Jean-Christophe Chanut
Dans un rapport détonant publié par la
fondation Terra Nova, l'économiste Gilbert Cette et l'avocat Jacques
Barthélémy suggèrent de laisser aux accords d'entreprise la possibilité
de fixer la quasi totalité des règles de droit du travail. La loi ne
serait plus que supplétive.
La nouvelle ministre du Travail, Myriam El Khomri, - qui a succédé aujourd'hui à François Rebsamen - aura dès ce soir un livre de chevet. Un brûlot en fait! Le think tank "progressiste", Terra Nova publie en effet demain jeudi sa contribution à la réforme envisagée du Code du travail. Publié aux Editions Odile Jacob, l'ouvrage intitulé "Réformer le droit du travail" a été rédigé par l'économiste Gilbert Cette, spécialiste du marché du travail, et l'avocat Jacques Barthélémy, fin connaisseur du droit social français.
Cela fait plusieurs années que les deux hommes collaborent et défendent un droit du travail davantage basé sur la négociation collective d'entreprise que sur la loi et le règlement. Et c'est tout l'objet de leur dernière publication. La thèse développée sur 180 pages peut se résumer en une seule phrase: l'accord d'entreprise doit pouvoir tout édicter, la loi ne devant être que supplétive.
Cette et Barthélémy dressent le même constat que l'ancien président du conseil constitutionnel Robert Badinter et du professeur en droit du travail Antoine Lyon-Caen dans leur ouvrage paru en juin intitulé «Le travail et la loi». Pour eux, il y a "une incapacité du droit social actuel en France à bien concilier l'efficacité économique et sa fonction protectrice".
Pour le duo Cette/Barthélémy, cela tient à:
"la prolifération et à la complexité des règles d'essence légale et de ce fait uniformes qui empêchent la réalisation de compromis locaux (...). Du fait de cette abondance réglementaire, l'espace décisionnel de la négociation collective est faible, comparé à d'autres pays développés"..
La priorité absolue aux accords d'entreprise
Pour "sortir de cette impasse", selon les termes de ce très imaginatif duo, il conviendrait de totalement inverser ce que l'on appelle la hiérarchie des normes. A l'avenir, ce n'est plus la loi ou le décret qui doit prédominer mais l'accord d'entreprise ou, à défaut, l'accord de branche. Au revoir le code du travail national qui s'applique de Lille à Marseille... Bonjour à plusieurs dizaines de milliers de petits codes du travail applicables dans autant d'entreprises. Tout doit pouvoir être négocié entre patronat et syndicats (voire même, selon les auteurs, avec le comité d'entreprise) sur le terrain: organisation du travail, mode de représentation du personnel, durée du travail, niveau des rémunérations... Tout, absolument tout, sauf les quelques points qui relèvent de l'ordre public ou des engagements internationaux de la France dans le domaine social (durée maximale du travail, par exemple, ou nécessité de justifier un motif de licenciement).
Dans le schéma imaginé par les auteurs, il conviendrait dans un premier temps de faire «de la dérogation à la loi et à la réglementation, par accord collectif, la règle" puis, dans une seconde étape, "le droit règlementaire devient même supplétif du droit conventionnels élaboré par accords collectifs entre les partenaires sociaux".
En d'autres termes, Cette/Barthélémy veulent que chaque entreprise puisse bâtir son propre droit du travail et ce n'est qu'en l'absence d'accord que la loi ou le règlement serait applicable dans l'entreprise.
Des accords qui s'imposent aux salariés
Mieux, cet accord d'entreprise serait également imposable au salarié qui ne pourrait plus arguer que son contrat de travail contient des dispositions plus avantageuses pour refuser son application, sauf s'il s'agit vraiment d'un "élément substantiel absolu" du contrat (la qualification par exemple). Si un salarié refuse l'accord, il pourra alors être licencié sans aucune autre motivation à fournir par l'employeur. Il s'agirait d'une "rupture sui generis" qui permettrait cependant de s'inscrire à l'assurance chômage mais qui ne donnerait aucun droit en matière de reclassement comme cela existe lors d'un licenciement économique. Cette et Barthélémy imaginent même que l'indemnité de départ servie au salarié pourra être prévue par l'accord collectif d'entreprise... Le salarié licencié ne pourra donc pas revendiquer l'indemnité conventionnelle fixée par la branche, voire l'indemnité légale fixée par le Code du travail...
