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lundi 20 janvier 2014

Le salafisme en Europe : acteurs, enjeux et discours

Texte de Samir Amghar (auteur d'un doctorat sur ce sujet).
 

Depuis les attentats du 11 septembre 2001, les pouvoirs publics occidentaux s’alarment de l’influence du salafisme sur les pratiques religieuses des musulmans européens et nord-américains. Des librairies islamiques abritant un nombre important d’ouvrages de théologiens salafistes aux présentateurs charismatiques des chaînes satellitaires islamiques comme Iqraa, en passant par les tenues vestimentaires ultra-orthodoxes importées directement de la péninsule arabique (jilbâb, niqâb, qamîs), force est de constater que le salafisme tend à s’imposer comme la norme à partir de laquelle le musulman d’Occident doit juger sa pratique religieuse. Prônant une approche littéraliste du Coran et de la tradition prophétique, le salafisme est marqué par une volonté de purger la pratique religieuse de ses particularités locales et des « innovations » qui auraient altéré l’islam originel au fil des siècles. Au-delà de cette matrice doctrinale, le salafisme s'apparente plus à une mouvance plurielle et contradictoire, couvrant un large spectre de positionnements idéologiques. C’est un ensemble composite, voire hétérogène d’initiations multiples, pas toujours coordonnées, d’individus seuls ou formant de petits groupes autonomes.

Le salafisme est structuré autour de trois pôles. La première tendance est de type quiétiste. Proche des autorités religieuses saoudiennes, elle s'oppose à la violence armée et à la politisation de l'islam. Puisque la politique est cause de hizbiyya (logique partisane, factionnalisme) qui menace l’unité de l’Umma (communauté musulmane) et la cohésion de la société, elle la récuse. Cette forme de salafisme met l'accent sur la formation et la prédication religieuses. Aux Pays-Bas, le salafisme quiétiste est représenté par le « Comité de la fondation islamique d’Ahl-al-Sunna en Europe », qui dispose d’une dizaine de mosquées sur les 450 lieux de culte musulmans que compte le pays ; on peut citer notamment la mosquée Tawhîd à Amsterdam, celle de Tilburg, ou encore la mosquée As Soenah de La Haye, dirigée par l’imam Fawaz Jneid, d’origine syrienne. Un millier d’enfants et d’adolescents suivent des cours de soutien scolaire avec un financement public au sein de cette institution. En Grande-Bretagne, il s’agit de l’association Ahl al-Sunna dirigée par Abu Khadijah, aussi nommé Wahid Alam ou Abdul Wahid, un diplômé de l’Université de Médine. La mosquée Ibn Taymiyya à Brixton (au sud de Londres), l’Islamic Institute de Birmingham et celui de Luton sont les principaux pôles de diffusion de cet islam en Grande-Bretagne.

La deuxième tendance propose une approche salafiste de la politique fondée sur la création de partis politiques, de syndicats et d’associations comme moyen pacifique d’accéder au pouvoir ou de faire pression sur celui-ci. En Belgique, cette tendance est en partie incarnée par le Parti Citoyenneté et Prospérité (PCP) créé en 2002 par Jean-François Bastin — qui l’a quitté en 2004 pour fonder le parti Jeunes musulmans. Son programme annonce défendre les valeurs de l’islam et son intégration dans le respect de ses traditions, et lutter contre les discriminations de la part de l’État à l’encontre des musulmans. Se déclarant favorable à une aide à l’immigration et à l’acquisition de la nationalité belge, ainsi qu’au droit de vote pour les étrangers non-communautaires, il réclame également la création d’émissions musulmanes à la radio-télévision d’État, l’octroi de congés légaux les jours fériés musulmans, la création de cimetières musulmans, l’autorisation de se faire servir des repas hallal dans les cantines d’entreprises publiques et privées, le respect des préceptes coraniques dans les hôpitaux, le droit à poser voilée sur des photos d’identité et, d’une manière générale, l’instauration d’une sorte de système juridique autonome relevant de la charia pour les musulmans de Belgique.

