui règne au sein du système éducatif français – du contenu des programmes jusqu’aux réformes structurelles – et développe une réflexion sur la pratique enseignante.
Mai 68 et le néolibéralisme

L’auteur identifie deux projets à l’origine du délitement scolaire : mai 68 et le néolibéralisme, qui sont les deux mâchoires d’un même broyeur. Mai 68, c’est l’individu comme seule référence, et le néolibéralisme, c’est le marché comme seul horizon pour les individus. Coincé entre la société civile et le marché, l’esprit public est désormais perçu comme une gêne. L’école dérange : fondation essentielle de la République, lieu de transmission du savoir et de sanction du mérite, elle permet la compréhension du monde et son éventuelle critique… Pierre Manent, dans son Cours familier de philosophie politique, va jusqu’à affirmer que « la perte de substance de la vie publique est telle qu’il semble parfois que celle-ci ne soit plus constituée que par la publicisation de la vie privée, ou des vies privées » (p20) : l’individu-roi, (et son corollaire l’enfant-roi ou l’enfant « au centre de l’école ») est devenu le sanctuaire que l’école n’est plus. À ce titre, il est entouré d’un halo de respect obligatoire.

Pour ne pas faire subir de « violence » à cet enfant intouchable, les pédagogistes cherchent alors à transformer les établissements en « lieux de vie » (supposant par là qu’ils étaient des lieux de mort), à changer le professeur en « puériculteur général » et à inculquer l’idée « que l’on peut s’instruire sans travailler ». Ils développent un argumentaire sur le savoir qu’il s’agirait de faire émerger dans la conscience de l’enfant, sans le contraindre, comme si le savoir préexistait à son apprentissage par l’élève. Jean-Paul Brighelli souligne à juste titre que ces méthodes ludiques ne franchissent pas le palier des écoles d’excellence : la classe privilégiée profite ainsi d’une rente de situation. À Henri IV, on fait moins de « d’activités » à la mode qu’à Pablo Picasso (ZEP, Garges-lès-Gonesse), mais on apprend à l’ancienne.

Dans son volet néolibéral, l’école évacue progressivement la culture générale – les « humanités » – pour y substituer l’acquisition de « compétences » parcellaires censées répondre aux besoins du marché. Le système éducatif multiplie les cursus spécialisés qui sont rapidement caducs, et produit ce que Brighelli appelle une « ignorance diplômée ».

Selon l’auteur, les marchés n’ont pas besoin d’une école de la République, mais d’individus interchangeables dans un contexte de chômage élevé, pour occuper les métiers les moins qualifiés : l’occupation d’un poste mal payé est préservée par la peur de le perdre.

C’est aussi dans ce cadre néolibéral que la pédagogie a été placée au rang de science, au lieu d’y voir un art. Ce qui s’est passé dans les années 70 avec l’économie érigée en science, et réputée infaillible (comme l’a analysé Bertrand Dutheil de la Rochère dans son « Épistémologie de la crise »), a eu lieu dans l’éducation. La « mathématisation », l’uniformisation scientifique se sont emparées de la pédagogie. La « science éducative » s’est ensuite imposée comme un monopole, via les Instituts Universitaires de Formation des Maîtres (IUFM).
Recul de l’excellence et de l’esprit français

« Mère des arts, des armes et des lois », selon le mot de Joachim Du Bellay, la nation française perd peu à peu sa substance : son excellence et son esprit.

Les ZEP sont le symbole de cette déculturation et de cette baisse de niveau concomitante. Brighelli s’indigne d’un « système à deux vitesses » : les ZEP s’apparente à des « réserves » où, « sous prétexte de s’occuper spécifiquement des exclus, on les a définitivement enclavés ». Il rappelle les propos tenus par Philippe Meirieu, le père du pédagogisme français importé des États-Unis d’Amérique, dans le Figaro Magazine (23/10/1999) : « Il y quinze ans, par exemple, je pensais que les élèves défavorisés devaient apprendre à lire dans des modes d’emploi d’appareils électroménagers plutôt que dans les textes littéraires. Parce que j’estimais que c’était plus proche d’eux. Je me suis trompé. Pour deux raisons : d’abord parce que les élèves avaient l’impression que c’était les mépriser ; ensuite, parce que je les privais d’une culture essentielle ». Terrible aveu qui montre le rôle des ZEP et souligne le lien entre déculturation et médiocrité…