Les auteurs précisent cependant que pour donner autant de force à un accord d'entreprise, il faut, au préalable, lui donner toute sa légitimité. Ainsi, pour eux, tout accord doit être conclu avec un ou des syndicats ayant au moins réuni 50% des suffrages de salariés lors des dernières élections professionnelles.
Remise en cause du Smic
Très en verve, le duo Cette Barthélémy ne s'arrête pas là. Il se penche également sur bien d'autres domaines du droit du travail, comme les indemnités de licenciement qu'il conviendrait de moduler en fonction, notamment, des efforts fournis par l'entreprise pour reclasser un salarié. Il s'intéresse aussi à la résolution des litiges en prônant un recours à la procédure d'arbitrage pour contourner les conseils de prud'hommes.
Enfin, les auteurs se livrent à un véritable tir en règle contre le Smic dont le montant nuit à l'emploi (notamment des jeunes) mais qui ne permet pas également de lutter contre la pauvreté. Non seulement, ils souhaitent que des "accords de branche étendus" permettent de déroger au montant national du salaire minimum, mais ils suggèrent aussi de geler l'évolution du montant du Smic, en attendant de totalement repenser les règles de sa fixation. Ils remettent même en cause l'aspect national du Smic, arguant que dans certaines régions la vie est moins chère...
Des propositions riches et provocantes donc, qui ne vont pas manquer d'intéresser - et d'interpeler - la nouvelle ministre du Travail mais surtout le Premier ministre qui veut engager une profonde réforme du droit du travail. Il attend d'ailleurs le rapport du Conseiller d'Etat Jean-Denis Combrexelle qui a été chargé de plancher sur le thème ... des accords d'entreprise. On verra si ses recommandations se rapprochent de celles de Cette et Barthélémy.
Une chose est certaine, tous ces rapports qui semblent vouloir assurer la prédominance des accords d'entreprise au détriment de la loi vont soulever bien des questions. En emiétant le droit du travail, ne va t-on pas fausser les règles de la concurrence entre des entreprises qui auront pu conclure des accords et celles qui n'y seront pas parvenues, notamment au sein des PME? Un salaire minimum selon les régions ne va t-il pas provoquer une sorte de dumping social? Quid également des inévitables litiges sur l'application des accords Ne va t-on pas encombrer des tribunaux déjà surchargés?
Organisations patronales et syndicales seront appelées les 18 et 19 octobre prochains à réfléchir à ces questions lors de la prochaine conférence sociale voulue par Manuel Valls.
La nouvelle ministre du Travail, Myriam El Khomri, - qui a succédé aujourd'hui à François Rebsamen - aura dès ce soir un livre de chevet. Un brûlot en fait! Le think tank "progressiste", Terra Nova publie en effet demain jeudi sa contribution à la réforme envisagée du Code du travail. Publié aux Editions Odile Jacob, l'ouvrage intitulé "Réformer le droit du travail" a été rédigé par l'économiste Gilbert Cette, spécialiste du marché du travail, et l'avocat Jacques Barthélémy, fin connaisseur du droit social français.
Cela fait plusieurs années que les deux hommes collaborent et défendent un droit du travail davantage basé sur la négociation collective d'entreprise que sur la loi et le règlement. Et c'est tout l'objet de leur dernière publication. La thèse développée sur 180 pages peut se résumer en une seule phrase: l'accord d'entreprise doit pouvoir tout édicter, la loi ne devant être que supplétive.
Cette et Barthélémy dressent le même constat que l'ancien président du conseil constitutionnel Robert Badinter et du professeur en droit du travail Antoine Lyon-Caen dans leur ouvrage paru en juin intitulé «Le travail et la loi». Pour eux, il y a "une incapacité du droit social actuel en France à bien concilier l'efficacité économique et sa fonction protectrice".
Pour le duo Cette/Barthélémy, cela tient à:
"la prolifération et à la complexité des règles d'essence légale et de ce fait uniformes qui empêchent la réalisation de compromis locaux (...). Du fait de cette abondance réglementaire, l'espace décisionnel de la négociation collective est faible, comparé à d'autres pays développés"..
