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mardi 6 mai 2014

Les limites étroites de la démocratie européenne



Les limites étroites de la démocratie européenne
 Jean Pisani-Ferry
 
Les sujets de fond, comme la fracture entre le nord et le sud de l'Europe, ne sont guère débattus pendant cette campagne pour le renouvellement du parlement européen. Logique, dans la mesure où ce parlement n'a pas vraiment son mot à dire à ce sujet. Par Jean Pisani-Ferry, commissaire général à la stratégie et à la prospective.

En 2009, la dernière fois que les Européens ont été appelés aux urnes pour élire leur parlement, tous semblaient exposés aux mêmes dangers : dans tous le pays, les gouvernements s'efforçaient de faire face aux conséquences de la crise mondiale qui avait éclaté en 2008. Cinq ans plus tard, à la veille de nouvelles élections au Parlement européen, la situation est bien différente.

En 2009, la nécessité commune était de secourir les banques en difficulté, de combattre la récession et de limiter la brusque hausse du chômage. Tout le monde était d'accord sur la stratégie à mettre en place : d'abord une relance économique, à laquelle devait ensuite succéder une consolidation budgétaire.

Il y avait bien sûr quelques différences d'un pays à l'autre, mais comparées aux défis communs, la plupart des observateurs les considéraient comme d'importance secondaire. Le chômage au sud de la zone euro était seulement un peu plus élevé qu'au nord et les ratios des dettes publiques par rapport au PIB semblaient être sur le chemin de la convergence.

Certes, tout le monde pensait que l'état des finances publiques grecques était pire que ce qu'indiquaient les autorités, mais personne n'imaginait que les chiffres officiels de la Grèce étaient aussi éloignés de la réalité - ainsi qu'on a pu le constater par la suite. Les divergences entre les pays de la zone euro paraissaient moindres que celles qui s'observaient au sein de beaucoup d'entre eux.

La réalité d'une fracture entre le nord et le sud, absente de la campagne des élections européennes

Aujourd'hui le chômage au sud de la zone euro est trois fois plus élevé qu'au nord ; le ratio de la dette publique par rapport au PIB y dépasse de presque 50 points de pourcentage celui du nord et le coût du crédit est de 250 points de base plus élevé pour les entreprises du sud que pour celles du nord. La fragmentation financière a un peu diminué, mais les divergences entre pays de la zone euro restent considérables. Leur apparition et les réactions qu'elles ont suscitées ont été le thème central des débats de politique économique depuis 2009.

Si l'Europe était unifiée sur le plan politique, cette question dominerait aussi la campagne des élections au Parlement européen. Un camp proposerait des transferts budgétaires massifs du nord vers le sud, un autre insisterait sur la nécessité d'ajustements structurels comme condition préalable aux investissements et à la création d'emplois. Et un troisième camp demanderait aux gouvernements d'accepter que ce soit aux travailleurs d'aller vers les bassins d'emplois, plutôt que d'espérer que les emplois aillent vers les travailleurs. Le débat serait suffisamment animé pour susciter l'intérêt des électeurs et les inciter à participer aux élections européennes.

Au lieu de cela, ces idées (qui rappellent les débats américains suscités par la Grande dépression dans les années 1930) font rarement l'objet de discussion en Europe. Les principaux partis politiques européens évitent soigneusement les idées trop clivantes. Leurs manifestes et leur matériel de campagne ne traduisent pas le sentiment d'urgence qu'appelle la situation actuelle.
Les opposants à l'Europe actuelle tout aussi divisés

Cela bénéficie aux partis marginaux favorables à des solutions radicales, qui espèrent profiter de la colère des électeurs contre quiconque peut être tenu pour responsable de la situation actuelle. Mais ces partis ne sont pas unis. Ceux du nord s'élèvent contre les risques induits par le soutien financier aux pays du sud ; au sud en revanche (et en France), ils protestent contre l'austérité imposée par le nord. Cela ne constitue pas la base d'un discours commun, et encore moins d'une politique commune.
Une nouvelle procédure de désignation de la commission, mais...

Y-a-t-il une meilleure solution ? Les fédéralistes européens sont partisans d'une politiquement Europe intégrée, et voudraient que les différentes options soient présentées aux citoyens, débattues ouvertement et tranchées par les élections. Dans cette perspective, ils se sont saisis de l'idée proposée initialement par Jacques Delors, l'ancien président de la Commission européenne, et qui a trouvé sa traduction dans le traité de Lisbonne adopté en 2007 : les partis désignent leurs candidats à la présidence de la Commission et le choix se fait en fonction du résultat des élections au Parlement.

Pour la première fois depuis l'entrée en vigueur du traité de Lisbonne en décembre 2009, cette procédure novatrice sera appliquée lors des prochaines élections. D'un point de vue démocratique, elle constitue certainement un progrès, mais elle ne change pas fondamentalement la nature du scrutin, car le pouvoir de la Commission européenne est strictement limité.
Les élections au Parlement européen ne décident en rien du degré de solidarité en Europe

La Commission ne peut en effet proposer au Parlement ni de prélever des impôts ni de décider de transferts financiers, toute décision concernant la fiscalité nécessitant l'accord unanime des 28 pays membres. Elle ne peut pas réformer le marché du travail parce que cela relève des compétences nationales. Elle ne peut décider ce que la Banque européenne d'investissement doit faire parce que cette dernière dispose de sa propre gouvernance. Et si elle peut appeler les gouvernements des pays membres à supprimer les restrictions relatives à la mobilité de la main d'œuvre, elle ne peut les y contraindre.

Plus fondamentalement, les élections au Parlement ne peuvent décider du degré de solidarité entre citoyens européens, alors qu'aux Etats-Unis, ou dans tous les pays de l'UE, la redistribution est une prérogative du gouvernement central : les parlements nationaux peuvent décider de prélever des impôts pour financer les transferts. Leur capacité d'action n'est pas bornée par la loi, mais par des considérations politiques (comme en Belgique, en Italie ou en Espagne).

En Europe, les citoyens des pays les plus riches acceptent une certaine solidarité avec ceux des pays moins prospères, mais à condition qu'elle soit volontaire : ils n'accepteraient pas d'être contraints par un vote européen de subventionner leurs voisins. Aussi longtemps que cette situation prévaudra, le Parlement européen ne pourra rien faire dans ce domaine et l'intérêt des citoyens européens pour son élection restera inévitablement limité. C'est pourquoi il ne faut pas juger le scrutin du 25 mai à la même aune que les élections législatives nationales.


Traduit de l'anglais par Patrice Horovitz


Jean Pisani-Ferry est professeur à la Hertie School of Governance de Berlin. Il est actuellement commissaire général à la stratégie et à la prospective à Paris. Il a été directeur de Bruegel, un cercle de réflexion économique basé à Bruxelles.