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samedi 13 septembre 2014

Qu’apprend la Transnistrie à l’Ukraine ? Pour une autre lecture du conflit en Ukraine : les leçons de la Transnistrie



 
 Cyrille Bret et Florent Parmentier
 
Florent Parmentier, enseignant et responsable de programmes à Sciences Po, vient de publier « Les chemins de l’Etat de droit. La voie étroite des pays entre Europe et Russie », Paris, Presses de Sciences Po, 2014. Cyrille Bret, Maître de conférence à Sciences-Po et Haut Fonctionnaire, a étudié à l’ENS, ENA, IHEDN et ancien professeur de sciences politiques à l’Université de Moscou.
Chateau


Le sommet de l’OTAN invite à se pencher à nouveau sur l’Ukraine, ici avec un regard novateur. Pour mieux comprendre la mêlée ukrainienne, on peut trouver des sources de clarté à l’aune de la Transnistrie, entité séparatiste de la Moldavie, un pays coincé entre l’Ukraine et la Roumanie.

En effet, la Transnistrie, est modèle à Donetsk et contre-modèle à Kiev. La Transnistrie fait figure de modèle pour les séparatistes ukrainiens, ayant réussi à subsister pendant plus de deux décennies. Les dirigeants de la RPD peuvent s’appuyer sur la porosité de la frontière avec la Russie, qui constitue une base arrière. A contrario, elle constitue un repoussoir absolu pour les dirigeants de Kiev, qui ont une connaissance fine du cas transnistrien.


LE CONFLIT ukrainien est le plus important sur le continent européen depuis la désintégration de la Yougoslavie (1991-1992). Il constitue pour l’Europe un choc similaire à ce qu’a été le « Printemps arabe » à partir de 2011, où plusieurs changements de régimes et conflits sont apparus.

Pour tenter de clarifier des évolutions complexes et rapides, deux mouvements essentiels peuvent être distingués dans les événements actuels, même s’ils sont intimement liés. Le premier a pour épicentre Kiev et fait suite aux manifestations de novembre 2013 destinées à protester contre la décision de ne pas ratifier l’accord d’association entre l’Ukraine et l’Union européenne. Il aboutit au renversement du Président Viktor Ianoukovitch en février 2014, suivi de son remplacement par Petro Porochenko en mai 2014 suite à des élections démocratiques. La nature de la révolution à Kiev, appelée « EuroMaïdan », a été saluée en Europe et aux Etats-Unis et sévèrement critiquéeà Moscou.

Le second mouvement a pour origine l’Est du pays, en proie à une violente déstabilisation. La Russie est aux avant-postes, jouant sa propre partition afin de contrôler les changements politiques à Kiev. La Crimée, péninsule avançant sur la mer Noire, devient partie intégrante de la Russie suite à un référendum contesté en mars 2014. Cette perte est évidemment inacceptable pour les autorités de Kiev, qui voient avec inquiétude d’autres mouvements séparatistes et qui pointent une violation des normes internationales au premier rang desquelles le principe de souveraineté. Face à cette situation, Kiev lance des « opérations anti-terroristes » afin de récupérer le Donbass, composé des régions de Lougansk et Donetsk. Cette défense légitime de la souveraineté s’accompagne néanmoins d’un lourd bilan (2000 morts à la mi-août 2014 selon l’ONU, près de 300 000 déplacés et réfugiés), et les conséquences à terme sont désastreuses : économies affaiblie, tensions durables, etc.

Au milieu de la mêlée ukrainienne, abondamment observée et commentée, on peut trouver des sources de clarté à l’aune de la Transnistrie, entité séparatiste de la Moldavie, un pays coincé entre l’Ukraine et la Roumanie.

Faire un pas de côté peut en effet donner une nouvelle perspective sur le conflit.

Trois grilles de lecture classiques du conflit ukrainien

Le conflit auquel nous assistons en Ukraine peut être interprété selon plusieurs grilles de lecture.

1. Celle de la « Guerre froide », opposant deux camps inconciliables, les Occidentaux et les Russes, en est une. Elle met l’accent sur les origines internationales du conflit, dont les origines proches coïncident avec la question du rapprochement avec l’Union européenne, via l’accord d’association. Dans cette perspective, deux puissances à vocation internationale se livrent une lutte sans merci pour le contrôle de l’Ukraine. L’enjeu est résumé synthétiquement par le stratège américain Zbigniew Brzezinski [1], selon lequel « sans l’Ukraine, la Russie n’est plus un empire ». La montée des tensions internationales, mais également des sanctions, participent à cette mise en perspective. Toutefois, cette vision dit peu de choses sur les acteurs ukrainiens eux-mêmes, alors qu’ils ont un rôle déterminant dans le conflit.