L’auteur relate d’autres anecdotes, tout aussi éclairantes. Dans un rapport rendu à Ségolène Royal en 1998, et resté confidentiel, Jean Ferrier, inspecteur général de l’Éducation nationale, dénonçait le fait que « de 21 % à 35 % des élèves qui entrent au collège ne maîtrisent pas le niveau minimal des compétences dites de base en lecture et en calcul ». Il met en cause notamment la diminution des heures d’enseignement, « qui varient du simple au double en français, entre 7h42 et 15h08 » (ce qui confirme l’existence d’un modèle inégalitaire : écoles de l’excellence où l’on apprend le français, écoles « lieux de vie » où l’on sacrifie son apprentissage).

Dans un passage du Bulletin officiel sur l’épreuve de professeur des écoles dans la session 2006, révélé par Marianne : « Dans chaque épreuve écrite, il est tenu compte, à hauteur de trois points maximum, de la qualité orthographique de la production des candidats ». Le manque d’exigence ne touche pas seulement les élèves, mais aussi les futurs professeurs.

Enfin, l’école, de creuset républicain assimilateur, devient le lieu d’affrontement des communautarismes et des tribus fanatisées (recul de la laïcité, cours impossibles à faire, programmes modifiés pour flatter les « minorités », etc.). On y décrète à la fois l’oubli de soi (« on supprime l’idée de culture, en dévalorisant les mythes qui fondaient la nation ») et le relativisme (« on insinue que toutes les valeurs se valent »). Brighelli souligne à juste titre les ravages produits par cet « Alzheimer généralisé » : « Coupé de sa propre histoire, le peuple n’est plus qu’une masse sans identité ». Là encore, on retrouve le double thème de l’enfant-roi à qui il ne faut pas faire violence, et du « crétin » déraciné que l’on balade de sous-emploi en sous-emploi. L’éloge des origines (même lointaines, même oubliées) devient la norme. L’introduction de textes de rappeurs ou de slameurs comme objets d’étude, à la place des auteurs classiques, est la suite logique.
Conclusion

Le livre se termine par une charge contre l’Union européenne. Les enseignants ont voté majoritairement contre le projet de Constitution européenne. Le TCE incarne ce modèle qui conduit au désengagement de l’État et à la mainmise du privé sur tous les secteurs, au nom de la supposée efficacité intrinsèque de celui-ci et de ses intérêts financiers ; ce modèle qui voit l’école comme une antichambre de l’entreprise. À ce titre, on peut regretter que Jean-Paul Brighelli ait soutenu Nicolas Sarkozy en 2007 : il était pourtant difficile de croire que l’enfant du système remettrait sur les rails l’école française et le modèle européen. Contre la « destruction programmée du système scolaire », pour le rétablissement d’une école républicaine et méritocratique – où le « savoir seul fait éclore les vraies élites » -, ce n’était certes pas le choix le plus pertinent. On espère à l’avenir que Jean-Paul Brighelli, qui s’estime dans le Point « fondamentalement irrécupérable », ne se trompera plus. Par delà les engagements politiques regrettables de son auteur, ce livre est salutaire : simple et concis – parfois un peu mièvre, c’est vrai – il permet de mesurer le désastre scolaire
Phrases-clés

« Derrière l’anéantissement de toutes les facultés de l’esprit, il y a un projet.

Un projet qui n’est pas un complot. Nul besoin d’imaginer que l’on a calculé la mort de l’école. Une civilisation a l’éducation qu’elle mérite, et œuvre globalement à se la fabriquer.

Pour mettre à genoux ce qui fut l’un des meilleurs systèmes éducatifs du monde, il a fallu une singulière conjuration de volontés perverse et de bonnes intentions imbéciles. On ne détruit pas sans effort, en une vingtaine d’années, ce que la République a mis un siècle à édifier ». (pp.19-20).


« La République, en anéantissant l’école de la République, est devenue une oligarchie figée » (p.81)
 
Source

Collectif Racine