Comme le souligne Jean-Paul Charnay, la prolifération « quasi anarchique de l’utilisation du mot stratégie » révèle une mutation de la relation stratégie-guerre : « La stratégie était perçue jusqu’aux années 1950 comme une partie de la guerre : elle ordonnait une dose plus ou moins forte, mais toujours importante, de violence. Maintenant, la stratégie englobe la guerre, qui n’est plus qu’un phénomène limité par rapport à l’ordonnancement social général. » À cette mutation de la relation entre la stratégie et la guerre et à la prolifération « verticale » des subdivisions de la stratégie correspondant aux divers niveaux de la structure politico-stratégique vient s’ajouter une prolifération « horizontale » correspondant à une typologie des guerres contemporaines et aux particularités des stratégies militaires (terrestre, maritime, aérienne). Si l’on parle de la stratégie, il est désormais nécessaire d’évoquer aussi les stratégies. Avec la multiplication des types de conflits, réels ou hypothétiques dans le cadre de la guerre nucléaire, dans le monde contemporain (guerres classiques, nucléaires, limitées, de basse intensité, etc.), chaque type de guerre requiert une stratégie correspondante : stratégie conventionnelle, stratégie nucléaire (et stratégie de dissuasion), stratégie indirecte, stratégie de la guérilla, contre-insurrection. L’un des problèmes principaux auxquels sont confrontés les hauts responsables politiques et militaires aujourd’hui réside dans l’identification de stratégies adaptées aux conflits dans lesquels ils sont engagés, adaptation qui est souvent difficile à réaliser avec succès car les préjugés culturels et historiques interviennent souvent lorsqu’il s’agit de définir les choix stratégiques. Dans une perspective historique, les historiens militaires, suivant H. Delbrück qui se réclame de Clausewitz, ont identifié deux types de stratégies, la stratégie d’usure et la stratégie d’anéantissement, non sans créer quelques polémiques sur le bien-fondé de cette dichotomie, mais tout en établissant une typologie qui est fréquemment utilisée par les théoriciens de la guerre.
Définitions
Depuis Clausewitz et Jomini, les définitions de la stratégie — et de la tactique — ont évolué avec les mutations sociales, politiques et militaires. De nombreux théoriciens ont apporté leur contribution sémantique. Les définitions se sont multipliées, tout en s’affinant, mais sans nécessairement concourir à notre connaissance du phénomène stratégique. Aujourd’hui, on peut néanmoins faire la distinction entre les définitions classiques de la stratégie et une acception moderne qui se veut à la fois plus étendue et plus précise. Citons quelques-unes des définitions de la stratégie proposées depuis la fin du XVIIIe siècle. Selon Guibert, la stratégie est « l’art de mouvoir ses forces sur le théâtre d’opérations, de façon à les amener concentrées sur le champ de bataille ». Pour Jomini, il s’agit de « l’art de faire la guerre sur la carte, l’art d’embrasser tout le théâtre de la guerre », alors que la tactique est « l’art de combattre sur le terrain où le choc aurait lieu, d’y placer ses forces selon les localités et de les mettre en action sur divers points du champ de bataille ». Clausewitz envisage la stratégie comme « l’usage de l’engagement aux fins de la guerre. […] Elle établit le plan de guerre et fixe en fonction du but en question une série d’actions propres à y conduire ; elle élabore donc les plans des différentes campagnes et organise les différents engagements de celles-ci ». La tactique est envisagée comme « l’usage des forces armées dans l’engagement ». Au XXe siècle, B.H. Liddell Hart offre une définition sobre de la stratégie : « L’art de distribuer et d’appliquer les moyens militaires pour réaliser les fins de la politique. »
Mais Liddell Hart fait la distinction entre la stratégie et la stratégie globale (Grand Strategy), cette dernière ayant pour objet l’exploitation de toutes les ressources de la nation pour réaliser l’objectif politique de la guerre. Raymond Aron revient à une notion traditionnelle de la stratégie, proche de celle de Clausewitz et qu’il appelle « conduite d’ensemble des opérations militaires », celle-ci étant subordonnée, avec la diplomatie, à la politique. Aron établit entre stratégie et tactique la distinction suivante : « Par stratégie, j’entends à la fois les objectifs à long terme et la représentation de l’univers historique qui en rend le choix intelligible ; par tactique, j’entends les réactions au jour le jour, la combinaison des moyens en vue des buts préalablement fixés. » André Beaufre tente de se démarquer de cette définition classique (« l’art d’employer les forces militaires pour atteindre les résultats fixés par la politique ») pour offrir une version plus moderne, et, selon lui, moins étroite de la stratégie : « L’art de la dialectique des volontés employant la force pour résoudre leur conflit. » L’idée générale de la dialectique des volontés est d’« atteindre la décision en créant et en exploitant une situation entraînant une désintégration morale de l’adversaire suffisante pour lui faire accepter les conditions qu’on veut lui imposer ». Comme le général Beaufre, J.P. Charnay envisage deux définitions, « fade » et « forte », de la stratégie. La première comprend la stratégie comme une « dynamique des relations et adaptations réciproques des moyens et des fins », et la deuxième comme « la fonction rationnellement organisatrice et directrice de la totalité des forces d’entités sociales dans leurs négations réciproques », définition qui combine un mode de pensée et une action orientée. Lucien Poirier retient la définition de la stratégie comme dialectique mais il la pousse plus loin que Beaufre : « La stratégie est la dialectique des forces conçues, réalisées et employées pour atteindre les buts définis comme moyens de la politique. Elle est, aussi, la dialectique des libertés d’action nécessaires pour accomplir les projets politiques. Elle est, enfin, la dialectique des volontés appliquées à la résolution des conflits de coexistence… La stratégie est le système de ces trois dialectiques. »
Editions Perrin, collection poche TEMPUS, 1248 pages, 16 €
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