Jean-Paul Brighelli
Envoyés en banlieue, mal payés, de plus en
plus précaires... Jean-Paul Brighelli se penche sur les problèmes de
recrutement dans l'Éducation nationale.
J'ai passé le concours d'entrée à l'ENS Saint-Cloud en 1972. Quarante-deux ans plus tard, je suis toujours enseignant, et je crois que je n'ai jamais eu de doutes - ou pas bien longtemps. C'est plus qu'une vocation : un sacerdoce. Il faut avoir la foi, pour batailler cinq ans en collège, douze ans en Zep, vingt ans dans les lycées les plus divers, et depuis quelques années finalement en classes préparatoires. Mais si j'avais 18 ans aujourd'hui, me lancerais-je dans la carrière ?
L'ENS, oui, pourquoi pas - mais il y a si peu d'élus, et dans tous les cas, combien de Normaliens aujourd'hui se consacrent à l'enseignement, surtout dans le second degré ? Pas un seul. Les élèves de l'ENS considèrent leur prestigieuse école pour ce qu'elle est : un marchepied pour une future carrière - dans l'enseignement supérieur parfois, la recherche pour quelques-uns, la politique pour bon nombre, via l'Ena souvent. Mais passer du temps à alphabétiser la racaille, comme disait... Entendons-nous : j'ai eu beaucoup de plaisir à faire classe aux voyous. À aider parfois les voyous à exprimer leurs talents. À aller jusqu'au bout de leurs capacités - ce à quoi devrait se résumer le travail d'un enseignant, et l'ambition du système : amener chacun au plus haut de ce qu'il peut faire (et non le confiner dans un "socle commun" qui méprise les meilleurs sans véritablement aider les plus déshérités : merci le collège unique !).
Mais quand même... Un élève quelque peu dealer, quelque peu djihadiste, "au demeurant le meilleur fils du monde", me demanda un jour combien je gagnais. C'était à une époque qui parlait encore en francs. "15 000 francs par mois", dis-je naïvement (vingt-cinq ans plus tard, je gagne 3 400 euros en toute fin de carrière, et non 9 000 ou 10 000, comme l'insinuent les incompétents - dont certains députés, nous avons vu cela ici même la semaine dernière). Le sympathique délinquant, qui m'aimait bien, je crois, en ce que j'étais ce qu'il y avait de plus exotique dans son monde, me jeta un regard sidéré. "Mais m'sieur, c'est ce que je m'fais en une semaine !" Il tira la conclusion qui s'imposait, et ne vint plus. C'était à Corbeil-Essonnes, il est peut-être désormais agent électoral, ou mort. C'était il y a vingt-cinq ans.
La crise des vocations
Tout cela pour dire qu'un étudiant actuel a bien des raisons d'hésiter avant d'entrer dans la carrière. Il hésite si bien qu'il ne se présente même pas aux concours de recrutement. Et quand il s'y présente, il n'est pas forcément pris, parce que les plus compétents vont ailleurs : s'il y a carence de candidats en maths, par exemple, c'est que les meilleurs mathématiciens font de la finance, parfois de la recherche ou des mathématiques appliquées, qu'ils passent des concours scientifiques pour faire ingénieurs, mais que jamais (ou si rarement que c'est comme la mémoire de l'eau : on en parle pour le principe) ils ne pensent à faire de l'enseignement - surtout dans le second degré. Bref, ceux qui tentent les concours de recrutement ne sont pas exactement l'élite des matheux.
Je dis les maths, mais c'est la même chose en lettres (et depuis peu en histoire-géographie), et globalement dans l'ensemble des disciplines. Il n'y a guère qu'en philosophie (peu d'autres débouchés que l'enseignement, peu de postes puisque cela ne s'enseigne qu'en terminale, on a donc encore le choix) que les jurys s'offrent encore le luxe de choisir : les autres respectent comme ils le peuvent, en gonflant les notes afin de ne pas se déconsidérer totalement, les quotas qu'on leur a attribués - et souvent renoncent, à la fin des oraux d'admission, à les combler, tant le niveau des admissibles est affligeant.
Les instituteurs aussi
Si l'enseignement était ce que racontent les habitués du café du commerce, un boulot de paresseux, rythmé par de longues semaines de vacances et correctement rémunéré, proportionnellement à la sueur dépensée, un tel état de fait serait incompréhensible. Le chômage touche les jeunes de plein fouet, les étudiants peinent à trouver un travail à leur niveau de qualification à la sortie de l'université, quoi que dise le ministère après des enquêtes à la méthodologie douteuse, et voici un concours de recrutement de plus en plus facile (avec deux sessions cette année, quel concours ne le serait pas ?), animé par des jurys compréhensifs quand ils ne sont pas complaisants, débouchant sur un métier facile, un travail de fainéant, qui ne trouve pas preneur... Étonnant, n'est-ce pas ? aurait dit le regretté Monsieur Cyclopède.
