D'Olivier Hanne, chercheur-associé à l’université d’Aix-Marseille :
Le 13 décembre, interrogeant plusieurs experts du Moyen-Orient, le site du Monde titrait que l’Occident avait perdu son honneur à Alep.
L’article n’a pas de mots assez durs pour les États-Unis et la France,
qui aurait renoncé à tous ses principes humanistes dans la guerre en
Syrie.
C’est oublier un peu vite que le
désastre diplomatique français au Proche-Orient est au contraire lié à
l’irréalisme de notre politique depuis 2011, laquelle a toujours voulu
défendre les principes du droit contre Bachar al-Assad, sans prendre en
compte les réalités du terrain et la complexité des sociétés concernées.
La France est le seul pays, avec l’Arabie Saoudite, à avoir toujours
voulu le départ du président syrien. Cette opiniâtreté a coûté à la
France sa place dans la région, puisqu’elle a été dépassée par le
dynamisme russe et le pragmatisme américain. En fermant son
ambassade à Damas et en refusant toute négociation, même parallèle,
Paris s’est privé de tout levier semi-officiel en Syrie et a dû se
rabattre sur les groupes rebelles qui, dès 2012, étaient tous pénétrés
par l’idéologie djihadiste.
Contre Bachar, la France a démontré
l’usage d’armes chimiques et a défendu cette position même après avoir
été lâchée par les États-Unis, puis elle a utilisé la qualification de
crimes contre l’humanité et crimes de guerre, ce qu’elle n’a fait ni
envers le régime irakien qui a pilonné les villes sunnites en 2012-2013,
ni envers Riyad pour son action au Yémen ; contre Bachar, la France a
refusé de frapper les troupes de Daech qui se sont emparé de Palmyre en
mai 2015 puis à nouveau en décembre 2016, et elle ne l’a pas fait
justement pour ne pas être accusée d’aider le régime, même
indirectement ; contre Bachar, la France a soutenu la rébellion kurde
dans le nord de la Syrie, quitte à fragmenter le pays et à fermer les
yeux sur les exactions commises par certains groupes kurdes ; contre
Bachar, la France a même fourni des armes à des groupes constitutifs de
l’alliance Jabhat al-Nosra ; contre Bachar, la France a permis à
l’Arabie Saoudite de financer la mouvance djihadiste de Syrie, la même
qui a empêché par la terreur les civils de quitter Alep lorsque les
Russes ont ouvert des corridors humanitaires ; contre Bachar, la France a
laissé toute latitude à l’Arabie Saoudite pour conduire une coalition
au Yémen du Nord afin d’y écraser dans le sang la rébellion des Houthis,
faisant plus de 30 000 morts ; contre Bachar, la France a fermé les
yeux sur les manœuvres turques visant à s’implanter sur la frontière
syrienne.
Accuser la France de ne pas s’être
investie dans le dossier syrien est une ineptie et un mensonge. Certes,
la France a d’abord parlé et n’a agi qu’indirectement. Mais qu’est-ce
que les experts interrogés par Le Monde souhaitaient de plus ?
Une intervention militaire directe de la France ? Toute seule, à la
Cyrano, pour le panache ? Avec quelles troupes ? Avec les 3 000 soldats
qui tentent de barrer la route au djihadisme au Sahel à travers
l’opération Barkhane ? Avec les 10 000 soldats épuisés par l’opération Sentinelle ?
Et contre qui la France aurait dû envoyer ces troupes ? Contre l’armée
syrienne et son allié russe ? À Alep ou à Damas ? Les deux, mon général…
Nos hommes auraient été immédiatement pris entre le marteau de Daech et
l’enclume syro-russe, et ils auraient été accusés de néo-colonialisme,
comme ils le sont déjà au Sahel ! Nous aurions déclenché une guerre avec
la Russie sans aucune assurance de rétablir une paix quelconque.
La France est allée jusqu’au bout de sa
logique, celle des principes, mais depuis la fin des blocs, les
principes ne suffisent plus à déterminer le camp du bien, et le
Moyen-Orient est trop complexe pour supporter le manichéisme. Si la
France est condamnable pour ce qui s’est passé à Alep, alors elle l’est
aussi pour Saada au Yémen, pour Falloujah en Irak. Mais jusqu’où
faudra-t-il s’accuser ? Une chose est sûr : les experts ne sont pas
faits pour gouverner.