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jeudi 15 décembre 2016

«La gauche disparaît. La droite devient le centre»

Le politologue Jan-Werner Müller analyse la montée des forces populistes en Europe et aux Etats-Unis. Le plus grand danger, selon lui, est l’alignement des grands partis sur le discours extrémiste


Auteur d’un ouvrage de référence sur le populisme*, le politologue allemand Jan-Werner Müller était l’invité il y a quelques jours de l’Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID) à Genève. Professeur à l’Université de Princeton aux Etats-Unis, il réside actuellement à Vienne. Il revient sur les votes américains, qui ont vu un leader populiste l’emporter, et autrichiens où un candidat issu d’un parti minoritaire a mis en échec l’extrême droite.

Le Temps: En Autriche, Alexander Van der Bellen l’a emporté contre Norbert Hofer, le candidat du Parti de la liberté. Comment expliquer ce succès?
 
Jan-Werner Müller: On a tendance en Europe à parler d’une post-démocratie dans laquelle il n’y aurait plus véritablement de choix politique, tous les partis étant devenus identiques. En Autriche, il y avait un choix très clair, qui représente précisément un grand conflit de notre époque entre ceux qui veulent plus d’ouverture et ceux qui préfèrent la fermeture. Par ailleurs, le grand parti conservateur chrétien-démocrate (ÖVP), à part quelques voix, n’a pas recommandé de voter pour Norbert Hofer. En fait beaucoup de maires ÖVP étaient clairement contre Hofer. C’est très important.

– La personnalité de Van der Bellen, un professeur d’apparence plutôt ennuyeuse, Vert et proeuropéen, a-t-elle aussi joué un rôle?
 
– J’ai l’impression qu’il a donné le change, en affichant une posture présidentielle. A l’inverse, Norbert Hofer, en fin de campagne, était très agressif. Van der Bellen s’est montré cohérent et n’a fait aucune concession aux populistes: sur les réfugiés, sur l’Union européenne, il n’a pas changé. Cela donne l’image d’une personne responsable, en qui on peut avoir confiance. A l’inverse, Norbert Hofer changeait souvent d’avis, laissant penser qu’il avait un agenda caché.

– Vous évoquez dans votre livre parmi les premiers ténors du populisme européen le cas de Christoph Blocher. Quel rôle joue-t-il aujourd’hui?
 
– Mon propos est de dire qu’il n’y a pas de contradiction entre un leader populiste et son appartenance à l’élite. C’est la même chose avec Donald Trump. La promesse des populistes n’est pas d’affirmer qu’ils sont comme tout le monde, mais de dire qu’ils représentent le peuple vrai. Ils affirment faire ce que le peuple veut. C’était la promesse de Blocher. Reste la question: le système suisse est-il favorable au populisme? On a tendance à penser que les populistes sont des avocats de la démocratie directe. C’est faux. Ils n’ont pas de problèmes avec la démocratie représentative s’ils sont eux-mêmes les représentants du peuple.

– Vous soulignez le risque de dérive autoritaire lorsqu’un populiste prend le pouvoir. La démocratie américaine est-elle menacée par Donald Trump?
 
– C’est un vrai danger. Les populistes n’acceptent pas les procédures démocratiques. Ils évoquent ce peuple vrai en dehors des institutions. C’est un fantasme. Voyez Viktor Orban et son référendum en octobre contre les quotas de réfugiés imposés par l’Union européenne. Il a perdu, faute d’une participation suffisante. Dès le lendemain, il affirmait que c’était sans importance et que les non-votants devaient être considérés comme une majorité silencieuse. Conclusion: les procédures démocratiques ne sont pas respectées. Il est fréquent qu’un populiste conteste le résultat d’un vote qui ne correspond pas à ses attentes, celui du monopole moral de la représentation du peuple vrai. Donald Trump affirme ainsi avoir gagné le vote populaire alors qu’il a récolté presque trois millions de voix de moins qu’Hillary Clinton. Là encore, on observe une disposition à ne pas respecter les règles, en dénonçant des fraudes, une conspiration des élites ou du Parti démocrate. Donald Trump a déjà menacé de ne pas respecter la Constitution, en affirmant par exemple qu’il allait fermer les mosquées. Le fera-t-il? Ce qui est clair, c’est la rhétorique. Sa stratégie a été un grand succès pour lui, il ne va pas commencer à écouter le conseil des autres aujourd’hui.

– Donald Trump se réfère souvent à l’Amérique des années 1950. Un pouvoir militaro-industriel piloté par de vieux hommes blancs dominait alors la politique dans un contexte de Guerre froide. Peut-on comparer les deux périodes?
 
