Jacques Sapir
La question des représentations, des mythes
fondateurs sur lesquels s’appuie une société, se pose alors. Il faut
comprendre ce qui « fait peuple » ou du moins permet à une communauté de
fonctionner. Les réponses potentielles sont multiples, mais elles sont
toutes problématiques. On va ici s’intéresser plus particulièrement à la
question du « lien religieux » et du « lien ethnique ».
La communauté de croyants n’est pas le « peuple ».
On
peut ainsi penser aux religions, et plus précisément aux systèmes de
valeurs véhiculés par des religions, et ceci quelles qu’elles soient
comme définissant une base de culture qui pourrait constituer, ou aider à
constituer, un « peuple ». La question de savoir si l’existence d’un
système de valeur communément admis, ce que Hayek appelle les «
meta-valeurs »[1], est nécessaire à l’existence d’une société est posée.
Mais la réponse qu’il a apportée à cette question pose problème en
raison de sa méconnaissance des conflits qui naissent autour de ces
méta-valeurs.
Ces conflits ont occupé une bonne partie du
Moyen-Age et de la Renaissance. Alors que l’on pensait en avoir finit
avec eux, fusse au prix du « Dieu est mort » de Nietzsche[2], et du
constat similaire qu’en tirait Durkheim[3], il nous faut constater que
ces conflits ressurgissent devant nous. La fin du XXème siècle, tout
comme le début du XXIème a été marquée, on l’a beaucoup dit, par une
remontée de ce que l’on croit être un sentiment religieux, y compris
dans des formes extrêmes (l’intégrisme) que l’on retrouve dans les
principales religions. Mais, ce « retour du religieux » est un phénomène
profondément contradictoire.
Il y a d’un côté la volonté
–respectable – de trouver un sens dans notre destin et ceci d’autant
plus que notre cadre immédiat de vie peut être déstabilisé par les
conséquences de la « mondialisation ». Le retour du religieux se vit ici
comme une aventure personnelle. Mais il y a aussi, et il ne faut pas le
nier, la dimension d’imposer des valeurs individuelles à l’ensemble de
la société. Or, cette dernière résiste à cette tentative d’imposer des
valeurs homogènes car elle est elle-même hétérogène. Dès lors, ces
individus entrent en guerre contre leur propre société. C’est le début
de l’intégrisme, bien représenté par ailleurs dans l’ensemble des
religions. Les valeurs que l’on prétend alors porter sont en conflit
direct avec les comportements des personnes qui les portent. Les
intégristes de toute obédience donnent une image haïssable des valeurs
qu’ils prétendent porter. À chaque acte de ségrégation, à chaque acte
d’intolérance, à chaque bombe, à chaque acte terroriste, c’est bien le
contraire des valeurs des religions qui est mis en avant.
En
fait, derrière l’apparence d’une montée de la religiosité, c’est en
réalité à une montée des affirmations identitaires et narcissiques que
l’on assiste. Les crispations autour des tabous alimentaires et
vestimentaires, sur les signes extérieurs (comme la question du voile
chez les musulmans) ont avant tout pour but d’identifier brutalement une
communauté, de la séparer du reste de la population et de l’enfermer
sur des références mythifiées pour le plus grand profit de quelques uns.
Ces pratiques, en produisant des mouvements de réactions, font en
réalité progresser la division des individus entre eux au lieu d’y
mettre fin. Dans la quête de la pureté, et toute religion distingue le «
pur » de « l’impur », il ne peut y avoir de mouvement collectif, si ce
n’est de petites communautés en proie aux réactions violentes d’autres
communautés. On croit ainsi se protéger de l’anomie et l’on s’y
précipite tête baissée.
