Depuis les
attentats du 11 septembre 2001, les pouvoirs publics occidentaux
s’alarment de l’influence du salafisme sur les pratiques religieuses des
musulmans européens et nord-américains. Des librairies islamiques
abritant un nombre important d’ouvrages de théologiens salafistes aux
présentateurs charismatiques des chaînes satellitaires islamiques comme Iqraa, en passant par les tenues vestimentaires ultra-orthodoxes importées directement de la péninsule arabique (jilbâb, niqâb, qamîs),
force est de constater que le salafisme tend à s’imposer comme la norme
à partir de laquelle le musulman d’Occident doit juger sa pratique
religieuse. Prônant une approche littéraliste du Coran et de la
tradition prophétique, le salafisme est marqué par une volonté de purger
la pratique religieuse de ses particularités locales et des
« innovations » qui auraient altéré l’islam originel au fil des siècles.
Au-delà de cette matrice doctrinale, le salafisme s'apparente plus à
une mouvance plurielle et contradictoire, couvrant un large spectre de
positionnements idéologiques. C’est un ensemble composite, voire
hétérogène d’initiations multiples, pas toujours coordonnées,
d’individus seuls ou formant de petits groupes autonomes.
Le salafisme est structuré autour de
trois pôles. La première tendance est de type quiétiste. Proche des
autorités religieuses saoudiennes, elle s'oppose à la violence armée et à
la politisation de l'islam. Puisque la politique est cause de hizbiyya (logique partisane, factionnalisme) qui menace l’unité de l’Umma
(communauté musulmane) et la cohésion de la société, elle la récuse.
Cette forme de salafisme met l'accent sur la formation et la prédication
religieuses. Aux Pays-Bas, le salafisme quiétiste est représenté par le
« Comité de la fondation islamique d’Ahl-al-Sunna en Europe », qui
dispose d’une dizaine de mosquées sur les 450 lieux de culte musulmans
que compte le pays ; on peut citer notamment la mosquée Tawhîd à
Amsterdam, celle de Tilburg, ou encore la mosquée As Soenah de La Haye,
dirigée par l’imam Fawaz Jneid, d’origine syrienne. Un millier d’enfants
et d’adolescents suivent des cours de soutien scolaire avec un
financement public au sein de cette institution. En Grande-Bretagne, il
s’agit de l’association Ahl al-Sunna dirigée par Abu Khadijah, aussi
nommé Wahid Alam ou Abdul Wahid, un diplômé de l’Université de Médine.
La mosquée Ibn Taymiyya à Brixton (au sud de Londres), l’Islamic
Institute de Birmingham et celui de Luton sont les principaux pôles de
diffusion de cet islam en Grande-Bretagne.
La deuxième tendance propose une
approche salafiste de la politique fondée sur la création de partis
politiques, de syndicats et d’associations comme moyen pacifique
d’accéder au pouvoir ou de faire pression sur celui-ci. En Belgique,
cette tendance est en partie incarnée par le Parti Citoyenneté et
Prospérité (PCP) créé en 2002 par Jean-François Bastin — qui l’a quitté
en 2004 pour fonder le parti Jeunes musulmans. Son programme annonce
défendre les valeurs de l’islam et son intégration dans le respect de
ses traditions, et lutter contre les discriminations de la part de
l’État à l’encontre des musulmans. Se déclarant favorable à une aide à
l’immigration et à l’acquisition de la nationalité belge, ainsi qu’au
droit de vote pour les étrangers non-communautaires, il réclame
également la création d’émissions musulmanes à la radio-télévision
d’État, l’octroi de congés légaux les jours fériés musulmans, la
création de cimetières musulmans, l’autorisation de se faire servir des
repas hallal dans les cantines d’entreprises publiques et
privées, le respect des préceptes coraniques dans les hôpitaux, le droit
à poser voilée sur des photos d’identité et, d’une manière générale,
l’instauration d’une sorte de système juridique autonome relevant de la
charia pour les musulmans de Belgique.
