Rémy Valat, historien
La guerre devient un phénomène régulier au Japon avec la sédentarisation et l’introduction de l’agriculture et du fer pendant la période Yayoi (900 ou 400 av. JC à 250 ap. JC).
Ici comme ailleurs, la révolution néolithique engendre un accroissement de la population qui bénéficie de ressources alimentaires stables en une quantité multipliée dans un espace plus réduit : la défense des terres et des entrepôts à grains sont, et seront même pendant les guerres médiévales, un enjeu d’une importance vitale. Les communautés se hiérarchisent en grandes chefferies héréditaires à l’échelle d’un « pays » (kuni), généralement délimitées sur des critères géographiques (obstacles naturels : un col, une rivière) et communautaires. Ces chefferies mueront en un système confédéral, dont l’exécutif est confié à un primus inter pares, dont le statut évolue également vers l’hérédité au bénéfice d’un seule et même lignée de souverains : les empereurs.Entre le Ier siècle av. JC et le IIIe siècle ap. JC, les chefferies des « Wa » (appellation première des habitants de l’archipel du Japon) entrent dans l’orbite des souverains chinois Han, par le jeu d’un système d’allégeance. Leurs chefs adoptent progressivement les us politiques chinois pour asseoir leur légitimité. Les regalia de la première souveraine des Wa (Himiko), aussi bien d’ailleurs que celles arborés par la classe dirigeante dans la péninsule coréenne, sont le miroir, le magatama (une pierre généralement de jade en forme de demi-lune, c’est la seule regalia autochtone) et l’épée droite (tsurugi). Ces objets de prestige sont en bronze : ils sont le symbole du pouvoir. Les tsurugi ne peuvent concurrencer l’armement en fer de la Chine Han : l’archipel accuse un net retard technologique en partie en raison du climat moins favorable au développement de l’agriculture, mais aussi et surtout, selon mon point de vue, du fait de la rétention des technologies liées au fer. Celles-ci, source de supériorité, notamment militaire, étaient un secret jalousement gardées par leurs détenteurs. Déjà, à la fin du mésolithique (Jômon supérieur), des artefacts de pierre imitant des épées ont été retrouvés sur différents sites de la période, bon nombre auraient été détruits volontairement au cours de rituels, mais ces armes n’avait aucune valeur militaire. La sinisation du Japon passe par les élites qui en font un outil de légitimation de leur pouvoir politique : la culture chinoise (écriture, bouddhisme, taoïsme, confucianisme, etc.) se diffuse principalement du haut vers le bas. Les empereurs et les impératrices des VIIe et VIIIe siècles (essentiellement, l’empereur Temmu, 673-686, et l’impératrice Jitô, 686-697) lancent, après le coup de force de l’empereur Tenji (645), un train de réformes politiques, administratives, juridiques et fiscales aux succès mitigés (Les codes Ômi en 668, Kiyomihara en 689, Taihô en 702 et Yôrô en 718). Cette période est dite du « régime des codes ». La cour impériale est installée dans la capitale (Nara, entre 710 et 784, puis Kyôtô à partir de 794).
La réforme touche aussi le domaine militaire, et son échec, ouvrira la voie à la privatisation et au morcellement des forces armées, en corporations de guerriers (bushidan). Il s’agit d’une adaptation du système de conscription T’ang, reposant sur le transfert vers l’autorité publique (l’empereur et le ministère des affaires militaires) des milices locales et « privées » (les chefs et nobles locaux) recrutant parmi les hommes travaillant la terre. La constitution d’une force publique répond à des besoins intérieurs, à savoir le renforcement du pouvoir de la cour du Yamato, et extérieurs, en raison de l’expansion de l’empire T’ang dans la péninsule coréenne, ce qui constituait une menace pour l’archipel, et de la guerre intermittente avec les populations « épi-jômon » (les Emishi), se repliant vers le nord de l’île d’Honshû et l’île de Hôkkaidô. En 689 l’impératrice Jitô ordonne l’enregistrement sur les rôles des régiments provinciaux (gundan) des futures recrues, âgées entre 20 et 50 ans. Le gundan est une structure administrative théorique, elle est une réserve de combattants à verser dans les unités opérationnelles, soit un régiment de 500 à 1000 hommes par province. Ces conscrits nous rappellent par bien des aspects, les gardes nationales modernes, en raison du cumul des compétences policières (arrestation de criminels, gardes statiques de points vitaux ou d’entrepôts à grains) et militaires et, surtout, par l’absence d’un service permanent. Cette milice avait également pour principal défaut une incapacité à être mobilisée sur le long terme et hors des limites de leurs provinces. Les heishi, comme on les appelle, sont alternativement soldats et laboureurs ; seuls leurs cadres sont sélectionnés et recrutés sur le critère de leur aptitude à monter un cheval et le tir à l’arc monté. Les hommes du rang et les officiers peuvent bénéficier d’un avancement ou de récompenses (un arpent de terre) en fonction de leur valeur sur le champ de bataille à l’aide d’un tableau annuel à points un peu particulier : 1 point était octroyé si le guerrier ramenait 5 ou 10 têtes (selon les années) prises à l’ennemi. Ces points n’étaient pas cumulables une campagne sur l’autre, mais peuvent être offerts à un parent.