Mais on pourrait en dire autant de ce que
l’on appelle des « religions laïques [4]», termes qui sont en réalité
terriblement ambiguës et trompeurs. Ces termes qui recouvrent la
tentative de sacraliser un certain nombre de principes. Ils oublient que
la laïcité est un principe politique et non une position
philosophique[5], même si il y a une philosophie qui peut s’inspirer de
ce principe. Ici aussi, derrière les extravagances des extrémistes, il
est facile de trouver la même revendication identitaire et le même
narcissisme que chez les intégristes, mais de plus souvent enrobées dans
un épais discours de bien-pensance. C’est à une course non vers l’autre
mais à la revendication de soi que l’on assiste. Et l’on comprend bien
que, dans cette course effrénée, les principes eux-mêmes sont manipulés,
instrumentalisés, sacrifiés et finalement perdus. Les fameuses «
réformes sociétales », aujourd’hui promues au rang de substitut des
réformes sociales par ceux-là mêmes qui ne font que pousser à la roue du
« froid paiement au comptant » et de l’idéologie de marché[6], se font
alors que dans la société un certain nombre de droits fondamentaux
régressent. Le narcissisme forcené se révèle à chaque étape de ce que
l’on veut nous présenter comme une lutte émancipatrice et qui n’est
qu’une parade des intérêts individuels de certains. Ce n’est donc pas
dans la parade des identités camouflée sous le masque du religieux (ou
d’un athéisme militant), que l’on trouvera un principe permettant à des
populations de vivre ensemble ; bien au contraire.
Le rôle de l’ethnicité.
Une
autre solution pourrait être fournie, en apparence, par l’ethnicité.
C’est ici que se situe le fantasme du « grand remplacement », mais aussi
certaines réalités dérangeantes. Comment, alors, définir un groupe
ethnique ? S’opposent ici les tenants entre une vision essentiellement
subjective de l’ethnicité et les partisans d’une vision dite « objective
»[7]. Il est cependant relativement facile de montrer que ce ne sont
pas des faits « objectifs » qui amènent à la constitution d’une Ethnie
ou d’un Peuple mais bien des principes politiques. Ceci a été montré par
un grand anthropologue, Maurice Godelier, dans son étude sur les
Baruya[8]. Il insiste sur l’origine historique des clans et des ethnies.
La définition ethnique n’est pas la solution à la constitution de la
société :« L’ethnie constitue un cadre général d’organisation de la
société, le domaine des principes, mais la mise en acte de ces principes
se fait dans une forme sociale qu’on reproduit et qui vous reproduit,
qui est la forme tribale »[9]. La distinction entre « tribu » et «
ethnie » est essentielle si l’on veut comprendre comment se constituent
les peuples. Avec la tribu nous sommes de plein pied dans des formes
politiques d’organisations de la société.
Il faut cependant faire
une distinction nécessaire entre l’imaginaire et le symbolique pour ce
qui est la constitution historique de ce corps social. Dans le domaine
du symbolique, il apparaît l’importance de la part du corps dans la
constitution de ce sujet social et plus récemment sur la distinction
entre les choses que l’on vend, les choses que l’on donne et celles
qu’il ne faut ni vendre ni donner mais transmettre. On retrouve ici
l’importance des règles, qu’elles soient explicites ou implicites, et
qu’elles soient ou non adossées à un tabou. Si les règles symboliques,
du fait de l’importance qui leur est conférée, ont bien un effet
objectif (nul ne peut s’abstraire sans conséquences des liens familiaux
particuliers ni rompre un tabou) leur origine est purement sociale
(établir une domination ou organiser des formes de coopération).
L’existence d’un tabou particulier renvoyant le plus souvent à une forme
de domination d’une minorité sur une majorité.