2. L’émergence d’une « nouvelle Yougoslavie » est une deuxième grille de lecture, appuyée sur le concept de « choc des civilisations ». Le schéma opposant deux Ukraine, l’une unanimement pro-russe et industrielle (le Sud et l’Est) et l’autre unanimement russophobe, agricole et tournée vers l’Occident (Kiev et l’Ouest), est certes exagérée. En la matière, il y a des gradients, c’est-à-dire des dégradés dans les préférences, et des nuances à apporter.

De nombreux intellectuels de l’Est sont enclins à un futur européen. A l’inverse, les minorités à l’Ouest du pays (Hongrois et Ruthènes notamment) sont plutôt solidaires des russophones, craignant le nationalisme ukrainien. Le scénario yougoslave suppose que l’effondrement de l’Etat découle de la diversité interne de la population. Pourtant, force est de constater que même la Crimée, majoritairement peuplée de populations ethniquement russes, n’était pas favorable à un rattachement avec la Russie avant les événements de Maïdan. Ce qui n’empêche pas aujourd’hui de nombreux civils à l’Est de considérer que c’est Kiev, et non Moscou, qui leur fait la guerre et s’attaque aux civils. La version extrême de cette perspective, le conflit de civilisation, montre également ses insuffisances.

3. On peut enfin faire découler le conflit des caractéristiques internes des régimes post-soviétiques. C’est la troisième grille de lecture. Le premier d’entre eux, la Russie, cherche à réaffirmer sa puissance au niveau international depuis plusieurs années. L’une des modalités de cette puissance consiste pour Moscou à créer une zone économique autour d’elle, l’Union eurasiatique, dont l’Ukraine était la pierre angulaire. Le rapprochement de Kiev avec l’UE réduisait les chances de voir advenir ce rapprochement économique, que les Etats-Unis ont explicitement combattu. D’où la tentation pour la Russie de jouer la carte de la « Nouvelle Russie », terme qui désigne l’Ukraine de l’Est et du Sud, afin de conserver sa puissance dans la région. Cependant, il ne faut pas surestimer l’influence du seul Président Poutine, ni penser que l’oligarchie qui l’accompagne est mue par une idéologie. De Marx, c’est plus vraisemblablement la notion de capital que les dirigeants ont retenu.

Ces trois grilles de lecture dominantes mettent l’accent sur différents éléments, cohérents, souvent pertinents, mais n’épousant pas totalement les faits. C’est la raison pour laquelle une grille de lecture transnistrienne du conflit semble pertinente.

La Transnistrie, modèle à Donetsk et contre-modèle à Kiev

La situation en Moldavie présente des traits comparables à ceux de la situation ukrainienne. La Transnistrie est cette région séparatiste de l’Est de la Moldavie. A l’époque, la population locale, majoritairement slave dans une population latine, avait mal accueilli les changements liés à la Perestroïka et aux volontés indépendantistes moldaves à la fin de l’Union soviétique (1991). Cette situation avait fait naître un « nationalisme réactif » que la Russie avait soutenu par le biais de la XIVe Armée, dont le chef était Alexandre Lebed, un général devenu ensuite un homme politique influent. Le cessez-le-feu, signé en 1992, n’a pas permis depuis de déboucher sur une paix durable. Cet épisode sert de leçon aux différents belligérants aujourd’hui. Pour diverses raisons, la Transnistrie constitue à la fois un modèle et un contre-modèle pour les belligérants.

La Transnistrie, située à l’Ouest de l’Ukraine, n’est naturellement pas sans lien avec ce pays. D’abord humain, puisque cette région comptait davantage d’Ukrainiens que de Russes au moment de l’indépendance, en 1991. Aux Ukrainiens ruraux présents dans la région se sont ajoutés les Ukrainiens venus dans le cadre de l’industrialisation soviétique. L’actuel Président de la Transnistrie, Evgueny Chevtchouk, a lui-même des origines ukrainiennes et a fait des études à Kiev.

De plus, cette entité séparatiste, qui a vu prospérer la contrebande sur son territoire, peut être considérée comme un arrière-pays économique du grand port d’Odessa. La mission de surveillance à la frontière européenne entre la Transnistrie et l’Ukraine, EUBAM, a d’ailleurs ses quartiers généraux dans la ville portuaire. Paradoxalement, cette opération européenne, censée lutter contre la contrebande, a été prolongée par Viktor Ianoukovitch lorsqu’il était au pouvoir. Et Petro Porochenko, l’actuel président ukrainien, a lui-même eu des intérêts économiques importants en Transnistrie.