Les régiments comportent principalement de l’infanterie et quelques escadrons de cavalerie. Sur les frontières au sud de l’île de Kyûshû, déployées en prévision d’une invasion du continent (unités de sakimori, ou « défenseurs des bordures ») et au nord de l’île de Honshû face aux Emishi (unités de chinpei, ou « soldats en charge de la pacification »), ces régiments sont mis en garnison et constituent la première ligne de défense sur les marches de l’empire. Ils sont soutenus par des forces mobiles, qui peuvent être mobilisées sur un théâtre d’opération extérieur : ces armées (une à trois) de 3 000 à 12 000 hommes sont dirigées par un « général », le shôgun. Equipée sur le modèle chinois T’ang, l’infanterie est armée de lances, d’arcs, de boucliers, de frondes, d’épées et… d’arbalètes (ôyumi ou grand arc). Cette arme est très vraisemblablement une adaptation de l’arbalète chinoise : puissante et très appréciée pour son efficacité sur le champ de bataille, cette armement, nécessitant des compétences techniques et un entretien régulier, tombera en désuétude. Le modèle d’arbalète qui aurait été employée par l’armée du Yamato était mis en batterie sur un pied (comme le sera plus tard l’arquebuse) et était surtout efficace contre des cibles compactes en terrain dégagé.
Mobile et rapide, la cavalerie est mieux adaptée aux opérations en profondeur et à la poursuite de bandes armées volatiles. Elle bénéficie de la puissance de choc et de feu (l’arc) elle était pour cela l’élément central du corps de bataille sino-coréen, puis des armées du Yamato entre le Ve (lorsque les troupes japonaises tentèrent une invasion de la péninsule coréenne) et le VIe siècles. Force de frappe et de rupture, la cavalerie joue un rôle déterminant sur le champ de bataille, elle entraînait par leur capacité à rompre les lignes ennemies. C’est grâce à elle que L’empereur Tenmu remporta la guerre du Jinshin (672-673). Son action fût également décisive dans la répression de la rébellion de Hirotsugu (740) et pendant la révolte de Fujiwara Nakamaro (764). Mais, produire un corps de cavalerie à partir de recrues disponibles à temps partiel et issues de la paysannerie est une entreprise insurmontable : l’élevage et l’entretien des montures et l’entraînement chronophage et spécifique du combattant monté ne sont réellement accessible qu’à une caste de privilégiés qui seuls sont aussi en mesure de s’offrir un équipement lourd (les statuettes en terre cuite, les haniwa, déposées au sommet et autour des tertres des grands chefs, nous donnent une exacte représentation de l’armure portée par les combattants montés).
Une combinaison de facteurs explique la disparition des régiments provinciaux (792) : l’éloignement du risque d’invasion du Yamato par une armée chinoise, la chute démographique après une épidémie qui emporta par endroit jusqu’à 70% des vies de la population rurale (735), et aussi et surtout l’inadaptation de ces unités mal-entraînées à une guerre de pacification et de conquête. Pour contre-carrer l’action de la cavalerie des « guerrilleros » Emishi refusant le combat et harcelant les troupes du Yamato, s’imposa la nécessité de développer un puissant corps de cavalerie qui, sur le modèle de la cavalerie américaine pendant les guerres indiennes, puisse opérer en profondeur pour rechercher et détruire un adversaire organisé en bandes mobile. Le recrutement devint sélectif : le système du kondei (vaillante jeunesse) n’est ouvert qu’aux enfants et jeunes frères des personnalités locales : 3 200 hommes pour l’ensemble du Yamato sont levés en remplacement des soldats-laboureurs (30 à 60 conscrits par province, mais l’effectif augmenta sensiblement les années qui suivirent pour atteindre le millier de recrues).
Ce mode de recrutement sélectif témoigne de l’intrusion du domaine privé dans le domaine public et du désaisissement au profit du premier des attributions relevant du second, phénomène général au cours de la deuxième moitié de la période de Heian. L’effritement du pouvoir central et l’affaiblissement de son emprise favorise l’instabilité sociale et l’insécurité qui gagne la capitale. En province, les notables et les monastères se dotent de forces armées privées pour assurer la défense de leurs intérêts, le prélèvement et l’acheminement des revenus de l’impôt. Ces guerriers, ou bushi, se hiérarchisent, entretiennent une solidarité lignagère et des liens intérêts au détriment de la masse des propriétaires et des travailleurs agricoles qu’ils soumettent à l’impôt et à la corvée, en contre-partie de leur protection et de l’intégration des plus méritants dans les rangs inférieurs de la caste guerrière. Au fil des décennies, les samouraïs s’imposeront comme la caste principale de guerriers dans un pays ravagé par les guerres civiles jusqu’au début du XVIIe siècle.
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