Le processus
d’autonomisation par rapport aux conditions d’émergence et de production
est bien de l’ordre du réel, et la situation crée par l’existence d’un
mode symbolique en surplomb du monde réel constitue bien une contrainte
pour la totalité des acteurs. Pourtant, cela n’empêche pas
qu’historiquement, ce qui prime est le processus d’engendrement et de
production de ces mêmes règles sociales. La vie en société est donc en
réalité antérieure à la construction de l’ethnie. L’ethnie est une
construction sociale[10] et non une réalité biologique, et il s’agit
parfois d’un mythe discursif utilisé pour séparer une population d’une
autre. Mais, une fois que l’on aura répété ces vérités, on sera
néanmoins confrontés à l’acquisition des règles nécessaires à la vie en
société par de nouveaux arrivants souhaitant se joindre à une
population. Et, c’est ici que se trouve la frontière entre le discours
mythique du « grand remplacement » et le constat, quant à lui bien réel,
de l’échec d’une intégration pour une partie des populations
immigrantes car ces dernières n’ont pas eu de références qu’elles
pouvaient assimiler. L’intégration est un processus d’assimilation des
règles et des coutumes, qui est en partie conscient (on fait l’effort
d’apprendre la langue et l’histoire de la société dans laquelle on veut
s’intégrer) mais qui est aussi en partie inconscient. Pour que ce
mécanisme inconscient puisse se mettre en place, encore faut-il qu’il y
ait un référent. La disparition ou l’effacement de ce dernier au nom
d’un « multiculturalisme » qui ne désigne en fait que la tolérance à des
pratiques très différentes, est un obstacle rédhibitoire à
l’intégration. De fait, de même que pour échanger il faut instituer des
objets que l’on n’échange pas, pour intégrer et aboutir à un principe de
tolérance des individus il faut définir des limites très claires, des
points sur lesquels il n’est pas question de transiger. Ici encore, on
découvre les dégâts produits par un relativisme outrancier qui se pare
des atours des sciences sociales pour mieux en subvertir les
enseignements et en détruire les fondements.
La force du lien politique.
L’importance
du politique se révèle par un autre terme qui est mis en avant par
Maurice Godelier et qui est d’une extrême importance : c’est celui de
tribu. On est ici confronté à une organisation politique, certes
considérée comme primitive, mais qui assure la résilience des autres
formes. Il y a là une piste extrêmement importante. Si nous ne sommes
pas revenus à la situation que décrivait Marx, des individus sans plus
de liens que des pommes de terre dans un sac, après être passés par
différents stades intermédiaires, c’est qu’il y a bien quelque chose qui
continue de nous unir. Cette chose, c’est l’État, ou l’organisation
politique de la société. Oh, certes, cet État n’est plus ce qu’il était,
ou plus précisément ce que l’on a cru qu’il était, et l’on peut lui
faire nombre de critiques. Il faut donc se garder de le parer de toutes
les vertus, et le considérer, au contraire, comme une réalité
contradictoire, à la fois instrument de domination mais aussi instrument
d’organisation et de coopération entre les hommes. Car, et c’est le
problème que pose la tradition marxiste qui a diffusé largement, et non
sans raisons, dans les sciences sociales, la question de l’Etat est
perçue à partir de l’horizon historique de son abolition ou de son «
dépérissement ». De ce point de vue, il y a une importante convergence
entre libertaires, courant dans lequel nous englobons non seulement les
anarchistes mais d’une manière plus générale les marxistes de diverses
obédiences, et les libertariens, soit les libéraux radicaux qui refusent
l’Etat et fétichisent la notion de liberté individuelle du point de vue
de l’indépendance des individus. Les libertariens sont, en réalité, les
purs représentants de l’idéologie de marché. Mais, libertaires et
libertariens sont alliés de fait dans le rejet viscéral de l’Etat.
Pourtant,
l’idée que nous obéissons à des lois communes et que ces lois doivent
pour être acceptées s’inscrire dans autre chose que leur simple
légalité, que nous avons un futur en commun et ce quelles que soient les
oppositions naturelles qui s’expriment sur ce futur, reste le ciment de
notre société. En fait, et de ce point de vue l’anthropologie est une
aide précieuse, on constate que c’est du politique que se sont
construits les formes d’organisations qui ont permis aux sociétés
d’exister. L’homme serait donc, fondamentalement, un animal politique,
un animal qui se serait socialisé au contact de ses semblables. Ajoutons
qu’il n’est pas le seul[11]. Mais, dire cela, constater qu’isolé
l’individu est renvoyé à son animalité la plus brutale, implique que les
formes prises par l’organisation sociale ont une importance. A cet
égard, il n’y a pas l’opposition entre animalité et civilisation, mais
la construction d’un continuum d’institution civilisant, parfois de
manière inconsciente et non-intentionnelle, les individus. Ajoutons que
cette civilisation est un processus sans cesse remis en cause et qu’elle
ne tient que par ses institutions.