Yves Trotignon
Depuis le mois de janvier et les attentats
de Paris, les actes de terrorisme commis ou déjoués en France
correspondent tous à ce qui était devenu la plus grande crainte des
services de sécurité après l’attaque de Bombay, en novembre 2008, par un
commando de djihadistes pakistanais : l’irruption dans un environnement
riche en cibles, de préférence clos pour empêcher l’action des forces
de l’ordre, d’un ou de plusieurs tireurs décidés à tuer le plus grand
nombre de victimes possible afin d’obtenir un effet politique maximal.
Cette évolution opérationnelle, théorisée il y a près de dix ans par les idéologues d’Al-Qaida et reprise à leur compte par les dirigeants de l’Etat islamique (EI), répond aux difficultés accrues des principales organisations djihadistes à recruter et à organiser des réseaux complexes dans les pays occidentaux. Elle correspond également à un moment historique particulier, qui voit les thèses djihadistes séduire de plus en plus et générer des microcellules si nombreuses qu’il n’est plus absurde d’évoquer un phénomène d’ampleur inédite.
Les groupes djihadistes ont choisi de favoriser les actions isolées, qu’ils les aient commanditées et soutenues, ou qu’ils les aient simplement encouragées à l’aide d’une propagande aisément accessible (qu’il est illusoire de vouloir faire disparaître d’Internet), en faisant appel à tous les volontaires disséminés dans nos pays. Les services spécialisés font face à un immense défi, et les méthodes qui avaient été efficaces dans les années 1970 ou 1980 contre des réseaux structurés et qui avaient été adaptées au djihad du début des années 1990 se révèlent aujourd’hui en partie inopérantes. Le nombre de suspects, leur dangerosité parfois difficile à évaluer, la rapidité avec laquelle ils décident d’agir, le plus souvent de façon totalement autonome, sont autant de difficultés qui confrontent les services à leurs limites.
Celles-ci, pourtant, ne sont pas celles qu’on nous présente. La loi adoptée, en juin, en France, au sujet des capacités techniques des services de renseignement et de sécurité et du périmètre de leur action a paru chercher à mieux alimenter les services en données afin de prévenir les attentats et d’identifier, le plus en amont possible, les comportements menaçants.
Présentée ainsi, cette loi semblait postuler que les services étaient en partie aveugles et qu’il convenait, très logiquement, de leur donner les moyens de mieux observer la mouvance djihadiste afin d’améliorer la sécurité de tous. L’affaire du Thalys Amsterdam-Paris, après d’autres, permet d’affiner le diagnostic de cécité qu’on nous a décrit. Le suspect de la fusillade du 21 août était ainsi « connu des services », selon la formule bien connue, et il avait même fait l’objet d’une de ces fameuses fiches « S », désormais régulièrement évoquées.
Il n’est pas le premier terroriste potentiel identifié comme tel à passer à l’action, dans notre pays ou dans le reste du monde. De Boston à Woolwich, dans la banlieue de Londres, de Bruxelles à Montauban, depuis quelques années, tous les djihadistes – ou presque – ayant commis des actes de violence contre des civils étaient connus des services, intérieurs et/ou extérieurs, et certains avaient même été approchés.
Le fait d’avoir été repérés, parfois surveillés, ne les a pourtant pas empêchés de passer à l’acte. Les services de sécurité et de renseignement sont-ils aveugles, ou sont-ils, plus certainement, ignorants de ce qu’ils voient sans comprendre ? S’agit-il d’une question de moyens ou, plutôt, d’une question, plus profonde, d’organisation interne et de valorisation de l’analyse opérationnelle ? Est-il, par exemple, pertinent de multiplier les structures de coordination et de commandement alors que, de toute évidence, la priorité est d’exploiter de la façon la plus efficace qui soit les renseignements déjà obtenus, de les analyser et de les faire circuler entre administrations compétentes, bref, de faire fonctionner l’existant ?
L’impuissance apparente des services ne devrait pas être exagérée, ni conduire à des décisions précipitées, dictées par l’angoisse. Face à une menace d’une terrible complexité et qui, de toute évidence, est portée par des centaines – des milliers ? – de terroristes potentiels, est-il, par ailleurs, raisonnable de demander à la communauté française du renseignement une infaillibilité dont nous savons tous qu’elle n’est pas de ce monde ? Peut-on se protéger de tout et de tous, alors que les djihadistes, en mission ou indépendants, peuvent frapper à Paris ou en province, dans les centres commerciaux ou les transports ? Peut-on vraiment tout sécuriser, les trains et les voies ferrées, le métro et ses tunnels, les centres commerciaux, alors que les terroristes attaquent des passants dans la rue ?
On peut espérer que les services profiteront de la loi sur le renseignement. On peut craindre, aussi, que le renforcement de leurs moyens, qui engendrera peut-être des succès tactiques, conduira à une adaptation par les djihadistes de leur posture et de leurs méthodes. Faudra-t-il, alors, renforcer encore une fois un système qui court déjà après les événements ? La réaction des passagers du Thalys a apporté un début de réponse.
Face à la menace terroriste, réelle mais qu’il convient de ne pas surestimer, la résilience est la priorité. Elle doit être encouragée, puisqu’il doit être admis qu’il est impossible d’identifier tous les projets d’attentats, d’intercepter tous les djihadistes. Les citoyens ont raison d’attendre de leurs services un engagement permanent et l’efficacité la plus élevée possible. Mais ils doivent aussi prendre leur part de la menace djihadiste en l’acceptant comme faisant partie, pour encore des années, de leur quotidien et admettre qu’une fuite en avant n’apportera qu’une illusion de sécurité. Il n’y a nul renoncement ici, mais une nécessaire prise de conscience de cruelles réalités.