La priorité absolue aux accords d'entreprise
Pour "sortir de cette impasse", selon les termes de ce très imaginatif duo, il conviendrait de totalement inverser ce que l'on appelle la hiérarchie des normes. A l'avenir, ce n'est plus la loi ou le décret qui doit prédominer mais l'accord d'entreprise ou, à défaut, l'accord de branche. Au revoir le code du travail national qui s'applique de Lille à Marseille... Bonjour à plusieurs dizaines de milliers de petits codes du travail applicables dans autant d'entreprises. Tout doit pouvoir être négocié entre patronat et syndicats (voire même, selon les auteurs, avec le comité d'entreprise) sur le terrain: organisation du travail, mode de représentation du personnel, durée du travail, niveau des rémunérations... Tout, absolument tout, sauf les quelques points qui relèvent de l'ordre public ou des engagements internationaux de la France dans le domaine social (durée maximale du travail, par exemple, ou nécessité de justifier un motif de licenciement).
Dans le schéma imaginé par les auteurs, il conviendrait dans un premier temps de faire «de la dérogation à la loi et à la réglementation, par accord collectif, la règle" puis, dans une seconde étape, "le droit règlementaire devient même supplétif du droit conventionnels élaboré par accords collectifs entre les partenaires sociaux".
En d'autres termes, Cette/Barthélémy veulent que chaque entreprise puisse bâtir son propre droit du travail et ce n'est qu'en l'absence d'accord que la loi ou le règlement serait applicable dans l'entreprise.
Des accords qui s'imposent aux salariés
Mieux, cet accord d'entreprise serait également imposable au salarié qui ne pourrait plus arguer que son contrat de travail contient des dispositions plus avantageuses pour refuser son application, sauf s'il s'agit vraiment d'un "élément substantiel absolu" du contrat (la qualification par exemple). Si un salarié refuse l'accord, il pourra alors être licencié sans aucune autre motivation à fournir par l'employeur. Il s'agirait d'une "rupture sui generis" qui permettrait cependant de s'inscrire à l'assurance chômage mais qui ne donnerait aucun droit en matière de reclassement comme cela existe lors d'un licenciement économique. Cette et Barthélémy imaginent même que l'indemnité de départ servie au salarié pourra être prévue par l'accord collectif d'entreprise... Le salarié licencié ne pourra donc pas revendiquer l'indemnité conventionnelle fixée par la branche, voire l'indemnité légale fixée par le Code du travail...
Les auteurs précisent cependant que pour donner autant de force à un accord d'entreprise, il faut, au préalable, lui donner toute sa légitimité. Ainsi, pour eux, tout accord doit être conclu avec un ou des syndicats ayant au moins réuni 50% des suffrages de salariés lors des dernières élections professionnelles.
Remise en cause du Smic
Très en verve, le duo Cette Barthélémy ne s'arrête pas là. Il se penche également sur bien d'autres domaines du droit du travail, comme les indemnités de licenciement qu'il conviendrait de moduler en fonction, notamment, des efforts fournis par l'entreprise pour reclasser un salarié. Il s'intéresse aussi à la résolution des litiges en prônant un recours à la procédure d'arbitrage pour contourner les conseils de prud'hommes.
Enfin, les auteurs se livrent à un véritable tir en règle contre le Smic dont le montant nuit à l'emploi (notamment des jeunes) mais qui ne permet pas également de lutter contre la pauvreté. Non seulement, ils souhaitent que des "accords de branche étendus" permettent de déroger au montant national du salaire minimum, mais ils suggèrent aussi de geler l'évolution du montant du Smic, en attendant de totalement repenser les règles de sa fixation. Ils remettent même en cause l'aspect national du Smic, arguant que dans certaines régions la vie est moins chère...
Des propositions riches et provocantes donc, qui ne vont pas manquer d'intéresser - et d'interpeler - la nouvelle ministre du Travail mais surtout le Premier ministre qui veut engager une profonde réforme du droit du travail. Il attend d'ailleurs le rapport du Conseiller d'Etat Jean-Denis Combrexelle qui a été chargé de plancher sur le thème ... des accords d'entreprise. On verra si ses recommandations se rapprochent de celles de Cette et Barthélémy.
Une chose est certaine, tous ces rapports qui semblent vouloir assurer la prédominance des accords d'entreprise au détriment de la loi vont soulever bien des questions. En emiétant le droit du travail, ne va t-on pas fausser les règles de la concurrence entre des entreprises qui auront pu conclure des accords et celles qui n'y seront pas parvenues, notamment au sein des PME? Un salaire minimum selon les régions ne va t-il pas provoquer une sorte de dumping social? Quid également des inévitables litiges sur l'application des accords Ne va t-on pas encombrer des tribunaux déjà surchargés?
Organisations patronales et syndicales seront appelées les 18 et 19 octobre prochains à réfléchir à ces questions lors de la prochaine conférence sociale voulue par Manuel Valls.
Source |