Le corps gouvernemental au sens strict
Par Johannes Althusius, commentaire par Gaëlle Demelemestre
Extrait de Gaëlle Demelemestre, Introduction à la Politica methodice digesta de Johannes Althusius, éd. Cerf, 2012, pp. 81-86
IX, § 1-3, 12, 13, 16
Voilà
ce qu'il en est des petites consociations particulières et publiques ;
il faut à présent considérer la plus grande, celle qui est publique et
universelle. La grande consociation publique universelle est la
pluralité des villes et provinces qui, sous un même droit
gouvernemental, s'oblige à avoir, constituer, exercer et défendre la
communication des biens et des services avec une vigueur et une grande
dépense mutuelles. Car sans une telle protection et un tel droit de
communication, nulle vie pieuse et juste ne peut être instituée dans la
symbiotique universelle, ni cultivée, ni conservée. Car la société est
une vie mixte, en partie privée, naturelle, nécessaire, spontanée ; en
partie publique, constituée, et appelée consociation universelle, politia,
empire, gouvernement, république, le peuple en un corps, consensus de
plusieurs consociations symbiotiques et corps particuliers, ou corps
pluriel de consociations conjointes liées par un même droit. […]
Le droit de ce gouvernement est ce qui constitue la bonne suppléance des besoins et le bon ordre (biarkeia & eutaxia)
dans le gouvernement de l'ensemble du territoire, ce qui tient les
membres du gouvernement en un peuple, qui l'associe et le lie en un
corps sous une même tête. On appelle ainsi ce droit de gouverner (jus regni) le droit de souveraineté (jus majestatis),
qui est l'état suprême, ou pouvoir, différent du droit accordé à la
ville ou à la province, qui doivent le respecter. Bornitius donne tous
les différents sens de la majesté. On dit ainsi qu'elle est la chose la
plus haute, le saint empire et le sublime droit. […] Le peuple, ou les
membres associés du gouvernement, ont le pouvoir d'établir ce droit de
gouverner, et de s'obliger envers lui. C'est ce que prouve Vasquez,
Bartole, Lancellot et Castrensis. Et par ce pouvoir de disposer, de
prescrire, d'ordonner, d'administrer et de constituer toutes les choses
particulières et générales qui sont utiles et nécessaires à la
consociation universelle, (sans lesquelles aucun gouvernement, ou aucune
consociation universelle, ne peut s'établir), on constitue le lien,
l'âme, l'esprit vital du gouvernement, ainsi que son autonomie, son
amplitude, sa grandeur et son autorité.
XVIII, § 1, 49-51, 63
Voilà
ce qu'il en est du droit de communion de la consociation universelle ;
passons donc à présent à l'administration de ce droit. Elle est la façon
dont les droits de la communion symbiotique universelle sont ordonnés,
proprement administrés et dispensés par les ministres publics désignés
du gouvernement, pour le salut de ses membres particuliers et généraux.
On peut ainsi appeler droit de diligence (epimelitikos) le droit qui pourvoit aux soins appropriés, ou droit de bon ordonnancement (eutaktikon) celui qui instaure le bon ordre. […]
Les
éphores, en raison de leur office imposé et de leur dignité, sont aussi
appelés par les autres patriciens les anciens, princes, états et
premiers du gouvernement, officiers du gouvernement, protecteur du pacte
entre le magistrat suprême et le peuple, opérateurs et défenseurs de la
justice et des droits, auxquels le magistrat suprême est soumis et qui
l'obligent à leur obéir, de même que les censeurs du magistrat suprême,
inspecteurs, conseillers du gouvernement, censeurs de l'honneur royal,
et frères du magistrat suprême. De ces choses, il apparaît que les
éphores sont quasiment la mesure et le fondement de cette société
universelle et du gouvernement, dont ils assurent les interrègnes et les
périodes de danger, ou l'imperium lorsque le magistrat suprême en est
inapte, ou qui lui retirent son pouvoir, le suspendent et se
l'attribuent s'il ne fait pas face aux dangers lors des mutineries,
tumultes, séditions, trahisons, ou lorsque l'ennemi approche, comme le
dit Botero. Ainsi se constitue la tête de ce corps politique, soumis aux
lois et à la justice de son gouvernement, ou de son magistrat suprême.
Ils établissent les lois, ou dieu, comme maître et empereur, lorsque le
roi rejette et trahit le règne et l'empire de la loi et de Dieu, et
qu'il se fait l'instrument du diable plutôt que le ministre de Dieu. On
peut donc dire que ces magistrats supérieurs portent le poids et le
fardeau du peuple. […]
La
fonction de ces éphores consiste principalement en cinq points.