Cette évolution opérationnelle, théorisée il y a près de dix ans par les idéologues d’Al-Qaida et reprise à leur compte par les dirigeants de l’Etat islamique (EI), répond aux difficultés accrues des principales organisations djihadistes à recruter et à organiser des réseaux complexes dans les pays occidentaux. Elle correspond également à un moment historique particulier, qui voit les thèses djihadistes séduire de plus en plus et générer des microcellules si nombreuses qu’il n’est plus absurde d’évoquer un phénomène d’ampleur inédite.
Les groupes djihadistes ont choisi de favoriser les actions isolées, qu’ils les aient commanditées et soutenues, ou qu’ils les aient simplement encouragées à l’aide d’une propagande aisément accessible (qu’il est illusoire de vouloir faire disparaître d’Internet), en faisant appel à tous les volontaires disséminés dans nos pays. Les services spécialisés font face à un immense défi, et les méthodes qui avaient été efficaces dans les années 1970 ou 1980 contre des réseaux structurés et qui avaient été adaptées au djihad du début des années 1990 se révèlent aujourd’hui en partie inopérantes. Le nombre de suspects, leur dangerosité parfois difficile à évaluer, la rapidité avec laquelle ils décident d’agir, le plus souvent de façon totalement autonome, sont autant de difficultés qui confrontent les services à leurs limites.
Celles-ci, pourtant, ne sont pas celles qu’on nous présente. La loi adoptée, en juin, en France, au sujet des capacités techniques des services de renseignement et de sécurité et du périmètre de leur action a paru chercher à mieux alimenter les services en données afin de prévenir les attentats et d’identifier, le plus en amont possible, les comportements menaçants.
Présentée ainsi, cette loi semblait postuler que les services étaient en partie aveugles et qu’il convenait, très logiquement, de leur donner les moyens de mieux observer la mouvance djihadiste afin d’améliorer la sécurité de tous. L’affaire du Thalys Amsterdam-Paris, après d’autres, permet d’affiner le diagnostic de cécité qu’on nous a décrit. Le suspect de la fusillade du 21 août était ainsi « connu des services », selon la formule bien connue, et il avait même fait l’objet d’une de ces fameuses fiches « S », désormais régulièrement évoquées.
Il n’est pas le premier terroriste potentiel identifié comme tel à passer à l’action, dans notre pays ou dans le reste du monde. De Boston à Woolwich, dans la banlieue de Londres, de Bruxelles à Montauban, depuis quelques années, tous les djihadistes – ou presque – ayant commis des actes de violence contre des civils étaient connus des services, intérieurs et/ou extérieurs, et certains avaient même été approchés.
Le fait d’avoir été repérés, parfois surveillés, ne les a pourtant pas empêchés de passer à l’acte. Les services de sécurité et de renseignement sont-ils aveugles, ou sont-ils, plus certainement, ignorants de ce qu’ils voient sans comprendre ? S’agit-il d’une question de moyens ou, plutôt, d’une question, plus profonde, d’organisation interne et de valorisation de l’analyse opérationnelle ? Est-il, par exemple, pertinent de multiplier les structures de coordination et de commandement alors que, de toute évidence, la priorité est d’exploiter de la façon la plus efficace qui soit les renseignements déjà obtenus, de les analyser et de les faire circuler entre administrations compétentes, bref, de faire fonctionner l’existant ?
L’impuissance apparente des services ne devrait pas être exagérée, ni conduire à des décisions précipitées, dictées par l’angoisse. Face à une menace d’une terrible complexité et qui, de toute évidence, est portée par des centaines – des milliers ? – de terroristes potentiels, est-il, par ailleurs, raisonnable de demander à la communauté française du renseignement une infaillibilité dont nous savons tous qu’elle n’est pas de ce monde ? Peut-on se protéger de tout et de tous, alors que les djihadistes, en mission ou indépendants, peuvent frapper à Paris ou en province, dans les centres commerciaux ou les transports ? Peut-on vraiment tout sécuriser, les trains et les voies ferrées, le métro et ses tunnels, les centres commerciaux, alors que les terroristes attaquent des passants dans la rue ?
On peut espérer que les services profiteront de la loi sur le renseignement. On peut craindre, aussi, que le renforcement de leurs moyens, qui engendrera peut-être des succès tactiques, conduira à une adaptation par les djihadistes de leur posture et de leurs méthodes. Faudra-t-il, alors, renforcer encore une fois un système qui court déjà après les événements ? La réaction des passagers du Thalys a apporté un début de réponse.
Face à la menace terroriste, réelle mais qu’il convient de ne pas surestimer, la résilience est la priorité. Elle doit être encouragée, puisqu’il doit être admis qu’il est impossible d’identifier tous les projets d’attentats, d’intercepter tous les djihadistes. Les citoyens ont raison d’attendre de leurs services un engagement permanent et l’efficacité la plus élevée possible. Mais ils doivent aussi prendre leur part de la menace djihadiste en l’acceptant comme faisant partie, pour encore des années, de leur quotidien et admettre qu’une fuite en avant n’apportera qu’une illusion de sécurité. Il n’y a nul renoncement ici, mais une nécessaire prise de conscience de cruelles réalités.
Notes |
Première parution : Yves Trotignon, « Terrorisme : apprenons à vivre avec l’inacceptable », Le Monde, 25 août 2015. |
Source |