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vendredi 16 décembre 2016

Elon Musk et SpaceX : la colonisation de Mars sera conservatrice




Aujourd’hui à la tête d’une fortune de plus de 11 milliards de dollars[1], après le rachat de sa startup Zip2 en 1999 (307 millions de dollars), puis de Paypal par Ebay en 2002 (1,5 milliards de dollars), Elon Musk dispose d’une latitude certaine pour tenter de réaliser des projets dont la visée est explicitement révolutionnaire[2]. Fondateur en 2002 de SpaceX, désormais en lien avec la NASA, généralement présenté comme un « génie » par ses collaborateurs, ce capitaine d’industrie de 45 ans présente l’objectif de l’entreprise avec la simplicité des visionnaires :« Si nous restons toujours sur Terre, il y aura éventuellement un événement d’extinction massive. L’alternative est de devenir une civilisation voyageant dans l’espace, et une espèce multi-planètes. C’est ce que nous voulons. »


La société développe ainsi un lanceur réutilisable et une capsule susceptible de transporter dès 2024 une centaine de colons vers Mars en quelques mois. Des colons, puisque ces charters sidéraux devront à terme assurer la liaison entre la terre et sa colonie, jusqu’à la constitution d’une civilisation martienne autosuffisante d’un million de personnes, sous 40 à 100 ans. Un projet qui va bien au-delà des polémiques relatives à son financement alimentées par des économistes libéraux, l’Etat accordant d’importantes subventions sans la moindre garantie d’un futur retour sur investissement décisif. Il en va pourtant de toute autre chose, et de plus profond :

« Je pense que les premiers voyages jusqu’à Mars seront très, très dangereux. Le risque de décès sera élevé. Il n’y a pas d’autre option […]. Il s’agira fondamentalement de dire « Es-tu prêt à mourir ? », si tu es d’accord, alors tu es un candidat pour y aller. »[3] 

Il en va de la valeur et de la signification que nous accordons à notre existence. Donc de notre culture et de notre société : plus exactement, de l’idéal et des mythes qui les structurent et qu’elles reconnaissent comme tels. Le mythe du « Nouveau monde » et l’attirance des étoiles sont pour nous des moteurs anciens, et c’est précisément parce que nous sommes des conservateurs, des conservateurs de la vie, que nous devons prendre au sérieux les mythes qu’Elon Musk fait nouvellement émerger sous l’apparence de projets technologiques, économiques. Le capitaine d’industrie d’un nouveau type et l’innovateur rejoignent ici l’interprète d’aspirations profondes que la civilisation européenne, et à travers elle Homo sapiens, révèle de manière cyclique.

Je suis ainsi convaincu qu’il existe ici une analogie. Alors que l’on s’interroge encore sur la nature, la fonction et la signification des cercles concentriques de pierre de Stonehenge, vraisemblablement érigés de 2800 à 1100 avant l’ère chrétienne dans les plaines de Salisbury, il est certain que l’on questionnera encore longtemps les projets d’Elon Musk. Quelle est leur véritable nature, leur fonction, et leur signification ?

Tout grand projet cristallise plusieurs dimensions, et les exemples abondent : les dites « pierres bleues » de Stonehenge proviennent ainsi des carrières des monts Preseli au pays de Galles, à plusieurs centaines de kilomètres de l’actuelle structure mégalithique. Des blocs de pierre de deux tonnes, acheminés sur 200 kilomètres, mobilisant à l’évidence les entrepreneurs et les innovateurs de l’époque, par suite les forces technologiques, économiques et sociales d’une société. Et pour quelle rentabilité ? Si Stonehenge a pu constituer un observatoire astronomique entre le Néolithique et l’âge du bronze, un lieu de rassemblement communautaire, un symbole de pouvoir dont la construction aura nécessité des efforts exceptionnels, les grandes forces sociales ne sont pas plus absentes que la tension vers les étoiles de l’observatoire, que vient toujours justifier, porter et couronner un mythe.

Et l’or et la connaissance et la pure gratuité de la quête du sens d’une culture se tiennent dans les projets littéralement extra-ordinaires de l’entreprise SpaceX, où l’on aurait tort de ne percevoir que le trivial et le quotidien – bien qu’en effet, l’on y discute devant la machine à café avec Elon Musk, avant qu’il parte chercher ses 5 enfants en garde-alternée. Si l’homme est un « roseau pensant » selon l’expression de Pascal, oscillant entre la misère et la grandeur, l’éphémère de sa condition de chair et l’éternel de ses aspirations, il est aussi cette « corde tendue entre la bête et le Surhumain – une corde sur l’abîme » questionnée par Nietzsche. Conserver l’homme, conserver la culture, assurer la puissance, la pérennité et la profondeur de nos cultures implique peut-être plus que jamais de questionner les innovateurs, les hommes qui mobilisent les rêves, les mythes et l’or – simultanément. Les hommes qui prennent le risque d’accomplir un saut, d’imposer la nouveauté et le changement à l’ensemble d’une société, afin qu’elle se conserve en ses énergies.

SpaceX peut changer la face de notre monde, découvrir un nouveau monde, fonder un nouveau type de colonie, et il n’y a pas là d’emphase, parce que nous nous apprêtons de nouveau à quitter le cercle clos de la Méditerranée. De fait, il ne s’agit pas véritablement de savoir si nous réussirons, par Elon Musk – mais si nous réussirons, tout court, s’il le faut dans les siècles qui viennent. Si nous pourrons encore, demain, assumer intégralement notre condition de « roseau pensant » et de « corde tendue » au milieu du trivial et du quotidien, dans la manifestation de nos aspirations les plus profondes, de nos mythes. Si nous pourrons réitérer Stonehenge en déplaçant encore sur 200 kilomètres des blocs de pierre de 2 tonnes, en colonisant Mars, pour continuer la quête du sens qui garantit la vie d’une culture, d’une société.


Notes




[1] Selon le classement établi par le magazine Forbes au 12 décembre 2016. Contre environ 2 milliards au cours de l’année 2002. [2] On se reportera, pour connaître le parcours d’Elon Musk, à Ashlee Vance, Elon Musk, Tesla, PayPal, SpaceX : l’entrepreneur qui va changer le monde, Paris, Eyrolles, février 2016. [3] Propos tenus le 27 septembre, lors du 67e Congrès international d’astronautique de Guadalajara (Mexique)

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