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samedi 17 décembre 2016

Jules César et la destruction du bois sacré de Marseille



Notre éducation en latin a été complètement ratée. Fastidieuse, quantitative, elle n’a servi qu’à de la sélection petite-bourgeoise : tu seras bon en maths et en latin, ou tu ne seras bon qu’en latin. On a été incapable, et pendant des générations (redécouvrez ce qu’en dit déjà notre Gustave le Bon dans sa Psychologie de l’éducation), de nous faire ressentir le charme et la profondeur des œuvres des grands génies de l’humanité. Mais c’est comme ça.

C’est ainsi que je n’ai jamais pu discuter avec personne du chant VI de l’Enéide, des Fastes d’Ovide, de la Germanie de Tacite ou du songe de Scipion décrit par Cicéron. Mon ami Richer prof à la Sorbonne me dit d’ailleurs que les textes sont oubliés. On fait confiance à l’archéologie sous bonne garde informatique pour réécrire l’histoire.

Grâce à une page de l’historien Venceslas Kruta j’ai redécouvert Lucain et sa Pharsale, Lucain rival et martyr de Néron. Comme chez Tolkien on y trouve un bois sacré, que va détruire César. Il est situé près de Massilia, ville alors phocéenne et prestigieuse pour sa résistance à César.

Je laisse la parole à Lucain (Pharsale, chant III, vers 400-430 environ) :
« Non loin de la ville était un bois sacré, dès longtemps inviolé, dont les branches entrelacées écartant les rayons du jour, enfermaient sous leur épaisse voûte un air ténébreux et de froides ombres. Ce lieu n’était point habité par les Pans rustiques ni par les Sylvains et les nymphes des bois. Mais il cachait un culte barbare et d’affreux sacrifices. Les autels, les arbres y dégouttaient de sang humain ; et, s’il faut ajouter foi à la superstitieuse antiquité, les oiseaux n’osaient s’arrêter sur ces branches ni les bêtes féroces y chercher un repaire ; la foudre qui jaillit des nuages évitait d’y tomber, les vents craignaient de l’effleurer. Aucun souffle n’agite leurs feuilles ; les arbres frémissent d’eux-mêmes.
Lucain poursuit :
« Des sources sombres versent une onde impure ; les mornes statues des dieux, ébauches grossières, sont faites de troncs informes ; la pâleur d’un bois vermoulu inspire l’épouvante. L’homme ne tremble pas ainsi devant les dieux qui lui sont familiers. Plus l’objet de son culte lui est inconnu, plus il est formidable. »
On pense aux bois de Tolkien. Chez Dante aussi il y a des arbres qui saignent en enfer. Je les cite dans mon livre sur Tolkien :
« Comme on aura compris, Dante arrive donc avec Virgile dans une forêt très obscure (nous sommes au chant XIII de l’Enfer). Dans un univers encore plus terrifiant, il dialogue avec des arbres, et il comprend le drame sanglant de ces troncs qui sont des âmes de suicidés punis :
« Ainsi que le bois vert pétille au milieu des flammes, et verse avec effort sa sève qui sort en gémissant, de même le tronc souffrant versait par sa blessure son sang et ses plaintes. Immobile, et saisi d’une froide terreur, je laisse échapper le rameau sanglant… Quand une âme furieuse a rejeté sa dépouille sanglante, le juge des Enfers la précipite au septième gouffre : elle tombe dans la forêt, au hasard ; et telle qu’une semence que la terre a reçue, elle germe et croît sous une forme étrangère. Arbuste naissant, elle se couvre de rameaux et de feuilles que les harpies lui arrachent sans cesse, ouvrant ainsi à la douleur et aux cris des voies toujours nouvelles… Chacune traînera sa dépouille dans cette forêt lugubre, où les corps seront tous suspendus : chaque tronc aura son cadavre (chant XIII de l’Enfer)… »
On repart sur Lucain (toujours chant III de la Pharsale, si importante pour mieux connaître la Gaule) :
« Les antres de la forêt rendaient, disait-on, de longs mugissements ; les arbres déracinés et couchés par terre se relevaient d’eux-mêmes ; la forêt offrait, sans se consumer, l’image d’un vaste incendie ; et des dragons de leurs longs replis embrassaient les chênes. Les peuples n’en approchaient jamais. Ils ont fui devant les dieux. Quand Phébus est au milieu de sa course, ou que la nuit sombre enveloppe le ciel, le prêtre lui-même redoute ces approches et craint de surprendre le maître du lieu. »
On a ainsi les dragons et l’Apollon hyperboréen.
Mais survient César (lisez la Vie de Suétone pour rire un peu de lui). Il va agir comme le Saroumane de Tolkien, comme un agent du Mordor :
« Ce fut cette forêt que César ordonna d’abattre, elle était voisine de son camp, et comme la guerre l’avait épargnée, elle restait seule, épaisse et touffue, au milieu des monts dépouillés. »
Mais César persiste, et dans sa cruauté mathématique et inflexible :
« à cet ordre, les plus courageux tremblent. La majesté du lieu les avait remplis d’un saint respect, et dès qu’ils frapperaient ces arbres sacrés, il leur semblait déjà voir les haches vengeresses retourner sur eux-mêmes. »
César prend même le risque de défier les divinités et de se maudire pour détruire le bois sacré :
« César voyant frémir les cohortes dont la terreur enchaînait les mains, ose le premier se saisir de la flache, la brandit, frappe, et l’enfonce dans un chêne qui touchait aux cieux. Alors leur montrant le fer plongé dans ce bois profané : « Si quelqu’un de vous, dit-il, regarde comme un crime d’abattre la forêt, m’en voilà chargé, c’est sur moi qu’il retombe. » Tous obéissent à l’instant, non que l’exemple les rassure, mais la crainte de César l’emporte sur celle des dieux. »
Lucain oublie les sacrifices humains et redevient lyrique :
« Aussitôt les ormes, les chênes noueux, l’arbre de Dodone, l’aune, ami des eaux, les cyprès, arbres réservés aux funérailles des patriciens ; virent pour la première fois tomber leur longue chevelure, et entre leurs cimes il se fit un passage à la clarté du jour. Toute la forêt tombe sur elle-même, mais en tombant elle se soutient et son épaisseur résiste à sa chute.
à cette vue tous les peuples de la Gaule gémirent
… le laboureur consterné vit dételer ses taureaux, et, obligé d’abandonner son champ, il pleura la perte de l’année. »
Mais le destin malheureux de la forêt sacrée est de toute manière fait de destruction :
« Les bois sacrés tombent, dit Lucain, et les forêts sont dépouillées de leur force… »
(Procumbunt nemora et spoliantur robore silvae)
Notre Ronsard s’en souviendra à sa gentille manière (Ecoute bûcheron…).
On citera le magicien Tacite pour terminer :
« Emprisonner les dieux dans des murailles, ou les représenter sous une forme humaine, semble aux Germains trop peu digne de la grandeur céleste. Ils consacrent des bois touffus, de sombres forêts ; et, sous les noms de divinités, leur respect adore dans ces mystérieuses solitudes ce que leurs yeux ne voient paslucos ac nemora consecrant, deorumque nominibus appellant secretum illud, quod sola reverentia vident... »).
Bibliographie
  • Bonnal – Le salut par Tolkien, éditions Avatar, p. 96 (disponible ici)
  • Dante – Enfer, chant XIII
  • Kruta – Les Celtes, histoire et dictionnaire (Bouquins – Robert Laffont)
  • Lucain – La Pharsale, III (sur Remacle.org)
  • Suétone – Vie de César (sur Wikisource)
  • Tacite – Germanie, IX
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  • Source