D'autant que le phénomène gagne à présent les professeurs d'école, un corps resté longtemps à l'écart des pannes de recrutement que connaît le secondaire depuis quelques années déjà. Même l'argument de proximité (les instits sont nommés dans la région où ils ont réussi le concours) ne joue plus. Les certifiés et les agrégés sont envoyés, pendant des années, en terrains hostiles et dans des académies déficitaires, comme on appelle poliment les endroits où personne ne veut aller, sauf les commandos. Les instituteurs enseignent à la maison - ou presque - à des élèves qui ne sont pas encore en âge de leur cracher au visage (mais leurs parents, si).
Eh bien, malgré ces conditions idylliques, les étudiants ne se pressent pas pour se présenter aux concours de recrutement, et le SNUIPP, le syndicat ultra-majoritaire de ce personnel, s'inquiète de savoir si les postes non attribués cette année seront redistribués l'an prochain. En ces temps d'économies, rien n'est moins sûr - et pour recruter qui, d'ailleurs ?
Enseignants et enseignement au rabais
Le risque, dans le primaire comme dans le secondaire, c'est que là où manqueront l'année prochaine de façon un peu trop voyante des enseignants qualifiés, on aille chercher des licenciés à la formation incertaine (c'est ce que l'on appelle un euphémisme, n'est-ce pas ?) qui seront balancés devant les élèves sans préavis, avec des contrats très fragiles - sur dix mois et non douze par exemple, sans certitude d'être renouvelés. Le CDD a déboulé depuis quelques années dans l'enseignement, après avoir fait les preuves de son efficacité dans l'entreprise... Il a envahi l'enseignement supérieur, où les précaires (plus de 50 000 aujourd'hui) forment l'essentiel des troupes et appellent aujourd'hui à la révolte. Il est en passe de se généraliser.
Et comme toujours, ce seront les élèves qui en feront les frais. Il existe, paraît-il, des cercles vertueux. Mais on sait, de science sûre, qu'il existe des cercles vicieux : à enseignants insuffisants correspondront, très vite, des élèves encore plus désarmés que ceux dont une récente statistique affirme qu'ils sont quasi analphabètes à plus de 11 %, et illettrés parfois à près de 40 %. Merveilleux effets d'un enseignement au rabais, où les horaires de Français ont fondu comme beurre au soleil, du collège unique, des pédagogies aventureuses, de la non-formation des enseignants - et du mépris dans lequel une grande partie de la population tient ceux qui s'aventurent encore à faire classe, et y trouvent même des satisfactions.
J'ai passé le concours d'entrée à l'ENS Saint-Cloud en 1972. Quarante-deux ans plus tard, je suis toujours enseignant, et je crois que je n'ai jamais eu de doutes - ou pas bien longtemps. C'est plus qu'une vocation : un sacerdoce. Il faut avoir la foi, pour batailler cinq ans en collège, douze ans en Zep, vingt ans dans les lycées les plus divers, et depuis quelques années finalement en classes préparatoires. Mais si j'avais 18 ans aujourd'hui, me lancerais-je dans la carrière ?
L'ENS, oui, pourquoi pas - mais il y a si peu d'élus, et dans tous les cas, combien de Normaliens aujourd'hui se consacrent à l'enseignement, surtout dans le second degré ? Pas un seul. Les élèves de l'ENS considèrent leur prestigieuse école pour ce qu'elle est : un marchepied pour une future carrière - dans l'enseignement supérieur parfois, la recherche pour quelques-uns, la politique pour bon nombre, via l'Ena souvent. Mais passer du temps à alphabétiser la racaille, comme disait... Entendons-nous : j'ai eu beaucoup de plaisir à faire classe aux voyous. À aider parfois les voyous à exprimer leurs talents. À aller jusqu'au bout de leurs capacités - ce à quoi devrait se résumer le travail d'un enseignant, et l'ambition du système : amener chacun au plus haut de ce qu'il peut faire (et non le confiner dans un "socle commun" qui méprise les meilleurs sans véritablement aider les plus déshérités : merci le collège unique !).
Mais quand même... Un élève quelque peu dealer, quelque peu djihadiste, "au demeurant le meilleur fils du monde", me demanda un jour combien je gagnais. C'était à une époque qui parlait encore en francs. "15 000 francs par mois", dis-je naïvement (vingt-cinq ans plus tard, je gagne 3 400 euros en toute fin de carrière, et non 9 000 ou 10 000, comme l'insinuent les incompétents - dont certains députés, nous avons vu cela ici même la semaine dernière). Le sympathique délinquant, qui m'aimait bien, je crois, en ce que j'étais ce qu'il y avait de plus exotique dans son monde, me jeta un regard sidéré. "Mais m'sieur, c'est ce que je m'fais en une semaine !" Il tira la conclusion qui s'imposait, et ne vint plus. C'était à Corbeil-Essonnes, il est peut-être désormais agent électoral, ou mort. C'était il y a vingt-cinq ans.