Le troisième pôle se réclame d'une lecture révolutionnaire du salafisme, prônant l’action directe et l’usage de la violence. Le discours et les actions sont radicaux et réfutent toute idée d’engagement et de collaboration dans les sociétés musulmanes ou occidentales. Au nom d’un principe de solidarité transnationale et islamique, les militants s’engagent à aider militairement et financièrement leurs frères d’armes en s’appliquant à défendre les frontières du dar al-islam et à maintenir la cohésion d’une umma « imaginée ». S’inscrivant dans une logique de patriotisme et d’indépendantisme islamique, ce salafisme révolutionnaire prend la forme d’une guerre de libération nationale, d’un « jihâd de libération ». Le jihâd n’a pas lieu en Occident mais se déploie en direction de toutes les zones de conflits où s’opposent musulmans et non musulmans (Bosnie, Tchétchénie, Cachemire, Afghanistan et Irak). Depuis deux ans ont été mises en place des filières à destination de la Syrie. Il y aurait entre 50 et 80 combattants en provenance de la Belgique, une centaine originaire de Grande-Bretagne et 200 de France, soit environ 400 d’Europe. Selon, un centre d’étude sur la radicalisation dépendant du King’s College de Londres, les jihadistes représenteraient environ 10 % des combattants étrangers au côté des rebelles syriens.

De plus, partant du principe qu’il est impossible de mener des actions armées sur le territoire européen, sans que celles-ci ne soient combattues par les services de sécurité et les forces militaires, certains partisans jihadistes appellent à l’agitation et à la propagande en prônant des actions spectaculaires (manifestations, opérations coup de poing, déclarations virulentes…). Ils ont par exemple brûlé des codes civils devant une mairie en France ou encore manifesté en appelant à la création d’un État islamique en Grande-Bretagne. Grâce à ces actions d’éclat, les partisans de l’Agit-prop savent que leur activisme sera relayé par les médias.

Comment expliquer le développement du salafisme en Europe, alors que celui-ci était quasi-inexistant dans l'espace public européen, il y a seulement une vingtaine d’années ? Premièrement, le développement des salafismes s'explique par le mode de gestion, jugé trop « modéré » des représentants des Frères musulmans (Fédération des Organisations islamiques en Europe, Union des Organisations islamiques de France, Tariq Ramadan...). Ainsi, les salafistes reprochent aux Frères musulmans leur stratégie participationniste, leur pragmatisme et leur abandon des grands principes islamiques, conduisant ceux-ci-ci à diluer la portée contestataire de leur idéologie. L’euphémisation du discours protestataire s’accentue avec le sentiment d’une partie des salafistes d’avoir été trahis par les Frères musulmans qui, après s’être opposés aux sociétés européennes, prônent désormais une intégration et une participation. Les salafistes reprochent aux Frères musulmans d'avoir réalisé des concessions perçues comme des altérations inacceptables à l'identité supposée islamique des musulmans d’Europe.

Deuxièmement, rompant avec les prudences lénifiantes des Frères musulmans et adoptant un langage abrupt, les salafistes cherchent à s’imposer dans le paysage politique à travers une logique oppositionnelle et souvent violente (non armée). Ils s'inscrivent dans une logique de contre-société, au sein de laquelle le discours idéologique est construit en opposition au régime et à la classe politique. Ils se font les porte-paroles de groupes sociaux qui se perçoivent opprimés ou exclus du jeu politique. Rejetés par les nantis, les salafistes fascinent ceux qui ont un différend avec l'ordre social en s'opposant à la société des puissants. Dès lors, l'appartenance au salafisme peut être interprétée comme l'expression d'un défi manifeste à l'opinion majoritaire.

Enfin, le succès salafiste correspond à une demande de normes très strictes. Dans un pays instable, devenir salafiste permet de faire porter le poids des incertitudes à un islam ultra-orthodoxe en s'affiliant à des groupes religieux intensifs, capables d'offrir des codes de sens et une sécurité apaisante.

Pour conclure, le salafisme est devenu en quelques années un acteur incontournable du paysage islamique européen, venant à concurrencer les mouvements de ré-islamisation plus anciennement implantés sur le vieux Continent (Tabligh, Frères musulmans…) qui ont de plus en plus de mal à répondre à la prédication salafiste. S’est constitué au sein de ces organisations un discours anti-salafiste, dont les plus pro-actifs sont sans doute les Frères musulmans, lesquels voient une partie de leurs fidèles rejoindre les rangs des salafistes.

Samir Amghar (Université du Québec à Montréal).