Militairement également, des liens existent. Pour mémoire, la conquête de la Crimée a été réalisée par le Maréchal Souvorov (1787), le même qui a conquis la Transnistrie en 1792. La monnaie locale transnistrienne a d’ailleurs pris le nom de « Souvorovki » en son honneur. Plus près de nous, des Ukrainiens ont pris part au conflit de 1991-1992, soutenant l’indépendance de la Transnistrie, qui était un territoire ukrainien pendant l’entre-deux-guerres (elle a ensuite été donnée à la Moldavie dans le cadre d’un échange de territoires). Petro Porochenko, lui-même, avait fait ses propres recommandations sur le conflit transnistrien lorsqu’il était secrétaire à la sécurité nationale et à la défense en 2005, garantissant un rôle pour l’Ukraine et la Russie.

Parallèlement, les Transnistriens, ou Russes passés par la Transnistrie, sont très présents dans les événements ukrainiens de 2014. Le premier Ministre de Crimée, Sergey Aksionov, est originaire de Balti, dans le nord de la Moldavie, mais il a lutté pour l’indépendance de la Transnistrie où il a vécu jusqu’en 2006. En août 2014, le lieutenant-général du KGB et ancien Ministre de la sécurité transnistrien, Vladimir Antyufeyev, est vice-premier Ministre de la « République populaire de Donetsk » (RPD), tandis Alexandre Karaman, ancien vice-président de Transnistrie, est devenu responsable des affaires sociales. Le vice-premier Ministre russe Dmitri Rogozine, qui a fait l’objet de sanctions par les Etats-Unis (interdiction de visa et gel des avoirs), est en outre lui-même officiellement en charge de la Transnistrie. On voit ici qu’il y a aujourd’hui un continuum très fin entre régions séparatistes ukrainiennes, Russie et Transnistrie.

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La Transnistrie fait donc figure de modèle pour les séparatistes ukrainiens, ayant réussi à subsister pendant plus de deux décennies. Les dirigeants de la RPD peuvent s’appuyer sur la porosité de la frontière avec la Russie, qui constitue une base arrière. A contrario, elle constitue un repoussoir absolu pour les dirigeants de Kiev, qui ont une connaissance fine du cas transnistrien, à commencer par le président en exercice. Devant l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, il a lui-même déclaré en juin 2014 « qu’il ne laisserait pas le Donbass devenir une Transnistrie ». Il ne veut pas d’une entité séparatiste, qui est à même de bloquer le pays dans le choix de ses options géopolitiques. En d’autres termes, l’idée de fédéralisation proposée par Moscou se trouve décrédibilisée aux yeux de Kiev : il faudra pourtant trouver divers arrangements pour rétablir la paix dans la région.
 
Notes

PLUS:

Florent Parmentier, vient de publier « Les chemins de l’Etat de droit. La voie étroite des pays entre Europe et Russie », Paris, Presses de Sciences Po, 2014.

4e de couverture

En novembre 2013, les révoltés ukrainiens de la place Maïdan revendiquaient la constitution d’un État « normal », débarrassé des ingérences des oligarques et des agissements d’un président contre lequel ne s’exerçait aucun contre-pouvoirs. De semblables appels ont retenti à plusieurs reprises dans des pays situés entre l’Europe et la Russie, comme la Moldavie ou la Géorgie. L’Europe peut-elle répondre à l’attente suscitée par son modèle politique ? Ou, au contraire, faut-il voir dans la force d’inertie et dans les héritages culturels les facteurs de résilience de régimes plus ou moins autoritaires dans la région, soutenus par la Russie ?

Entre pessimisme de raison et optimisme de la volonté, Florent Parmentier propose une analyse d’actualité sur les possibilités d’émergence d’un État de droit dans les pays d’Europe de l’Est et du Caucase, condition sine qua non de leur modernisation et d’un éventuel rapprochement profond et durable avec l’Union européenne.

Voir le sommaire du livre de Florent Parmentier, « Les chemins de l’Etat de droit. La voie étroite des pays entre Europe et Russie », sur le site des éditions Presses de Sciences Po : http://www.pressesdesciencespo.fr/fr/livre/?GCOI=27246100122110

Source
 
Diploweb