La crise des vocations
Tout cela pour dire qu'un étudiant actuel a bien des raisons d'hésiter avant d'entrer dans la carrière. Il hésite si bien qu'il ne se présente même pas aux concours de recrutement. Et quand il s'y présente, il n'est pas forcément pris, parce que les plus compétents vont ailleurs : s'il y a carence de candidats en maths, par exemple, c'est que les meilleurs mathématiciens font de la finance, parfois de la recherche ou des mathématiques appliquées, qu'ils passent des concours scientifiques pour faire ingénieurs, mais que jamais (ou si rarement que c'est comme la mémoire de l'eau : on en parle pour le principe) ils ne pensent à faire de l'enseignement - surtout dans le second degré. Bref, ceux qui tentent les concours de recrutement ne sont pas exactement l'élite des matheux.
Je dis les maths, mais c'est la même chose en lettres (et depuis peu en histoire-géographie), et globalement dans l'ensemble des disciplines. Il n'y a guère qu'en philosophie (peu d'autres débouchés que l'enseignement, peu de postes puisque cela ne s'enseigne qu'en terminale, on a donc encore le choix) que les jurys s'offrent encore le luxe de choisir : les autres respectent comme ils le peuvent, en gonflant les notes afin de ne pas se déconsidérer totalement, les quotas qu'on leur a attribués - et souvent renoncent, à la fin des oraux d'admission, à les combler, tant le niveau des admissibles est affligeant.
Les instituteurs aussi
Si l'enseignement était ce que racontent les habitués du café du commerce, un boulot de paresseux, rythmé par de longues semaines de vacances et correctement rémunéré, proportionnellement à la sueur dépensée, un tel état de fait serait incompréhensible. Le chômage touche les jeunes de plein fouet, les étudiants peinent à trouver un travail à leur niveau de qualification à la sortie de l'université, quoi que dise le ministère après des enquêtes à la méthodologie douteuse, et voici un concours de recrutement de plus en plus facile (avec deux sessions cette année, quel concours ne le serait pas ?), animé par des jurys compréhensifs quand ils ne sont pas complaisants, débouchant sur un métier facile, un travail de fainéant, qui ne trouve pas preneur... Étonnant, n'est-ce pas ? aurait dit le regretté Monsieur Cyclopède.
D'autant que le phénomène gagne à présent les professeurs d'école, un corps resté longtemps à l'écart des pannes de recrutement que connaît le secondaire depuis quelques années déjà. Même l'argument de proximité (les instits sont nommés dans la région où ils ont réussi le concours) ne joue plus. Les certifiés et les agrégés sont envoyés, pendant des années, en terrains hostiles et dans des académies déficitaires, comme on appelle poliment les endroits où personne ne veut aller, sauf les commandos. Les instituteurs enseignent à la maison - ou presque - à des élèves qui ne sont pas encore en âge de leur cracher au visage (mais leurs parents, si).
Eh bien, malgré ces conditions idylliques, les étudiants ne se pressent pas pour se présenter aux concours de recrutement, et le SNUIPP, le syndicat ultra-majoritaire de ce personnel, s'inquiète de savoir si les postes non attribués cette année seront redistribués l'an prochain. En ces temps d'économies, rien n'est moins sûr - et pour recruter qui, d'ailleurs ?
Enseignants et enseignement au rabais
Le risque, dans le primaire comme dans le secondaire, c'est que là où manqueront l'année prochaine de façon un peu trop voyante des enseignants qualifiés, on aille chercher des licenciés à la formation incertaine (c'est ce que l'on appelle un euphémisme, n'est-ce pas ?) qui seront balancés devant les élèves sans préavis, avec des contrats très fragiles - sur dix mois et non douze par exemple, sans certitude d'être renouvelés. Le CDD a déboulé depuis quelques années dans l'enseignement, après avoir fait les preuves de son efficacité dans l'entreprise... Il a envahi l'enseignement supérieur, où les précaires (plus de 50 000 aujourd'hui) forment l'essentiel des troupes et appellent aujourd'hui à la révolte. Il est en passe de se généraliser.
Et comme toujours, ce seront les élèves qui en feront les frais. Il existe, paraît-il, des cercles vertueux. Mais on sait, de science sûre, qu'il existe des cercles vicieux : à enseignants insuffisants correspondront, très vite, des élèves encore plus désarmés que ceux dont une récente statistique affirme qu'ils sont quasi analphabètes à plus de 11 %, et illettrés parfois à près de 40 %. Merveilleux effets d'un enseignement au rabais, où les horaires de Français ont fondu comme beurre au soleil, du collège unique, des pédagogies aventureuses, de la non-formation des enseignants - et du mépris dans lequel une grande partie de la population tient ceux qui s'aventurent encore à faire classe, et y trouvent même des satisfactions.
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