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jeudi 10 septembre 2015

Laibach, le groupe invité en Corée du Nord qui joue avec l’esthétique fasciste



 Amy Bryzgel
 
Connu pour ses spectacles controversés, c’est le premier groupe étranger à se produire en Corée du Nord.

Erreur


Le 70e anniversaire de la libération de la péninsule coréenne du joug colonial japonais se verra célébré à Pyongyang par deux concerts du groupe de rock slovène Laibach. Il s'agira du premier groupe étranger à se produire en Corée du Nord.

Le choix semble logique. Formé en 1980, Laibach est bien plus connu pour son esthétique et ses spectacles controversés que pour sa qualité musicale. Ses premiers concerts reprenaient des éléments des grands rassemblements totalitaires et son nom n'est pas sans connotations fascistes, vu qu'il s'agit du terme allemand désignant la capitale slovène, Ljubljana, tel que l'utilisaient les nazis durant leur occupation du pays.

Malgré son nom provocateur, la véritable position politique du groupe demeure résolument opaque. En l'espèce, on a fréquemment accusé Laibach de pencher autant vers l'extrême droite que vers l'extrême gauche. Et les membres du groupe ont toujours joué la carte de l’ambiguïté, comme lorsqu'ils déclaraient dans une célèbre interview télé 1983:
«Nous sommes autant fascistes qu'Hitler a pu être peintre.»

Pour se familiariser avec le groupe, un petit rappel historique est nécessaire. En 1941, la Slovénie est partagée entre l'Allemagne nazie, l'Italie fasciste et la Hongrie. Sous la loi nazie, les Slovènes sont soumis à une annihilation totale de leur identité nationale: les livres et monuments slovènes sont détruits et les noms, comme celui de Ljubljana, sont germanisés. Après la défaite de l'Allemagne nazie, la Slovénie est intégrée à la Yougoslavie. Les Partisans, qui ont contribué à libérer la Yougoslavie des nazis, sont non seulement célébrés mais aussi placés au cœur du roman national du nouveau pays.

Laibach apparaît en Slovénie au début des années 1980. Leur usage ostensible d'un nom en vogue à l'époque nazie exaspère ceux qui se souviennent encore de la guerre. Les anciens combattants des Partisans yougoslaves font officiellement part de leur indignation via plusieurs lettres ouvertes, qui se retrouvent souvent publiées dans les grands journaux slovènes.

Laibach n'en tient pas du tout compte. À Ljubljana, lors du festival Novi Rock de 1982, ils montent même d'un cran avec un spectacle qui deviendra le parangon de leur concerts: un faux rassemblement autoritaire, avec le chanteur principal endossant le rôle du dictateur. Plein de bruit, des sirènes, des klaxons et de la fumée agressent le public, le tout pendant qu'un écran diffuse des images des atrocités commises par les Allemands, de meetings nazis, de la résistance ou de la propagande socialiste. Les spectacles du groupe reconstituent effectivement les liens susceptibles d'unir un individu et un régime totalitaire. Mais jamais Laibach n'expliquera les contradictions de son imagerie, en laissant les membres de son public l'interpréter par eux-mêmes.

Ceux qui ont pu se rendre à de tels concerts pour être divertis ont été déçus. Les spectacles de Laibach subvertissent la notion de concert rock et poussent les spectateurs dans leurs retranchements. Ceux qui ne sont pas encore familiers de ce genre de stratégies réagissent aussi violemment qu'on pourrait s'y attendre: lors du concert de 1982, le chanteur, Tomaž Hostnik, alors déguisé en Mussolini, se prend une bouteille en verre en pleine tête. Mais il ne se départ pas de son stoïcisme autoritaire et continue sa performance, tandis que du sang lui dégouline sur le visage.

Peu après, et surtout à la suite du sinistre trait d'esprit sur Hitler, le conseil municipal de Ljubljana déclare que le groupe «abuse» du nom allemand de la ville et lui interdit de se produire en public tant qu'il n'en change pas.

Fasciste ou d'avant-garde ?

Avec de tels antécédents, la raison de leur invitation en Corée du Nord pourrait sembler évidente. Mais, depuis les années 1980, à la faveur de leur succès international et d'une meilleure compréhension de leurs stratégies, le gros de l'indignation suscitée par le groupe s'est dissipée. Et même leur esthétique a changé: sous le communisme, ils se focalisaient sur des régimes politiques; sous le capitalisme, ils mettent l'accent sur la pop culture. Leur concert à Pyongyang est même un nouveau changement de paradigme: le programme annoncé parle d'un remake de la comédie musicale La Mélodie du bonheur, mixé à des chants traditionnels coréens.

Aujourd'hui, le consensus général sur l'imagerie fasciste de Laibach estime qu'elle entend provoquer le débat sur la politique et les types de gouvernement –ce que les dirigeants nord-coréens n'ont peut-être pas capté. Dès lors, qu'ils soient le premier groupe étranger à se produire en Corée du Nord est tout simplement parfait.

La métamorphose de Laibach, d’un groupe vu comme fondamentalement fasciste au héraut de l'avant-garde subversive, est largement due au philosophe slovène Slavoj Žižek –l'un des plus ardents défenseurs du groupe. En 1993, il lui consacrait tout un article expliquant comment son adoption excessive d'une esthétique, d'une chorégraphie et d'un militarisme intensément totalitaires pouvait, en réalité, être vue comme anti-fasciste.

Au lieu de critiquer ouvertement le fascisme ou de le tourner en ridicule, Laibach imite ses stratégies et copie fidèlement son esthétique. Selon Žižek, la distance cynique permise par une performance ironique représenterait en réalité de la conformité, et donc une approbation du système. Pour fonctionner, le système exige un semblant de dissidence, via sa critique, comme validation de son existence. La véritable subversion, propose Žižek, n'est possible qu'avec la pure copie, comme ce que fait Laibach.

L’attitude de Laibach envers le fascisme est délibérément ambiguë –en présentant les symboles et les postures fascistes sans les commenter, ils peuvent autant être interprétés comme une contestation ou une approbation de l'autoritarisme.

En restant dans cet entre-deux, Laibach force son public à choisir son camp. Dans ce sens, leurs spectacles peuvent simultanément servir d'acte d'obéissance envers le régime et d'incitation à la libre pensée. Pour cette raison, il n'y avait peut-être pas de meilleur groupe pour jouer à Pyongyang.

Si le gouvernement et l'administration de Corée du Nord seront heureux d'avoir trouvé un groupe qui soutient visiblement son régime centralisé et son système à parti unique, d'aucuns pourraient y voir une énorme blague faite à l'insu du Guide suprême. Personne n'aura raison. Comme l'a dit Žižek, Laibach «ne donne pas de réponse, mais pose une question». Et les questions sont souvent bien plus subversives que les réponses.
 
Notes

Traduit par Peggy Sastre

Cet article est paru en anglais sur le site The Conversation le 18 août 2015.

Nous avons mis à jour cet article en raison d’une erreur d’inattention. Dans la première version, il était question de «La métamorphose de Laibach, groupe fondamentalement fasciste devenu héraut de l'avant-garde subversive», alors qu’il était écrit, dans l’article en anglais, «Laibach’s metamorphosis from being viewed as a fundamentally fascist band to a subversive, forward-thinking one».
  

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