Premièrement, ils constituent le magistrat suprême. Deuxièmement, ils
contiennent l'exercice de son pouvoir à l'intérieur de ses bornes et
limites, en ce qu'ils sont les gardes, les défenseurs et les
revendicateurs de la liberté et des droits résiduels que le peuple n'a
pas transmis au magistrat suprême, et qui lui sont réservés.
Troisièmement, en ce qu'ils constituent le magistrat suprême, ils
redressent l'administration inapte ou assurent les interrègnes en étant
les curateurs de l'administration de la république, jusqu'à l'élection
d'un autre magistrat suprême. Quatrièmement, ils sont les officiers qui
peuvent destituer un magistrat suprême tyrannique. Cinquièmement, ils
sont les défenseurs du magistrat suprême et de ses droits. Chacune et
toutes ces fonctions sont accordées aux éphores pour qu'ils les
exécutent, ces exigences ne pouvant être censurées que par eux-mêmes.
XIX, § 4
En
vérité, le magistrat est dit suprême, qui n'est pas propriétaire du
pouvoir suprême de gouverner, mais qui le reçoit de celui dont il est le
ministre. Il doit en conséquence respecter les magistrats inférieurs et
intermédiaires qui sont à la disposition du pouvoir suprême et qui
dépendent de lui, et pour lesquels il prescrit les lois générales. On
peut en conséquence dire qu'il a une prééminence suprême sur tous les
autres supérieurs. Ainsi, Joseph est constitué préfet suprême par
Pharaon, et on voit que Daniel est décrit comme supérieur à ses
collègues, et appelé pontife suprême. On peut donc aussi le dire
supérieur à tous les particuliers, mais non à l'ensemble de ses sujets,
ni aux lois, auxquelles il reste soumis.
*
Après la description principielle de toutes les parties de la consociatio universalis,
il reste à décrire la structure gouvernementale à proprement parler.
Nous voyons qu'elle n'a pas ici la place centrale qu'elle occupe dans
les théories de la souveraineté absolutiste, puisqu'elle n'intervient
qu'à la fin de la description de l'ensemble du corps social organisé,
sans avoir été requise à aucun des niveaux d'organisation antérieurs1.
Sa fonction première est de veiller à la cohérence de l'ensemble des
dynamiques engendrées par le corps social, pour lesquelles elle n'est
pas un moteur, mais un garde-fou, en quelque sorte. Elle doit de fait
avant tout surveiller les différents usages faits par les corps associés
des droits de souveraineté, pour éviter leur extrapolation et la
faillite de cet ensemble reposant avant tout sur le respect des pouvoirs
reconnus.
Le jus regni est
détenu par deux corps, un principe unitaire – le magistrat suprême –
détenant un réel pouvoir de décision, et les éphores, corps collégial
représentant l'association universelle, placé dans la position d'une
instance de surveillance du magistrat. La réelle dimension
gouvernementale est détenue par le magistrat. Même si Althusius prête
énormément d'attention à ce qui peut en limiter les pouvoirs ou à ce qui
va assurer la justesse des décisions prises, il lui accorde de réelles
compétences. On peut ici sentir qu'Althusius reconnaît une faiblesse
essentielle à la forme politique su Saint Empire romain germanique dans
laquelle il vit : l'empereur n'est pas en possession des moyens pour
exercer la tâche qui lui revient. Il n'a pas d'armée, par d'argent, pas
de secteur propre d'action puisque les discussions au sein de la diète
d'empire restent de l'ordre du champs privé sans parvenir à dégager un
objet public qui serait le domaine d'action spécifique de l'empereur. Le
Saint Empire évoluera vers une diminution toujours croissante su
pouvoir impérial, qui finira alors par perdre sa légitimité. Par
l'accent porté sur le réel pouvoir à donner au magistrat suprême, certes
toujours limité par les termes du contrat avec son peuple, Althusius
prévient cet effritement de la puissance suprême du principe
décisionnel. Il aura ainsi un droit de regard sur les compétences
accordées aux associations publiques que sont les villes et les
provinces, parce qu'elles relèvent de la logique publique, et doivent en
conséquence justifier leurs initiatives devant le magistrat. C'est
aussi lui qui tranchera les différents entre les associations, ou qui
invalidera une politique particulière suivie si elle lui semble
désavantageuse à la consociatio universalis prise dans son
ensemble. Il n'en reste pas moins qu'il restera soumis au jugement des
éphores, qui peuvent le destituer s'il mésuse de ses droits, et
détiennent le droit de lui résister si besoin.