Le troisième pôle se réclame d'une
lecture révolutionnaire du salafisme, prônant l’action directe et
l’usage de la violence. Le discours et les actions sont radicaux et
réfutent toute idée d’engagement et de collaboration dans les sociétés
musulmanes ou occidentales. Au nom d’un principe de solidarité
transnationale et islamique, les militants s’engagent à aider
militairement et financièrement leurs frères d’armes en s’appliquant à
défendre les frontières du dar al-islam et à maintenir la cohésion d’une umma
« imaginée ». S’inscrivant dans une logique de patriotisme et
d’indépendantisme islamique, ce salafisme révolutionnaire prend la forme
d’une guerre de libération nationale, d’un « jihâd de libération ». Le jihâd n’a
pas lieu en Occident mais se déploie en direction de toutes les zones
de conflits où s’opposent musulmans et non musulmans (Bosnie,
Tchétchénie, Cachemire, Afghanistan et Irak). Depuis deux ans ont été
mises en place des filières à destination de la Syrie. Il y aurait entre
50 et 80 combattants en provenance de la Belgique, une centaine
originaire de Grande-Bretagne et 200 de France, soit environ 400
d’Europe. Selon, un centre d’étude sur la radicalisation dépendant du
King’s College de Londres, les jihadistes représenteraient environ 10 %
des combattants étrangers au côté des rebelles syriens.
De plus, partant du principe qu’il est
impossible de mener des actions armées sur le territoire européen, sans
que celles-ci ne soient combattues par les services de sécurité et les
forces militaires, certains partisans jihadistes appellent à l’agitation
et à la propagande en prônant des actions spectaculaires
(manifestations, opérations coup de poing, déclarations virulentes…).
Ils ont par exemple brûlé des codes civils devant une mairie en France
ou encore manifesté en appelant à la création d’un État islamique en
Grande-Bretagne. Grâce à ces actions d’éclat, les partisans de
l’Agit-prop savent que leur activisme sera relayé par les médias.
Comment expliquer le développement du
salafisme en Europe, alors que celui-ci était quasi-inexistant dans
l'espace public européen, il y a seulement une vingtaine d’années ?
Premièrement, le développement des salafismes s'explique par le mode de
gestion, jugé trop « modéré » des représentants des Frères musulmans
(Fédération des Organisations islamiques en Europe, Union des
Organisations islamiques de France, Tariq Ramadan...). Ainsi, les
salafistes reprochent aux Frères musulmans leur stratégie
participationniste, leur pragmatisme et leur abandon des grands
principes islamiques, conduisant ceux-ci-ci à diluer la portée
contestataire de leur idéologie. L’euphémisation du discours
protestataire s’accentue avec le sentiment d’une partie des salafistes
d’avoir été trahis par les Frères musulmans qui, après s’être opposés
aux sociétés européennes, prônent désormais une intégration et une
participation. Les salafistes reprochent aux Frères musulmans d'avoir
réalisé des concessions perçues comme des altérations inacceptables à
l'identité supposée islamique des musulmans d’Europe.
Deuxièmement, rompant avec les prudences
lénifiantes des Frères musulmans et adoptant un langage abrupt, les
salafistes cherchent à s’imposer dans le paysage politique à travers une
logique oppositionnelle et souvent violente (non armée). Ils
s'inscrivent dans une logique de contre-société, au sein de laquelle le
discours idéologique est construit en opposition au régime et à la
classe politique. Ils se font les porte-paroles de groupes sociaux qui
se perçoivent opprimés ou exclus du jeu politique. Rejetés par les
nantis, les salafistes fascinent ceux qui ont un différend avec l'ordre
social en s'opposant à la société des puissants. Dès lors,
l'appartenance au salafisme peut être interprétée comme l'expression
d'un défi manifeste à l'opinion majoritaire.
Enfin, le succès salafiste correspond à une demande de normes très strictes. Dans
un pays instable, devenir salafiste permet de faire porter le poids des
incertitudes à un islam ultra-orthodoxe en s'affiliant à des groupes
religieux intensifs, capables d'offrir des codes de sens et une sécurité
apaisante.
Pour conclure, le salafisme est devenu
en quelques années un acteur incontournable du paysage islamique
européen, venant à concurrencer les mouvements de ré-islamisation plus
anciennement implantés sur le vieux Continent (Tabligh, Frères
musulmans…) qui ont de plus en plus de mal à répondre à la prédication
salafiste. S’est constitué au sein de ces organisations un discours
anti-salafiste, dont les plus pro-actifs sont sans doute les Frères
musulmans, lesquels voient une partie de leurs fidèles rejoindre les
rangs des salafistes.
Samir Amghar (Université du Québec à Montréal).