– Je ne pense pas. Dans les années 1950, il y avait un consensus entre les partis. Une certaine confiance régnait envers la bureaucratie et la technocratie. Il n’y avait pas de guerre culturelle, ni de populisme, ni de contestation de Washington ou des élites. Le parallèle est plus pertinent avec l’Italie de Silvio Berlusconi. On pense qu’il a été bon pour les affaires. En réalité, Berlusconi ne fut pas bon pour l’économie italienne: il a protégé ses intérêts et ses amis. Il devrait en aller de même avec Trump. Au mieux, comme avec Berlusconi, le pays perdra huit ans. Mais ce sera catastrophique pour les jeunes.

– Quels autres populistes pourraient prochainement l’emporter en Europe: Geert Wilders aux Pays-Bas, Marine Le Pen en France?
 
– L’important n’est pas Wilders ou Le Pen, mais l’attitude des grands partis. Que feront-ils? En France, la stratégie de Nicolas Sarkozy, à savoir courir derrière Mme Le Pen, a été un échec. Le risque est toutefois que tous les partis s’alignent, comme au Danemark, sur le parti le plus extrémiste, le Parti du peuple danois en l’occurrence. Là-bas, même la gauche a adopté une politique très dure sur l’immigration. En Grande-Bretagne, Theresa May est en train de transformer le parti conservateur en un «Ukip lite». Un processus de droitisation avec un discours très nationaliste est en cours. La culture politique britannique change, de manière négative. En Pologne, en Hongrie, en France, aux Pays-Bas, la concurrence est désormais entre le centre droit et l’extrême droite. La gauche disparaît. La droite devient le centre.

– Faut-il voir dans le rejet de la globalisation l’un des moteurs du succès des populistes?
 
– Je ne nie pas le lien entre mondialisation et fermeture. Mais il n’existe pas pour autant de lien automatique. Tous les gens qui votent pour les populistes n’ont pas forcément peur de la mondialisation. Beaucoup de sondages montrent précisément le contraire dans le cas de Donald Trump. C’est important de le souligner. De même, on peut être contre l’immigration sans être populiste.

– Que pensez-vous de l’émergence du concept de post-vérité, une ère où les faits ne compteraient plus et qui favoriserait l’émergence du populisme?
 
– Je me méfie de cette façon de parler d’une nouvelle ère post-vérité ou post-factuelle. On reprend un peu vite les thèses des populistes eux-mêmes. Quand Arron Banks (homme d’affaires britannique qui a soutenu la campagne du «leave») déclare que les faits ne comptent plus et que l’émotion prime désormais, tout le monde reprend la formule, même les libéraux. Or ce n’est pas du tout clair. Je ne crois pas que le mensonge sur les 350 millions de livres sterling versés chaque semaine à Bruxelles que récupérerait Londres pour financer son système de santé en cas de sortie de l’UE a été déterminant. C’est plutôt le slogan assez démocratique affirmant «reprenons le contrôle du pays» qui a joué. L’establishment n’a pas su faire entendre une autre voix pour contester le récit suggéré par Nigel Farage.

– Il y a pourtant eu pléthore d’articles et de déclarations pour contrer ce discours.
 
– Oui, mais il ne suffit pas de présenter des faits. Il manquait un récit convaincant. Le discours consistait à dire que même si l’UE est une forme de dictature c’était malgré tout une bonne chose pour le Royaume-Uni. Personne n’a cherché à contrer le récit de Farage sur l’UE. Les faits doivent être présentés dans un cadre de valeurs, dans une expérience historique. Hillary Clinton avait le même problème. Elle a présenté des faits et dénoncé l’incompétence de son adversaire. Mais après quinze mois de campagne, personne ne pouvait dire quel était son récit, ce n’était pas clair.

– Angela Merkel fait figure de rempart en Allemagne et en Europe au discours populiste et donc de garant de la démocratie. N’est-ce pourtant pas un problème de la voir se présenter pour un quatrième mandat? Ce manque d’alternance politique ne fait-il pas justement le lit du populisme?
 
– Je suis d’accord. Lorsqu’elle est sous pression, elle déclare qu’il n’y a pas d’alternative à sa politique: «C’est moi ou la catastrophe morale, la fin de l’Europe». Cela non plus n’est pas bon pour une démocratie. Tout comme il n’est pas très bon d’avoir une grande coalition qui dure trop d’années. Cela alimente les extrêmes. Depuis des années, Angela Merkel se limite à tranquilliser la société. Cela amène à penser que le conflit politique est en soi dangereux. Or c’est faux. C’est au contraire le propre de la démocratie. On a peur de la polarisation, de la division. Mais on a oublié la situation des années 1970, par exemple, lorsque le pays se déchirait sur la question de l’Ostpolitik et les accusations de traîtrise portées contre Willy Brandt. Mme Merkel installe l’idée que la démocratie c’est la tranquillité, que le conflit n’est pas légitime. La démocratie est au contraire la possibilité d’avoir des conflits dans un cadre constitutionnel et institutionnel. Avec trop de convergence, trop de consensus, il est plus facile pour un populiste de se présenter comme une alternative, en défenseur de la démocratie.

* «Qu’est-ce que le populisme? Définir la menace», Ed. Premier Parallèle, 190 pages, 2016

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